Le Vampire (Morphy)/49

La bibliothèque libre.
J.-M. Coustillier, éditeur (p. 298-307).

CHAPITRE II

L’abbé Ventron.

Flack souleva le lourd marteau de fer de la prison.

Un guichet s’ouvrit dans la porte et la tête d’un surveillant apparut.

— Que voulez-vous ?

— J’étais avec M. le directeur, il n’y a qu’un instant. Je désire lui dire encore un mot.

Le guichet se referma.

Le domestique du Docteur-Noir entendit un bruit de pas qui s’éloignait.

Il attendit quelques minutes.

Le même pas lourd résonna encore, et cette fois la porte s’ouvrit lourdement.

M. le Directeur vous attend.

Flatk traversa un corridor où se tenaient une vingtaine de prisonniers de droit commun, avec le pantalon et la veste grise de la maison.

Des gardiens étaient avec eux.

Jean-Baptiste Flack remarqua avec étonnement les visages apeurés des détenus.

Il n’eut pas le temps toutefois de faire un long examen, car le surveillant lui ouvrit la porte du cabinet.

Cette pièce garnie d’une bibliothèque et d’une table n’avait rien de remarquable en elle-même.

Flack regarda la cheminée et il ne put se défendre d’un mouvement de surprise.

Entre les deux bustes du directeur se trouvait un débris de crâne humain, des tibias desséchés et quelques projectiles.

M. Cuplat regarda son visiteur avec un sourire de triomphe.

— Asseyez-vous là, fit-il en lui désignant un siège. Vous allez assister au rapport. Tous les prisonniers qui ont manqué au règlement vont passer devant moi.

— Ce ne sont pas vos détenus politiques ?

— Non, je n’ai aucun droit de punition sur eux. C’est inique, mais c’est ainsi. Ces messieurs habitent le pavillon à côté. Ils ont chacun une chambre… Mais laissons cela.

M. Cuplat fut interrompu par un surveillant qui, après avoir frappé, pénétra d’un air égaré dans le bureau.

— Monsieur le directeur, fit-il avec effroi, le politique du troisième étage a craché contre le mur, dans l’escalier.

M. Cuplat sauta sur une petite table que Flack n’avait pas encore remarquée.

Il enleva la garniture verte qui la recouvrait.

C’était un petit appareil télégraphique communiquant avec la préfecture de police.

Le directeur envoya une dépêche pour réclamer une punition administrative contre le prisonnier qui venait de cracher contre le mur.

La réponse arriva bientôt.

— Savez-vous ce qu’ils me disent à la préfecture ? exclama M. Cuplat.

— Non pas, répondit Jean-Baptiste Flack.

— Ils me prient de faire essuyer le crachat et de ne pas abuser de la patience des chefs de bureau.

— C’est indigne, approuva Fiack en levant les yeux au ciel.

— N’est-ce pas ? fit M. Cuplat qui se rassit.

Le surveillant était sorti.

Bientôt, il revint dans tous ses états.

— Monsieur le directeur, dit-il en joignant les mains, j’ai prié le politique de ne plus cracher contre les murs et il s’est mis à fredonner l’air des Pompiers de Nanterre.

— Il a fait cela ? gronda M. Cuplat d’un air de doute.

— Oui, monsieur le directeur, je vous le jure.

— Ah ! cette fois, ils ne diront plus, à la préfecture, que je les dérange pour rien. Nous verrons comment ils vont accueillir les Pompiers de Nanterre !

Et il sauta sur son appareil télégraphique.

Cette fois, la réponse se fit attendre.

Enfin elle arriva :

— Vous allez voir ! fit M. Cuplat à Jean-Baptiste Fiack.

Mais à mesure que la dépêche parvenait, le directeur changeait de couleur.

Il se releva accablé et alla se jeter dans son fauteuil.

— Ah l dit-il d’un air morne, on veut ma perte. Le préfet me répond que j’envois trop de dépêches. Il a lu cela dans quelque feuille. Car les journalistes prétendent que je suis atteint de télégraphomanie. Ils ont inventé ce mot-là pour moi, les reptiles sans pitié !

M. Cuplat donna l’ordre d’introduire les prisonniers de droit commun.

Il s’adressa au premier.

— Vous avez appelé votre surveillant brutal ?

— Monsieur, répondit le détenu, un pauvre vieux tout courbé, il m’a donné un coup de clé dans le dos parce que je ne marchais pas assez vite.

— Trois jours de cachot ; à un autre !

Et s’adressant à Fiack :

— Le cachot, dit-il, est un trou noir sans aucun meuble. On y place le détenu sans chaussures avec un pantalon et une chemise, hiver comme été. Comme nourriture, le pain noir.

