Le Vampire (Morphy)/47

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 288-292).

CHAPITRE X

Expiation.

On se pressait à la Morgue, faisant queue pour examiner les cadavres étalés sur les dalles de pierre noire.

Il y en avait plusieurs ce jour-là, et la foule des badauds ne s’attardait pas à regarder les tableaux remplis de photographies horribles accrochées à l’entrée.

On se pressait, on se bousculait pour parvenir au premier rang et s’accouder sur la balustrade.

Des commères, friandes de ce spectacle, discutaient longuement sur les causes probables qui avaient amené ces corps nus sur l’étal humain de la Morgue.

Entre le cadavre bleuâtre d’une vieille femme, toute contusionnée, et celui d’un homme aux traits amaigris qui portait empreint sur son corps décharné le stigmate de la misère, on apercevait, cachée dans une toile grossière, une jeune fille noyée.

— Voilà où mène la mauvaise conduite, disait une bonne femme à sa voisine.

— Oh ! ne me parlez point de cela, madame, répondait l’autre, j’ai lu l’affaire sur mon journal.

— Oui, cette petite a été… n’est-ce pas ?

— En effet, madame, mais sait-on au juste si…

— Si elle a été violée réellement ?

— Allons, pas si naïve, madame, il y avait longtemps bien sûr…

— Mais, certainement, madame.

— Tenez, allons-nous-en, cela me tourne les sangs…

— À moi aussi, madame, je ne puis supporter ce spectacle.

Et les deux cancanières finirent par s’en aller en se prodiguant des politesses…

En ce moment, un homme correctement vêtu, décoré de la Légion d’honneur, pénétra dans le triste monument.

Il s’approcha d’un air indifférent et se haussa sur la pointe des pieds pour voir par-dessus la haie de curieux.

Un rapide coup d’œil lui suffit.


La sortie de chez Frontin.

— Il sortit comme il était entré, avec un flegme parfait, sans qu’aucun de ses traits ait bougé.

— Ah ! ah ! ma petite Julie, fit-il sourdement, on s’est baigné en pleine Seine, il paraît. Eh bien ! te voilà lavée, bécasse, et pour longtemps.

On a reconnu le président Bartier.

Le misérable avait tenu à s’assurer de l’identité de la jeune noyée dont son journal avait parlé la veille.

Il s’était assuré que le corps gonflé et terne qui reposait sur une dalle était bien celui de sa fille et il s’en allait satisfait.

— Elle nest plus reconnaissable, se disait-il, et, d’ailleurs, qui donc irait chercher Mlle Bartier dans un coin de la Morgue.

Et il se dirigea vers le Palais de Justice, l’esprit plein de pensées agréables.

— J’ai fait maison nette. La femme de ce digne Lucien est maintenant ma maîtresse. Quelle femelle passionnée ! Un volcan, ma parole !

Il continua à part lui :

— Au fait, je me demande comment cet imbécile de Docteur-Noir s’est fait pincer dans un cimetière la nuit, après avoir profané une tombe… Vol, sacrilège, assassinat… Il est trop naïf pour travailler dans ce genre-là. À coup sûr, il est victime de quelque bévue de la justice. La fatalité a de ces bizarreries.

Il atteignait le Palais de Justice.

Comme il allait y pénétrer, il aperçut un visage de sa connaissance.

La rencontre n’était pas de son goût, car il fronça le sourcil.

À deux pas devant lui, un homme à la physionomie narquoise et pleine de bonhomie, attendait sans le voir arriver.

Il essayait, suivant un tic familier, de camper un lorgnon rebelle sur son nez…

C’était Jean-Baptiste Flack.

Le président passa à côté de lui d’un air méprisant.

Le domestique du Docteur-Noir eut un geste de mauvaise humeur en le voyant passer.

— Il aura eu vent de ma chimie, et il se sera dispensé de baigner son œil dans mon bienfaisant acide. Vilain cyclope, va !

Et le brave garçon ajouta, toujours en a-parte :

— C’est curieux qu’il ne me fasse pas emballer par quelques-uns des argousins que je vois ici. Il sait bien que c’est moi qui lui ai joué le vilain tour en question.

Comme pour confirmer cette réflexion, le président Bartier se retourna vers Flack et lui jeta un regard haineux.

L’ami du Docteur-Noir leva gravement son chapeau.

— Vous n’avez pas peur d’être arrêté ? lui demanda le magistrat.

— Non, cher monsieur, pas du tout.

— N’oubliez pas que vous m’avez menacé chez moi…

— Je n’oublierai rien, soyez tranquille.

— Oh ! gronda le juge, il devrait y avoir des culs de basse-fosse pour jeter de tels insolents !

