Le Vampire (Morphy)/50

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 307-310).

CHAPITRE III

La sortie de Saint-Lazare.

Nous avons dû laisser de côté plusieurs personnages de notre récit, afin de suivre les péripéties multiples de ce drame.

Il nous paraît nécessaire de terminer chaque incident avant de reprendre le fil de notre narration. De cette façon, l’intérêt du lecteur n’est jamais suspendu.

On se souvient que Titille, la misérable et indigne femme de Jean-Baptiste Flack, était écrouée à Saint-Lazare où elle purgeait une condamnation à quinze jours d’emprisonnement.

On sait également que cette ancienne maîtresse de Général des Carrières et du bourreau Dublair avait encouru la haine de la bande de Saint-Ouen.

Caudirol, le terrible chef, avait promis qu’elle serait livrée à sa compagne.

Le défroqué était parti de la capitale après l’affaire du Père-Lachaise et il s’était rendu à Nantes. Nous saurons bientôt comment il avait réussi dans son entreprise.

La Sauvage l’avait accompagné, mais elle ne perdait point de vue sa vengeance.

Quand le jour de la libération de Titille approcha, elle revint à Paris, laissant à Nantes son amant.

Ce départ avait une autre raison. Il était à craindre que, livrés à eux-mêmes, les bandits de Saint-Ouen, ne vinssent à se séparer ou à compromettre leur sécurité.

Sacrais veillait bien sur eux, mais sa direction était insuffisante.

Caudirol se défiait de cet homme dont il avait été à même de remarquer le manque de courage.

Le Nourrisseur, l’amant de la mère Peignotte, lui inspirait également des craintes.

Toutes ces raisons décidèrent la Sauvage à prendre en main la direction de la bande.

Son premier soin, en arrivant à Paris, fut de se rendre chez Sacrais.

Ce fut la Mécharde qui vint lui ouvrir.

— Eh bien ? demanda la Sauvage à la vieille femme, as-tu pris note de ce que je t’ai dit la dernière fois ?

— Quoi donc ? fît hypocritement l’abominable mégère.

— Lydia, la petite, qu’en avez-vous fait ?

Sacrais arriva sur ces entrefaites et se confondit en manifestations joyeuses.

La Sauvage répéta sa question.

— Dame, répondit le faussaire, j’ai des ordres du chef, relativement à cette petite.

— Oui, je sais, mais il ne vous a pas dit de la torturer comme vous le faisiez, la Mécharde et toi.

— Non, certainement, aussi est-elle bien traitée.

La Sauvage regarda Sacrais dans les yeux.

— Je suppose que tu ne la poursuis plus de tes propositions ?

Le bandit se récria vivement.

— Après ce que le chef m’a dit, il n’y a pas de danger…

La maîtresse de Caudirol eut une pensée soudaine.

— Est-ce qu’il se la réserverait, lui ?

Cette idée en exaltant sa jalousie fit tomber toute la sympathie qu’elle ressentait pour Lydia.

Néanmoins elle demanda à la voir.

Sacrais la conduisit dans une chambre aux volets fermés et aux fenêtres cadenassées.

La Sauvage dut attendre quelques minutes avant de pouvoir rien distinguer. Enfin ses yeux s’étant habitués à la demi-obscurité, elle distingua vaguement la jeune fille, immobile et muette.

La malheureuse avait passé par bien des souffrances avant d’en arriver à l’état misérable où elle se trouvait.

Sa maigreur était excessive. Ses yeux brillants de fièvre reluisaient d’un feu sombre et se détachaient de sa figure pâle et fatiguée. Son corps chétif tremblait dans des crises de peur ou de froid.

Elle était belle cependant, malgré les privations et les supplices qu’elle endurait. Il y avait sur toute sa personne un air de douceur et de tristesse craintive qui rehaussait la coupe gracieuse et délicate de ses traits.

La petite martyre avait quinze ans, l’âge où commencent à vibrer les douces mélodies du cœur, où la jeune fille rêve et s’éprend d’un besoin d’amour infini.

