Le Vampire (Morphy)/46

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 279-287).

CHAPITRE IX

Le lendemain.

Lorsque les premières lueurs du jour éclairèrent l’hôtel de la cité Malesherbes, le président Bartier se leva péniblement.

Il se remémora les événements de la nuit et il ne put se défendre d’une peur vague.

La surexcitation de son cerveau s’était dissipée, et son abominable attentat lui apparaissait sous un autre aspect.

Certes, il n’avait pas de remords, mais la crainte du danger l’envahissait de plus en plus.

Comment sa fille allait-elle prendre l’acte monstrueux dont elle avait été la victime ?

Tairait-elle son déshonneur on irait-elle au devant d’un scandale ?

Telles étaient les questions que se posait le magistrat.

En somme, il pensait que Julie était intéressée à cacher son malheur, surtout après la réflexion d’une nuit.

— Sur le premier moment, se disait-il, elle aurait pu faire des bêtises. À présent cela n’est plus à craindre…

Il sonna son domestique.

Celui-ci arriva en traînant les pieds et attendit d’un air niais que son maître lui adressât la parole.

— Aide-moi à m’habiller, fit le président.

Le valet obéit gauchement.

Isidore Bartier cherchait à formuler une interrogation qu’il tenait à rendre naturelle.

— Y a-t-il quelque chose de nouveau dans l’hôtel ? demanda-t-il avec bonhomie.

— Dame oui, monsieur.

— Et pourquoi ne me le disais-tu pas ?

Le domestique secoua la tête stupidement sans répondre.

— M’entends-tu ?

— Est-ce que je sais moi ?… Ça ne me regarde pas si mademoiselle est partie.

Le juge devint très pâle, mais il domina son émotion.

— Comment le sais-tu ?

— C’est facile à voir. Sa chambre est toute grande ouverte, et Mlle Julie n’est pas dans la maison.

— Ah ! bah !

— Sans compter qu’elle a laissé la porte de la rue entrouverte en s’en allant.

Isidore Bartier réfléchit un instant.

— Cela t’étonne ? fit-il enfin en s’adressant au domestique.

— Moi ? non, c’est pas mon affaire.

— Eh bien ! voici la chose : J’ai reçu la nouvelle que Georges s’était réfugié chez des parents qui demeurent près d’ici.

Le valet écoutait docilement.

Le magistrat continua :

— Il est malade, bien malade même, et sa sœur, à qui J’en avais parlé hier au soir, aura voulu aller le soigner. De là son départ…

— Elle est si bonne, Mlle Julie.

— Cela n’empêche que je lui avais, défendu d’aller voir son frère, qui est un méchant drôle.

Et passant à un autre ordre d’idées :

— Es-tu entré dans la chambre de ma fille ?

— Oh ! non, monsieur. Je suis passé devant ; voilà tout.

Le président était habillé…

Tandis que son valet mettait tout en ordre et ouvrait les fenêtres, il monta dans la chambre de Julie.

Le lit était défait. Les draps étaient tachés de sang.

Isidore Bartier ramena les couvertures sur le traversin et s’en alla en fermant la porte à clé.

Il était dans la plus grande inquiétude.

Sa fille, elle aussi, avait pris la fuite.

C’est ainsi qu’étaient partis de sa demeure ses trois enfants. — Pourvu qu’elle ne m’ait pas dénoncé ! fit-il. L’affaire serait difficile à étouffer. Oh ! c’est une fatalité. Tous les malheurs fondent sur moi. Mon frère est en prison. Georges et Julie courent Paris. Cette fois mon honneur est bien menacé !

Le président résolut de tenir tête à la situation et il commença par aller aux informations.

Sa première visite fut pour le portier de la cité.

Dans la loge, il trouva la concierge tranquillement occupée à nettoyer ses Iunettes.

La bonne femme allait se livrer à la lecture de son journal…

Elle fut toute surprise de l’air aimable de M. Bartier.

— Vous n’avez aucune lettre pour moi ? demanda-t-il en entrant.

— Non, monsieur, il n’y en a pas.

Le juge fit mine de vouloir s’en aller, mais revenant sur ses pas :

— Ma fille a dû vous éveiller de bonne heure, ce matin, pour sortir de la cité ?

— Je n’ai pas vu partir mademoiselle, répondit la vieille femme.

— Tiens ! elle sera passée par l’autre porte.

— Oh ! non, je l’aurais su.

— Alors, elle vient seulement de quitter l’hôtel pour aller chez ses parents… Ce n’était pas la peine de dire qu’elle partirait de bonne heure.

— Mais, monsieur, les grilles sont ouvertes à cinq heures du matin.

— C’est donc cela. Elle n’aura pas eu à vous déranger. Bonjour, madame.

Le président pensait que Julie s’était enfuie au petit jour.

Elle ne devait pas être loin.

Il parcourut le quartier dans tous les sens, espérant la rencontrer…

Puis il revint à son hôtel, découragé et abattu.

Ce jour-là il ne siégeait pas.

Il passa la journée chez lui, en proie à la plus vive inquiétude.

Le moindre bruit l’effrayait. Des sueurs glacées inondaient son corps.

Il pressentait quelque malheur.

Le soir venu, il essaya de se distraire en lisant le journal que son valet venait de lui apporter.

Sa pensée indécise ne lui permettait pas de suivre sa lecture.

Il allait y renoncer quand ses regards tombèrent sur un entrefilet intitulé Crime ou Suicide ?

Le fait-divers était ainsi conçu :

« Ce matin, des mariniers ont repêché, à la hauteur du Pont-Royal, le cadavre d’une jeune fille d’environ dix-sept ans, vêtue avec quelque recherche.

Le corps était accroché à un bateau.

De examen préliminaire fait au poste de secours voisin, il résulte que la malheureuse aurait subi les derniers outrages.

Le corps a été envoyé à la Morgue.

Sommes-nous en présence d’un crime ou d’un suicide ? Telle est la question qui se pose. »

Le juge relut ces quelques lignes en appuyant sur chacun des mots.

— C’est elle ! fit-il en laissant échapper un soupir de soulagement.

Mais, aussitôt, il eut une nouvelle crainte.

— Si quelqu’un allait la reconnaître !… Ce n’est pas probable, mais c’est possible. Diable d’invention que la Morgue !

Peu à peu son front se dérida.

— Au fait ! dit-il, elle me nuira toujours moins morte que vivante. Ma foi, tant mieux ! Tout est bien qui finit bien.

Il se rappela qu’il n’avait mangé qu’un biscuit et bu un verre de bordeaux pendant tout le jour.

L’appétit lui revenait avec la confiance.

Il passa un pardessus et sortit d’un air délibéré.

Il arrêta le premier fiacre qu’il rencontra et se fit conduire chez Bréban où il dîna copieusement.

Après son repas, il fit un tour de boulevard.

En passant devant le sous-sol du café Frontin, il eut une irrésistible envie d’y entrer.

Cette cave, où se réunissent les buveurs et les buveuses chassés des autres cafés par la fermeture, lui rappelait ses parties de débauches,

Que de fois, en compagnie de filles, il avait bu des bocks en cet endroit !

Une seule chose l’arrêtait, c’était l’idée d’être reconnu.

Souvent il lui arrivait de se grimer afin de pouvoir impunément courir les mauvais lieux…

Il chassa ses craintes et, rejetant son chapeau légèrement en arrière, il descendit l’escalier qui conduit au sous-sol.

En habitué du lieu, il gagna la salle du fond et s’assit sur une banquette,

Il regardait avec complaisance les filles de ce bas-fond du boulevard.

Elles étaient là, une vingtaine, dans la salle, fumant et criant, acceptant des bocks de tout le monde et s’attachant à trouver un client pour la soirée.

L’une d’elles alla s’asseoir devant le président et l’examina du coin de l’œil.

Elle cherchait à savoir s’il était venu pour boire un verre et s’en aller, ou bien afin de choisir une femme pour la nuit.

Bon nombre d’employés de commerce sans argent encombraient le sous-sol du café, heureux de se frotter à ce milieu de cabotins et de soupeurs…

La fille voulait ne point perdre son temps à écouter des jeunes gens qui s’en iraient comme ils étaient venus, sans faire d’autre largesse que l’offre d’un bock.

Son instinct lui disait que le nouvel arrivé était un homme sérieux.

