Le Vampire (Morphy)/48

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 293-298).

DEUXIÈME PARTIE

À MAZAS


CHAPITRE PREMIER

Un auxiliaire inattendu.

Jean-Baptiste Flack continuait d’accomplir chaque jour son pèlerinage à la prison de Mazas.

Il avait d’abord essayé de communiquer avec son maître comme visiteur. Sa tentative n’avait pu aboutir, car le Docteur-Noir était au secret et l’accès du parloir lui était interdit.

Madeleine et le jeune Georges s’occupaient ardemment des projets de leur ami.

Flack leur rendait compte chaque soir du résultat de ses courses à travers Paris.

Un matin, comme il s’en allait, suivant sa coutume, Georges l’avait retenu :

— Ne pourriez-vous pas parvenir jusqu’au docteur, en vous faisant passer pour son avocat ?

Flack secoua la tête négativement.

— Les formalités sont trop minutieuses et, d’ailleurs, un défenseur ne peut pénétrer auprès de son client qu’autant que celui-ci l’a demandé.

Et il s’en était allé pour dissimuler son découragement au fils adultérin du Docteur-Noir et à Madeleine.

Celle-ci échafaudait projet sur projet ; malheureusement, ils avaient le tort d’être irréalisables et de tenir plutôt du roman que de la réalité.

La situation en était là quand le hasard favorisa dans une certaine limite le brave domestique de l’emprisonné.

Jean-Baptiste Flack était entré dans un café de la rue Monge, pour se mettre à l’abri du mauvais temps.

Plusieurs personnes jouaient aux cartes ou causaient.

On devinait à leur laisser-aller que c’étaient des habitués de l’endroit.

Flack alla s’asseoir à une table isolée.

L’établissement présentait un calme parfait.

Tout à coup, la porte s’ouvrit avec fracas et un petit homme à l’air furibond se précipita à l’intérieur en gesticulant :

— Ils triomphent, les gredins, les insulteurs à gage, les calomniateurs !

Les consommateurs connaissaient évidemment le nouveau-venu, car ils se poussèrent légèrement du coude.

— Nous allons rire, fit l’un d’eux à ses amis.

Et se retournant vers le petit homme qui soufflait avec force, il reprit à haute voix :

— Mon Dieu ! qu’y a-t-il encore, cher monsieur Cuplat ?

— Ce qu’il y a ? s’écria le digne homme en secouant la tête rageusement, vous me demandez ce qu’il y a ?

— Oui, dites-nous la nouvelle persécution dont vous êtes victime.

M. Cuplat se recula de quelques pas et il prononça d’une voix lente cette simple phrase :

— Messieurs, je suis nommé directeur de Mazas !

L’effet ne fut pas aussi grand qu’il l’espérait, car il courut vers les consommateurs.

— Vous ne frissonnez pas ? leur demanda-t-il avec une surprise indignée.

— Si, je frissonne déclara le patron de l’établissement.

— Nous aussi, fit un client ; mais, voyons, il me semble que vous montez en grade. Vous devenez du coup directeur de première classe.

— Ils ne comprennent pas ! s’exclama M. Cuplat en levant les bras.

Et d’une voix grave, il continua :

— Que voulait… la… la… la presse enfin, puisqu’il faut l’appeler par son nom ?…

Il cracha avec dégoût.

— La presse voulait enlever aux prisonniers politiques un homme bienveillant qui leur indiquait le meilleur restaurant du quartier, qui lisait amicalement leurs journaux avant de les leur donner, un homme qui fraternisait avec eux.

Et il reprit avec exaltation :

— Les journalistes ont écrit dans leurs feuilles immondes que je m’étais associé avec un gargotier dans le but de les piller… Ils m’ont accusé de toutes les scélératesses… Et que fait l’administration ? Oh ! suprême dérision !… elle m’envoie à Mazas !

M. Cuplat s’effondra plutôt qu’il ne s’assit sur une chaise.

Ses yeux hagards tombèrent sur un journal ouvert devant lui.

Machinalement, il en commença la lecture…

Une minute ne s’était pas écoulée qu’il bondissait sur son siège comme s’il venait d’être mordu par une vipère.

— Ah ! c’est trop fort, tenez ! lisez cet article. Il est écrit par un ancien détenu politique… Le misérable ! j’aurais dû mettre de l’arsenic dans ses potages.

Les consommateurs étaient fort amusés de cette scène. L’un d’eux prit la feuille et lut un filet ayant pour titre : Les distractions du génie. Le journaliste racontait comment M. Cuplat meublait son appartement au détriment de ses pensionnaires. La glace de son cabinet appartenait à un célèbre pamphlétaire, son presse-papier était une curiosité détournée à un jeune écrivain, bien connu par ses nombreux procès. Enfin, deux bustes en plâtre de M. Cuplat, dans une actitude d’empereur romain, avaient été exécutés par un artiste détenu qui en attendait encore le paiement.

Le directeur écoutait, avec un air de résignation comique, le récit de ses prouesses, méchamment racontées par un de ses ex-détenus, dans un journal d’opposition.

Quand le lecteur eut terminé, M. Cuplat s’écria douloureusement :

— Vous voyez bien, ils ont réussi, les exécrables bandits ! Je n’aurai plus le gouvernement… la direction veux-je dire… des hommes politiques incarcérés. On m’arrache les entrailles. Mazas, pour moi, c’est la mort.