Et la plus épouvantable fatalité la retenait prisonnière dans la demeure d’un bandit.

Elle n’avait échappé aux odieuses obsessions de Sacrais que pour se voir destinée à assouvir un caprice de Caudirol.

On ne lui avait rien caché de ce qui l’attendait.

La Mécharde, qui avait reçu les instructions de Sacrais, ne cessait de répéter à Lydia que l’homme quittait venu la voir une nuit, se donnerait le plaisir de la posséder.

Elle lui disait cela avec des détails obscènes, d’un cynisme immonde ; mais, toute à ses pensées douloureuses, la jeune fille n’entendait et n’écoutait rien.

Vaguement, elle comprenait qu’on la menaçait de quelque chose de plus honteux encore que ce qu’elle endurait ; mais elle était trop naïve et sa pensée avait trop de fraîcheur et de poésie pour que l’idée d’un viol pût lui apparaître dans toute son épouvante.

La Sauvage la considéra un instant des pieds à la tête.

— Elle est jolie, en effet, cette maigrichonne.

Et ce fut tout ; elle s’en alla comme elle était venue, sans dire un mot de pitié ou d’espérance à la gentille martyre.

Celle-ci, de son côté, n’avait point fait un pas vers la Sauvage.

Une faiblesse, voisine de la mort, la clouait sur son siège.

Voilà ce qui était advenu de la fille des massacrés de 1871, née dans le printemps d’un amour idolâtre, et élevée dans la souffrance et le malheur.

Sa destinée était de subir toutes les misères et toutes les humiliations en conservant au front le reflet du bonheur que lui avait imprimé sa naissance et le parfum de sa virginité.

Il est ainsi des êtres qui sont à l’épreuve des souillures et qui ressortent purs et radieux des plus démoralisantes épreuves…

La Sauvage avait été frappée de la suave et douloureuse beauté de Lydia et, désormais, elle la détestait instinctivement, pressentant une rivale pour l’avenir.

Quand la maîtresse de Caudirol se fut renfermée avec Sacrais, elle commença à le mettre au courant de ce qui s’était passé depuis leur dernière entrevue.

Elle lui raconta les détails de son départ et son arrivée à Nantes avec son amant.

Ils avaient rôdé autour de l’ancien château des ducs de Lormières, devenu la résidence de Mme Le Mordeley.

Les renseignements qu’ils avaient recueillis sur la riche héritière étaient de bon augure.

Elle habitait seule la vaste demeure, depuis que Lydia s’était sauvée.

Son personnel domestique se composait d’une femme de chambre, d’une servante et de trois hommes ; le cuisinier, le jardinier et un valet à tout faire.

Mme Le Mordeley recevait chez elle la société cléricale de Nantes, où elle se faisait remarquer par sa dévotion.

Dans ces conditions, Caudirol, — qu’elle-même ne connaissait pas sous son véritable nom, — avait jugé qu’il serait plus à l’aise en agissant isolément.

Elle était donc repartie pour quelque temps.

— Et maintenant, ajouta-elle, il s’agit de relancer Titille.

— Elle quitte Saint-Lazare demain matin, fit Sacrais, il n’y a pas de temps à perdre.

— Il faut prévenir les amis.

— En effet, approuva Sacrais, il est utile de leur mettre sous les yeux un exemple terrible. Ce sera une menace pour ceux qui voudraient nous trahir.

— À propos, vivent-ils toujours en bonne amitié ?

— Oui, pour l’instant, tout va bien. L’argent ne manque pas encore.

— C’est tout ce que je voulais savoir. Je vais maintenant chez la mère Poivre-el-Sel. C’est là où l’on pourra me trouver à l’occasion.

— Nous nous reverrons demain matin ?

— Oui, à huit heures devant Saint-Lazare.

— C’est le moment de la sortie des libérées.

— Je le sais. Ah ! mieux vaudrait pour Titille ne jamais sortir de prison !…

Et, ce disant, elle quitta la maison de Sacrais…