Aussi, pour entamer la conversation, elle ne le tutoya point :

— Vous m’offrez quelque chose, n’est-ce pas ?

M. Bartier inclina la tête en souriant.

Elle appela le garçon :

— Ernest, mon petit, apporte-moi une grenadine au kirsch… Monsieur prend une menthe verte… Vite !

Le magistrat se mit à rire tout à fait.

— Vous voulez me donner des idées cocasses… La menthe verte c’est l’ennemie de la vertu.

— La vertu, ce que je m’en fiche ! déclara la fille en haussant les épaules.

Leur conversation se poursuivit sur ce ton.

Il se faisait tard. Le sous-sol était entièrement plein, car une pluie fine commençait à tomber au dehors.

Le tapage était assourdissant.

Un chanteur, qui sortait de son café concert, fit son apparition.

Il avait une grande renommée de comique.

Gravement, il rendait les poignées de mains à ses amis, ruminant quelque bon mot qui fit sensation.

Il tenait à ménager son entrée, même chez Frontin.

Son regard tomba sur la femme assise devant le président Bartier.

Il se tourna vers la société qui riait à l’avance, bêtement, dans l’attente d’une grosse plaisanterie, et, désignant la fille attablée avec le magistrat :

— Messieurs et mesdames, dit-il, je gage un louis que Caroline, ici présente, malgré son peu de préjugés, ne fera pas quelque chose que je vais vous dire.

— Quoi ? quoi ? s’écrièrent en chœur les filles et les gommeux aux trois-quarts ivres.

— Je parie, continua le comique, que Caroline ne retroussera pas ses jupons devant l’honorable société et qu’elle ne se laissera pas mettre par votre serviteur cette cigarette dans le derrière.

Cette proposition absurde eut un succès de fou rire. Les jeunes fils de famille égarés dans la cave de Frontin faisaient chorus avec les prostituées ivres et dépoitraillées qui applaudissaient.

— Bravo ! bravo ! hurlèrent-ils.

— J’ajoute cent francs pour ma part, s’écria le fils d’un banquier bien connu. Je ferais mieux, mais je suis décavé.

— Et moi, fit le rejeton d’un sénateur, je m’inscris pour le double.

— Trois cent vingt francs, reprit le chanteur, en s’adressant à Caroline. Est-ce accepté ?

La fille jeta un coup d’œil sur le président don le visage était en feu.

— Accepte, lui dit-il tout bas, et je complète les cinq cents francs.

Caroline se leva et en deux bonds elle fut sur la table de marbre.

Alors, simplement, sans se presser, elle releva ses jupes, tandis que l’acteur, au milieu des acclamations et des trépignements, plaçait la cigarette.

La fille restait immobile dans cette position ignoble et grotesque.

Les consommateurs se tordaient de joie, tandis que les femmes chuchotaient entre elles, jalouses de ce facile succès.

Le garçon de café venait d’arriver pour prendre sa part de plaisir, car il se doutait bien, à entendre les vociférations de ses clients, que quelque chose de drôle devait se passer.

Malgré son habitude de tout voir et de tout entendre dans ce repaire de gommeux et de filles de joie, il resta ébahi.

Les consommateurs jouissaient de sa stupéfaction.

Caroline, elle, très calme, dans la même position, s’adressa au garçon :

— Ernest, apporte-moi du feu que j’allume ma cigarette.

Ce fut un tonnerre d’applaudissements.

La fille reprit sa place au milieu d’une ovation impossible à rendre.

On lui apporta triomphalement le prix de son pari sur un plateau.

Mais le garçon de café s’interposait.

— C’est dégoûtant, ma parole, je vais le dire à la caisse.

Le chanteur voulut le calmer.

— On a bien le droit de fumer dans un café.

— Pas de ce côté-là !

Il continuait de récriminer, voulant faire sortir Caroline.

Celle-ci mit ses trois cents francs dans sa poche et glissa le louis d’or au garçon.

— Tiens, voilà ton pourboire, nigaud.

L’autre cessa de crier, et commença une morale à l’usage des crevés et des filles du lieu.