— C’est une punition sévère, remarqua le faux policier.

— Heu ! heu ! en sortant ils entrent tous à l’infirmerie. Il y en a qui meurent. Mais vous savez, le médecin est une bonne bête, il se laisse monter le coup. Ah ! si c’était moi, je te leur en ficherais des médicaments !

Il continua sa besogne :

— Ah ! celui-ci a cassé son sabot, n’est-ce pas, surveillant ?

— Oui, monsieur le directeur.

— Mais, essaya de protester le malheureux, il y avait un nœud dedans.

— Deux jours de cachot.

Il passa à un autre :

— Vous avez regardé le greffier de travers, quand il enregistrait votre écrou ?

— Monsieur, je louche, c’est dans ma nature.

— Et il est dans la mienne de vous donner cinq jours de cachot.

Cette espèce de jugement sans appel qui s’appelle le rapport, se poursuivit de la sorte jusqu’à la fin.

Il ne restait plus qu’un détenu à expédier.

— Et celui-là ? interrogea M. Cuplat, voyant qu’aucun surveillant ne venait déposer contre lui.

— C’est M. Ventron, l’aumônier, qui vous l’envoie.

— Est-il là ?

— Oui, monsieur le directeur.

— Faites-le entrer.

L’abbé Ventron était un gros homme réjoui…

Il entra dans le cabinet en hochant la tête.

— Hé ! hé ! voilà mon sacristain… Monsieur le directeur, ce gaillard-là m’a vidé mes burettes.

— Il a bu le vin de la messe ?

— Oh ! mais sans en laisser une goutte… De sorte que j’ai communié à sec.

— Cinq jours de cachot… Si je pouvais faire plus ce serait avec plaisir.

— Mon Dieu, ça suffit.

La sacristain s’en fut la tête basse.

L’abbé Ventron se tourna vers Jean-Baptiste Flack :

— Ce gamin est condamné pour outrages aux mœurs. C’est pour cela que je l’ai choisi de préférence. En général ceux qui viennent ici pour ces sortes de délit ont reçu une éducation religieuse. Je m’entends bien avec eux. Mais, vous voyez, patatrac ! À qui se fier désormais !

Il regarda l’heure à sa montre.

— Voici le moment de déjeuner… Quel dommage d’être seul… Je ne nange bien qu’en compagnie.

— Vous êtes un gourmet, je crois ? remarqua M. Cuplat.

— Heu ! heu ! et vous ?

— Moi, s’écria le directeur, je vis suivant les circonstances. Je n’ai jamais eu tant de bonheur que lorsque j’étais dans l’armée, et cependant je mangeais du foin.

— Vous avez mangé du foin ? répéta curieusement l’abbé Ventron*.

— Absolument, et je n’en suis pas plus bête pour cela.

Jean-Baptiste Flack fit un signe de tête approbateur.

M. Cuplat croisa ses jambes l’une sur l’autre et d’un ton facétieux il poursuivit :

— Je vous le répète : j’ai mangé du foin. À cette époque j’étais à l’armée, et l’argent, comme vous le pensez bien, n’abondait pas dans mes poches. Or, j’ai toujours eu de l’initiative. Je faisais partie de la cavalerie et naturellement je devais soigner ma bête. C’est un devoir incontestable, et tout indiqué pour le soldat. Je ne récriminai point, mais au lieu d’offrir de bon foin à mon cheval, je lui servais une litière de mon goût.

— Et le foin passait sous le museau du noble animal ? fit l’abbé Ventron.

— C’est cela même, j’emportais chaque jour une botte que je vendais pour le mieux dans le pays. C’était le beau côté de la médaille.

M. Cuplat réfléchit quelques instants comme pour se demander s’il devait continuer ses révélations, puis il acheva son odyssée de caserne :

— J’ajouterai que, à tort ou à raison, on me confia la direction des mulets. Au train des bagages je faisais ma pelote, comme on dit vulgairement.

— Cela n’a pas duré ? demanda Flack.

— Non, il s’en faut. Mes maudits animaux eurent l’ingratitude de me dénoncer. Un jour que j’avais dissimulé deux belles bottes de foin dans un endroit retiré… savez-vous ce qui arriva… Mes mulets les découvrirent juste au moment passait un supérieur… Je fus pincé bel et bien… C’est le revers de la médaille.

La pendule qui sonnait l’heure interrompit la narration du directeur.

— Voyons, il faut cependant déjeuner, pensa-t-il à demi-voix… Mon odieux restaurateur m’abandonne… que faire ?