Tout le monde riait sous cape du désespoir de M. Cuplat. On n’ignorait pas qu’il était arrivé à tirer de sa maison de détention toute sorte de bénéfices plus ou moins avouables qui lui constituaient de forts émoluments. Son avancement le peinait singulièrement… Ce fut avec des larmes d’émotion qu’il serra la main à toutes ses connaissances de café.

Puis, d’un air de victime résignée, il sortit de l’établissement, se dirigeant vers la prison qu’il allait quitter.

Comme il marchait tristement, en ajustant son képi sur ses yeux, il se sentit doucement arrêté…

Jean-Baptiste Flack avait suivi le directeur et c’est lui qui venait inopinément le tirer de ses désagréables réflexions.

M. Cuplat toisa cet inconnu avec sa hauteur habituelle.

Le fidèle domestique du Docteur-Noir devança toute interrogation.

— Monsieur, dit-il, je vous demande humblement pardon d’oser vous déranger un instant… Je ne suis qu’un modeste brigadier de la sûreté, mais j’ai appris votre inqualifiable nomination à un autre poste… et je me suis autorisé d’une profonde admiration pour votre personnalité…

— Vous êtes vraiment trop aimable, fit M. Cuplat en se rengorgeant.

— Non, monsieur, ma vénération est très justifiée. Il n’est personne, à la Préfecture, qui ne professe un sentiment respectueusement sympathique pour la grande victime dont je sollicite l’honneur d’un serrement de mains.

Le directeur donna une chaleureuse étreinte à Jean-Baptiste Flack.

— Il me reste à vous dire, continua celui-ci, que, toute modestie à part, je suis orgueilleux de la façon indulgente dont vous avez accepté le témoignage de mon dévouement subalterne.

— Vous êtes brigadier de la police politique, sans doute ? fit M. Cuplat.

— En effet, j’ai été nouvellement promu à ce grade.

— Vous n’avez aucune humilité à conserver vis-à-vis de moi. Votre poste est enviable…

— Oh ! interrompit avec fougue Jean-Baptiste Flack, supposez-vous qu’un chef de policiers ignore la distance qui le sépare du directeur de la prison politique ?…

— Dites de l’ex-directeur, gémit l’infortuné Cuplat.

— Hélas ! monsieur…

— Ne me plaignez pas, fit M. Cuplat, je suis un stoïcien. Je me suis trompé d’époque, voilà tout. Je devais naître à Rome au siècle des Brutus ; malheureusement, j’ai vu le jour à une époque où la presse insulte Dieu lui-même.

— C’est vrai… elle vous a attaqué !

M. Cuplat et Jean-Baptiste Flack étaient arrivés devant la prison.

En face se trouvait un restaurant de mauvaise apparence.

Le directeur le désigna à son compagnon.

— C’est là, dit-il, c’est là !…

Fiack ne comprit pas tout d’abord.

Il suivit néanmoins M. Cuplat qui entra dans la boutique en s’écriant :

— Je vous présente le gargotier dont je suis l’associé, comme disent les journaux !

Le patron de la maison conservait un air rébarbatif.

Il n’ignorait pas que le directeur était promu à un nouveau poste.

— Que prenez-vous ? demanda M. Cuplat à Jean-Baptiste Flack.

— Mon Dieu, ce que vous voudrez… un vermouth.

— Ami, fit le directeur en étendant le bras vers le gargotier, donne-moi un calice d’amertume que je le boive jusqu’à la lie.

— C’est-il une absinthe pure que vous voulez dire ?

— Oui, pure comme ma conscience.

Le restaurateur servit ses deux clients, sans dire un seul mot.

Ils trinquèrent avec effusion.

— Frère, tu ne prends rien, fit M. Cuplat au patron.

— J’emportai chaque jour une botte ; c’était le beau cité de la médaille.

— Non, merci, riposta sèchement celui-ci.

— Ah ! digne cœur, si tu savais ce qui m’arrive !

— Je sais… je sais, reprit l’autre en replaçant ses bouteilles… Vous êtes dégommé.

— Dégommé ? interrogea avec stupéfaction le malheureux directeur.

Le gargotier se tenait toujours sur la réserve.

— Vous savez, finit-il par dire, c’est quarante centimes, les deux consommations.

M. Cuplat faillit s’étrangler.

Il reposa son verre sur le comptoir.

— Oh ! ciel ! que vient-il de dire ?

Le patron réitéra sa phrase :

— Je dis que c’est huit sous que vous me devez. Ah ! j’en ai assez de votre clientèle. Je veux bien servir les prisonniers politiques, mais c’est payer trop cher leur pratique que d’entretenir leur directeur… ou plutôt leur ex-directeur.

Le restaurateur appuya avec intention sur le dernier mot.

M. Cuplat devint rouge à faire craindre une attaque d’apoplexie.

— Et toi aussi, mon fils !… toi aussi ! gémit-il.

Et il sortit comme un fou de la boutique en répétant douloureusement :

— Ils triomphent ! les reptiles de la presse. Ils triomphent !

Un instant, il se tint debout sur le seuil de la prison, regardant d’un air tragique de l’autre côté de la rue.

Le gargotier était sorti, en lui criant.

— Et mes consommations ?

— Sois maudit ! répondit M. Cuplat en rentrant dans l’intérieur de la prison.

Jean-Baptiste Fiack était resté dans la boutique.

Il paya les quarante centimes et il sortit à son tour.

— Voilà un directeur qui fera merveille à Mazas, conclut-il ; je vais faire plus ample connaissance avec lui. Cette fois je ne reviendrai pas à Noisy sans apporter une lueur d’espérance. Traversons la rue… et pour cause.