Et il s’éloigna sur ce dernier mot.

— Ah ! ah ! se dit le domestique, il n’a pas encore fait usage de son flacon.

En admettant qu’il n’ose point me faire empoigner, il m’aurait parlé de la chose…

Il reprit quelque espoir de voir accomplir sa vengeance.

— J’ai entendu dire à mon malheureux maître que l’acide nitrique faisait dissoudre les métaux les plus résistants… Ça ferait du bien à l’œil du président… Aveugle ! ce bandit, mais c’est le supplice qu’il mérite !

Jean-Baptiste Fiack était devenu féroce depuis l’arrestation du Docteur-Noir, qu’il aimait au-dessus de tout.

Il se dirigea vers l’escalier qui conduit à la neuvième chambre correctionnelle et il pénétra dans la salle.

Isidore Bartier était entré dans son cabinet, par le couloir des magistrats.

Il se hâta de mettre sa robe car on n’attendait que son arrivée pour ouvrir l’audience.

Au moment de passer dans la pièce où se tenaient ses collègues, il se ravisa et s’approchant de la tablette où était déposé le terrible flacon :

— C’est ennuyeux, grommela-t-il, d’avoir d’aussi mauvais yeux ! Tous les matins, maintenant, mes paupières sont collées l’une contre l’autre. Il faudrait les baigner dix fois par jour !

Il prit la fiole et le petit bain qui affectait la forme ovale de l’œil.

Comme il le débouchait, une odeur piquante frappa son odorat.

Il n’y attacha point d’importance et il remplit à demi son godet sans s’apercevoir qu’une légère vapeur s’échappait du liquide.

Puis il courba la tête et appliqua l’œil dans le bain à moitié plein d’acide.

Les paupières ne touchaient point le contenu.

Suivant son habitude, le président, après avoir bien adapté le godet contre son œil, l’ouvrit.

Il rejeta la tête en arrière et renversa dans sa prunelle l’acide brûlant.

L’effet fut électrique.

lsidore Bartier fit un bond de douleur et poussa un effroyable cri.

— Oh !…

Il avait rejeté la fiole et le bain et fou de souffrance, il hurlait, s’arrachait la figure et se tordait dans ces convulsions épouvantables…

Au même instant, des magistrats, des huissiers et un certain nombre de curieux qui avaient forcé l’entrée, pénétrèrent dans le cabinet du président.

Celui-ci bondissait sous la brûlure persistante de l’acide…

On parvint avec peine à le saisir et à l’immobiliser.

Il se tordait et criait éperdument.

Alors apparut dans toute son horreur la plaie béante du misérable.

L’œil n’existait plus. Un trou jaunâtre défigurait affreusement sa face convulsée.

On alla guérir le médecin du Palais de Justice.

Il accourut auprès du président et son premier soin fut de laver à grande eau la blessure.

Ce fut un redoublement de torture pour le patient dont on maîtrisait difficilement les secousses.

— On a jeté cette bouteille de vitriol à la face de M. Bartier, fit le docteur en ramassant la bouteille qu’il examina attentivement.

Il remarqua l’étiquette qui indiquait l’adresse d’un occuliste célèbre et son regard tomba sur le petit bain qui avait roulé sur un meuble.

Il reconstitua le scène aussitôt.

Au milieu de l’émotion générale, il dit en phrases entrecoupées :

— Voyez-vous, cette bouteille contenait une eau pour les yeux… On y a substitué un acide… Tenez… à ces taches jaunes… on reconnaît la morsure de l’acide nitrique… C’est cela même… Quelle monstruosité !

Au dernier rang des spectateurs de cette scène se tenait l’auteur de l’attentat…

Jean-Baptiste Flack était pâle. Son regard se reportait sur le président dont la gorge épuisée ne laissait plus échapper qu’un rauque gémissement.

— La vengeance est complète, murmura-t-il. C’est une œuvre terminée ; maintenant, il me reste à délivrer mon maître. J’y parviendrai…

Le service d’ordre intérieur du Palais de Justice, un moment désorganisé au milieu de l’émoi, se reformait.

On fit évacuer les couloirs et le président Bartier, après avoir été pansé, fut transporté à son hôtel.

Caroline y était déjà installée en maîtresse.

Une joie sauvage éclaira sa physionomie quand elle apprit l’accident.

Le juge était désormais sa proie.

Le misérable avait conscience de sa position.

Comme sa maîtresse l’engageait à espérer une prochaine guérison, il secoua la tête d’un air sombre.

— Non, dit-il, je suis aveugle. C’est l’enfer qui commence !

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE