Le Vampire (Morphy)/51

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 310-317).

CHAPITRE IV

La prospérité de Mme Poivre-et-Sel.

La Sauvage, ayant pris tous ses arrangements pour l’exécution projetée, se rendit chez Mme Poivre-et-Sel.

Elle arriva rapidement jusqu’à l’établissement de celle-ci.

Sans hésiter, elle entra, indifférente aux observations de quelques jeunes gens qui passaient sur le même trottoir.

La maîtresse de Caudirol connaissait la maison aussi bien que la patronne elle-même.

Son étonnement fut grand en constatant que tout était changé dans la disposition et le personnel de ce mauvais lieu.

La personne qui se trouvait à la caisse lui était inconnue.

Cependant, elle lui adressa la parole :

— Est-ce que la mère Poivre-et-Sel n’est pas là ?

— Non, c’est moi qui tiens la maison. J’ai acheté le fonds.

— Et savez-vous où elle demeure, à présent ?

— Certainement. Elle dirige une maison de la haute, près de la Madeleine.

Et, en disant ces mots, la nouvelle patronne cherchait dans son tiroir.

Elle en retira une adresse qu’elle copia.

— Voici, fit-elle en remettant le papier à la Sauvage.

Puis, comme celle-ci s’en allait, elle ajouta :

— C’était peut-être pour entrer ici ? Dans ce cas, nous pourrions nous arranger.

La Sauvage secoua la tête en souriant.

— Non fit-elle, je suis une amie de Mme Poivre-et-Sel.

L’autre se récria aussitôt :

— Au fait, je me souviens, elle m’avait parlé d’une jeune fille qui viendrait peut-être la demander.

— C’est moi, bien sûr.

— Oh ! alors, elle vous en veut et vous grondera ferme. Elle me disait que vous aviez disparu sans lui donner de vos nouvelles.

— Oui, en effet, mais je suis sûre qu’elle me le pardonnera.

— C’est possible, car elle me semblait vous aimer comme sa fille.

La Sauvage sourit encore, et, après avoir échangé quelques mots de politesse, elle prit congé de la patronne.

Sans perdre de temps, elle s’en fut à l’adresse indiquée.

Elle s’arrêta devant une maison d’apparence honnête et tranquille.

Un moment, elle fut indécise, car cette demeure était loin de rappeler, par l’extérieur du moins, une maison de prostitution.

Elle se dirigea vers l’entrée et sonna.

Un domestique froid et gourmé vint lui ouvrir.

La Sauvage n’osa point demander la mère Poivre-et-Sel à cet homme à l’air grave et réservé.

— Je me trompe sans doute, fit-elle très embarrassée.

Le valet la regarda avec surprise.

— La Sauvage ! s’écria-t-il. Oh ! mais entrez donc. C’est la patronne qui sera contente de vous voir ?

À son tour elle reconnut le domestique.

— Tiens ! mais c’est l’ancien garçon du claque de Saint-Ouen. Comment te trouves-tu ici, Alexandre ? tu as bonne mine, ma foi !

— Chut ! fit mystérieusement le domestique. Il ne faut pas parler comme ça ici. C’est une maison bien tenue… Venez.

La Sauvage suivit Alexandre et traversa un corridor, puis une galerie de tableaux irréprochables, et entra enfin dans un somptueux salon tendu en rouge où elle resta seule.

Après quelques minutes d’attente, elle entendit le frou-frou d’une robe de soie et une porte s’ouvrit, donnant passage à une dame d’environ trente-huit à quarante ans, vêtue avec une recherche du meilleur goût.

— Ma petite Sauvage ! c’est toi ! vilaine ! dit-elle d’un ton de reproche en courant se jeter dans les bras de la jeune femme.

Les deux femmes, après s’être embrassées, commencèrent à s’expliquer. La Sauvage raconta son voyage et son retour et écouta à son tour son amie.

— Tu sais, fit celle-ci, que je ne suis plus la mère Poivre-et-Sel. Je suis madame Paulia. C’était mon petit nom, j’en ai fait mon nom de guerre. Tu vois comme c’est joli ici. C’est la plus belle boîte de Paris.

— Tu as donc hérité ?

— Non, j’avais quelques économies. Ça n’allait pas trop mal là-bas, dans les sales quartiers. Oh ! mais j’en avais assez de cette vie des boulevards extérieurs. Maintenant je me repose.