— Faites tout ce que vous voudrez, je m’en moque. Seulement faut garder des formes. Je vois très bien les saletés qu’on fait sous les tables, et je ne dis rien ; ce n’est pas mon affaire. Mais faut avoir un peu de retenue et ne pas recommencer la blague de ce soir…

Sa harangue se perdit dans le brouhaha des conversations.

Caroline avait fourni le « clou » de la soirée.

On ne parlait plus que de son pari gagné.

Le président Bartier, enthousiasmé de l’audace cynique de sa compagne, lui avait glissé les deux cents francs promis.

Elle alla s’asseoir sur son genou.

— Je suis à toi pour toujours… jusqu’à demain, fit-elle en l’embrassant.

Caroline était la reine de la soirée. On enviait le sort du président. Le fils du sénateur, notamment, maugréait contre le bonheur insolent du magistrat. Le jeune banquier avait demandé la faveur de fumer la fameuse cigarette…

Du coup, la fille était cotée.

Pendant une semaine elle pouvait faire ses prix chez Frontin.

Un instant auparavant elle valait un louis ; maintenant elle pouvait vendre ses faveurs contre de beaux billets de banque.

C’est ce que le fils du banquier déclarait à ses voisins enfumant gravement.

— Toujours la même histoire, conclut-il. C’est l’éternelle loi de l’offre et de la demande…

Il était trois heures du matin.

Le garçon vint éteindre les becs de gaz.

— Allez-vous-en. Il est trois heures, répétait-il.

Lentement, les salles se vidèrent.

La sortie était étrange. Les couples se bousculaient, roulaient par terre. Les hommes chantaient et gesticulaient. Derrière, le garçon poussait de toutes ses forces.

— Il est trois heures !

Le boulevard était désert et sombre. Les filles qui n’avalent point trouvé à se caser pour la nuit se donnaient au rabais.

Il y en avait qui acceptaient pour prix de leurs banales faveurs l’offre d’un fiacre.

Elles craignaient, seules à cette heure, d’être appréhendées par les agents des mœurs.

Quelques individus, au courant de ce « coup de trois heures », en profitaient pour avoir une compagne de nuit à bon marché.

Un marchandage désespéré avait lieu devant l’entrée du sous-sol donnant sur le boulevard,

Le président était sorti avec Caroline.

— Où allons-nous ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas. Où tu voudras… Ah !

Le juge venait de laisser tomber un petit portefeuille.

Des caries de visite s’en étaient échappées.

Caroline les ramassa avant que le magistrat pût l’en empêcher.

— Isidore Bartier, c’est vous ! s’écria la fille.

— Tais-toi, malheureuse !

— Oh ! vous !

— Tu me connais donc ?

— Je suis la femme de votre frère Lucien, le Docteur-Noir ; c’est moi qui ai trompé avec M. Véninger… tué à l’Opéra !

— C’est impossible.

— Si. Je vous le jure. Je suis tombée dans l’état où vous me voyez, n’ayant plus aucune ressource.

Le président la regarda bien en face :

— Vous détestez mon frère ?

— Cent fois plus que vous ne pouvez le faire vous-même, répondit Caroline, et je sais que vous l’exécrez.

Isidore Bartier ajouta :

— Voulez-vous quitter le milieu où vous vivez !

— Oui… Sauvez-moi !

— Je le veux bien. Vous êtes ma belle-sœur. Vous avez donc le droit de vivre chez moi, puisque votre mari, à tort ou à raison, vous abandonne.

— Vous me prendriez avec vous ?

— Oui, car vous êtes la femme qu’il me faut. J’ai des passions, je ne vous le cache pas, mais j’ai une dignité à conserver. Je veux avoir chez moi tous les plaisirs que je rêve.

— Tu les auras !

— Eh bien, viens…

Ils recommencèrent à se tutoyer et causèrent à voix couverte en gagnant la rue Montmartre.

Une voiture passait par hasard à cette heure matinale.

Le président la héla.

— Cité Malesherbes, dit-il au cocher.

Caroline se serra dans la voiture contre le frère de son mari.

— C’est le commencement de la vengeance, fit-elle les yeux brillants.

Le juge eut un sourire sinistre.

— J’aurai eu les deux femmes légitimes de monsieur mon frère. La première de force, la seconde de bon gré : Ça va bien !