— Acceptez de partager le repas de M. l’abbé, hasarda Jean-Baptiste Flack.

— Mais vous-même ? fit l’aumônier.

— Oh ! je n’accepterai jamais cet honneur, se récria le faux policier.

— Allons donc ! quelle plaisanterie ! Venez, cher monsieur, je vous assure que je m’ennuie à mourir quand je prends mon repas tout seul.

— J’accepte ! fit Jean-Baptiste Flack.

— Et vous, M. Cuplat !

— Puisque vous le voulez absolument, je manquerai à tous mes devoirs en m’absentant de la prison aujourd’hui.

— Bravo ! applaudit le gros abbé Ventron, manquez, à tous vos devoirs, mon brave ami… C’est pain béni…

— Les trois hommes se levèrent…

Une demi-heure après cette entrevue, qui commençait à unir de bonne amitié M. Cuplat et Jean-Baptiste Flack, ceux-ci, précédés de l’abbé, faisaient irruption dans un restaurant clérical de la rue de Rennes.

— Ici, déclara l’aumônier en entrant, on peut s’oublier légèrement sans que scandale s’en suive. C’est une maison que je vous recommande.

Ils entrèrent dans une petite pièce où une table était dressée pour plusieurs personnes.

Un garçon discret et de manières onctueuses retira doucement les couverts inutiles et questionna à voix basse les convives sur leurs goûts respectifs.

— Hum ! fit M. Cuplat, ma parole, on se croirait à la messe.

— J’espère, observa plaisamment l’abbé Ventron, que nous ne communierons pas à sec, comme moi l’autre jour, grâce à mon petit drôle de sacristain.

Cette boutade mit en belle humeur le fonctionnaire transféré, il oublia pour le moment que la direction de Mazas venait inopinément de lui échoir…

On servait un déjeuner de choix.

Les hors-d’œuvre furent rapidement retirés et sur un signe de Jean-Baptiste Flack on enleva les vins en carafe.

Le sommelier, habitué aux petites débauches du monde clérical, comprit aussitôt et s’empressa de servir des vins fins dont il augmenta prudemment sa provision.

— Voilà un Beaune qui est exquis, déclara l’abbé Ventron. Quel bouquet ! On en boit plus avec le nez qu’avec le gosier.

Et pour appuyer davantage sur cette bonne appréciation, il vida son verre à petits coups et le tendit négligemment au maître d’hôtel qui s’empressa de le lui remplir.

Le sommelier était redescendu à la cave.

Un observateur eut remarqué la tempérance de Jean-Baptiste Flack.

En effet, le domestique du Docteur-Noir s’obstinait à ne point vider son verre et c’est à peine s’il trempait ses lèvres dans les vins qu’on lui offrait.

L’abbé Ventron et M. Cuplat étaient loin d’ la même modération Ils parlaient et buvaient à qui mieux mieux, sans s’apercevoir de l’altitude de leur compagnon.

M. Cuplat finit par s’écrier :

— Mon vieux Ventron, ce copain que vous voyez est un brigadier de la sûreté…

— Ah ! fit l’aumônier en jetant un coup d’œil de défiance vers Flack.

Celui-ci avait fait un geste qui voulait dire :

— Oh ! soyez sans crainte.

M. Cuplat reprit :

— Oui, le camarade est franc comme l’or… N’aie donc pas peur, gros farceur de Ventron… Eh bien !… Ah ! c’est vrai ; je voulais dire que ce brave ami ne parle pas beaucoup. Mais ce qu’il mange… ce qu’il boit… non, c’est un rêve !

Jean-Baptiste Flack sourit.

— Mon Dieu, approuva-t-il, je n’affirmerai pas que je ne vous ai point fait raison.

— Parbleu ! il boit trois fois autant que nous deux, protesta l’abbé Ventron.

Il s’adressa au sommelier d’un ton de voix empâté, risible.

— À boire, mon petit. J’ai déjà communié à sec, je ne veux pas déjeuner à sec. C’est pas dans ma nature.

Le domestique du Docteur-Noir attendait que ses compagnons fussent entièrement gris pour les faire parler.

Il ne doutait pas qu’au milieu de leur ivresse, ils ne s’abandonnassent à des confidences utiles à entendre.

On était arrivé à la fin du repas.

Le café fut servi dans le cabinet même, l’abbé Ventron ayant refusé de passer au salon en prétextant que ses jambes le faisaient horriblement souffrir.

Les liqueurs apportées, les garçons se retirèrent.

— Je voudrais bien porter un toast, proposa le prêtre.

— À la religion ! fit Jean-Baptiste Flack d’un air convaincu.

L’abbé prit une pose d’orateur, et désignant le faux brigadier de police à M. Cuplat :

— Est-il assez bête, avec sa religion ? En voilà une blague ! Entre nous, faut pas faire de ces propositions-là. Buvons plutôt au pucelage de la sainte Vierge et de son bébé, pendant que tu y es, farceur. Ça sera plus drôle.

— Tiens c’est une bonne idée, approuva M. Cuplat. Oh ! non, buvons à l’honnêteté des fonctionnaires publics.

— Encore plus cocasse ! dit en trépignant l’abbé Ventron.

— Mais ce n’est pas un toast religieux, reprit Flack. Et c’est ce que j’aurais voulu.

— Alors, mes enfants, dit l’aumônier en tendant son verre, buvons au nombril du pape !

— A… a… prouvé ! appuya M. Cuplat qui bégayait à chaque syllabe.

On but avec force éclats de rire.

Tout à coup l’abbé imposa silence :

— N’est-ce pas gentil de pouvoir s’amuser comme ça entre nous, sans être espionné par les libres-penseurs ? En voilà des cochons, nom de Dieu !

— Il a dit : Nom de Dieu ! fit M. Cuplat.

— Moi ?… c’est possible… N’empêche pas que les affaires sont les affaires, et qu’au dehors je suis réservé comme l’un de vos anciens mulets, mon bon Cuplat.

— Eh ! eh ! c’était le bon temps, riposta celui-ci. Tandis qu’aujourd’hui tout va mal. Ainsi, il y a huit jours, j’ai perdu une prime importante.

— Bah ? interrogea Jean-Baptiste Flack.

— Oui, figurez-vous qu’un détenu s’est évadé de ma prison.

— Et cela vous a occasionné une perte ?

— Évidemment. Chaque directeur reçoit une gratification à la fin de l’année quand aucun désordre grave ni aucune évasion ne s’est produite.

— Ce n’est pourtant pas de votre faute ?

— Non, mais que voulez-vous, l’administration est si bête ! Ah ! ils ne s’en vantent pas quand les prisonniers qu’ils emmènent en extraction, prennent la clé des champs. Vous devez connaître ce truc-là ?

— Je crois bien…

— Que racontez-vous ? fit l’aumônier.

— C’est bien simple. Un inspecteur de police ou deux, ou trois, suivant les cas, se présentent à la prison avec un ordre d’extraction, comme celui-ci, tenez, regardez…

Et il sortit de sa poche un papier sur lequel Flack jeta un regard de convoitise.

— Contre ce papier, signé par un chef de bureau à la préfecture, je laisse sortir le prisonnier qui m’est désigné, et s’il parvient à décamper, tant pis pour vos confrères, mon ami.

Ces derniers mots s’adressaient à Jean-Baptiste Flack.

— Je ne vois pas l’utilité de promener les détenus dans Paris, remarqua l’abbé Ventron.

— Si fait, lorsqu’il y a intérêt à les faire traverser un quartier où ils sont connus. Leurs complices ne se doutent pas qu’ils sont pincés et ils viennent au-devant d’eux… Les extractions sont fort utiles dans beaucoup d’autres cas.

Jean-Baptiste Flack demeura pensif tandis que ses compagnons buvaient des liqueurs et achevaient de s’enivrer.

L’abbé Ventron s’assoupit sur sa chaise en remuant la tête de droite et de gauche.

À un moment donné, l’équilibre lui manqua et il dégringola lourdement de son siège.

Il se débattit un peu et finalement il resta couché sous la table, aux pieds de M. Cuplat.

Le directeur était aussi aviné que l’aumônier ; cependant, il luttait encore.

Il sourit d’un air stupide en voyant le prêtre rouler sous lui et il posa les pieds sur son corps.

— Ne me faites pas de mal, grasseya l’abbé Ventron.

Bientôt un duo de ronflements sonores retentit dans la pièce.

Flack seul avait conservé sa lucidité.

Il laissa le directeur s’enfoncer davantage dans son lourd sommeil, et doucement il s’approcha de lui.

M. Cuplat ne bougea point.

Le faux policier ouvrit le paletot du directeur et prit l’ordre d’extraction qu’il avait vu quelques moments auparavant.

Après l’avoir serré soigneusement, il sonna.

Le maître d’hôtel apparut sur le seuil, et d’un coup d’œil il comprit.

— Ces messieurs vont être couchés confortablement, dit-il à Jean-Baptiste Flack.

Sur cette assurance, le domestique du Docteur-Noir sortit du restaurant muni du précieux papier.

La suite nous apprendra l’usage qu’il devait en faire.