— Alors, c’est avec tes bénéfices que tu as fait cette acquisition ?

— Ah ! il faut que je te le dise : j’ai eu du bonheur. J’ai mis la main sur une femme qui n’a pas sa pareille pour ensorceler les hommes. Ceux qui en ont goûté en redemandent. C’est à n’y pas croire.

— Elle doit te coûter les yeux de la tête ?

— Erreur. Je ne lui donne pas un sou ; je n’ai que son entretien à payer et cela ne compte pas.

— Ma foi, tu m’étonnes. Comment et où as-tu déniché ce bel oiseau ?

— De la façon la plus simple. J’étais sur le pas de la porte de mon ancienne maison, pour attirer les clients. Décolletée, tu sais que je faisais de l’effet. La preuve, c’est qu’il y avait des hommes qui me voulaient à tout prix. J’avais beau leur expliquer que j’étais la patronne, ça n’empêche pas que j’ai dû faire des affaires pour mon propre compte,

— Ça t’ennuyait assez !

— Non, pas trop, j’ai vraiment le goût du métier. C’est le plus beau de tous ; si on n’était pas en république, ça vaudrait le paradis autant dire !

— Alors, tu me faisais des traits par amour de l’art ?

— Ah ! ma petite Sauvage, jamais. Je t’aime pour de vrai, toi. Le reste ça ne compte pas.

Les deux femmes s’embrassèrent avec des câlinements.

La mère Poivre-et-Sel, ou plutôt Mme Paulia, continua son histoire :

— Donc, j’étais sur ma porte, quand j’entends des pleurs dans le corridor à côté. La curiosité me pousse, et je vais devant moi, jusque dans la cour de la maison. Là, sur une pierre, était affaissée une femme qui pleurait. Je l’appelle, je lui parle… pas de réponse. Je veux la relever, elle se laisse faire et, ma foi, comme je ne peux pas voir souffrir le pauvre monde, je la fais rentrer chez nous par une porte de derrière.

— Et c’est ça ton étoile ? fit la Sauvage d’un air de doute.

— Oui ma petite. Cette femme, je l’ai su après, est folle, mais c’est bien difficile à voir. Elle est belle au possible. Une chevelure noire, des yeux magnifiques, une femelle brûlante comme du feu, ma chère !

— Tu l’as décidée à faire le métier ?

— Ah ! bien oui, elle y a mordu toute seule ! Des hommes, encore des hommes, rien que des hommes, voilà ce qu’elle veut. Je ne sais pas ce qu’ils ont après elle tous, mais, dès son arrivée, j’ai fait des affaires d’or. Il me venait des messieurs très bien. On en parlait dans les cercles. Tout le monde disait que c’était dommage de gaspiller une si belle nature dans une maison de barrière.

— C’est à ce point-là ?

— Je te le jure. Bref, j’ai ramassé tout ce que j’avais, j’ai vendu ma boîte et je me suis installée ici.

— Et as-tu réussi ?

— C’est-à-dire que ma fortune est dix fois faite, à la condition que tout continue de marcher comme pour le moment.

— Mais c’est une maison clandestine… La police…

Mme Paulia haussa les épaules avec mépris.

— Est-ce qu’on oserait mettre son nez dans mes affaires. J’ai des comtes, des marquis, des princes, pour clients.

— Fichtre !

— Il vient chez moi des magistrats, des prélats et tout le tremblement. Enfin, veux-tu que je te dise le fin mot ?

— Quoi donc ?

— Le préfet de police m’honore de sa clientèle.

La Sauvage n’en revenait pas.

Cette rapide prospérité lui semblait merveilleuse.

Elle parla d’autre chose.

— Et ta fille ? demanda-t-elle à Mme Paulia.

— Ah ! oui, elle s’est mariée dernièrement. Elle s’appelle Mme Bléchard, à présent. Son mari est colonel.

— Prospérité complète, quoi !

— Tout à fait. Tu sais que ma petite n’est pas une dinde. Nous avons causé sérieusement et elle comprend très bien les choses. Elle vit dans le meilleur monde et, par l’entremise de son mari, elle me procure de bons clients.

— Tu es heureuse, enfin ? interrogea la Sauvage.

— Pas trop. Ah ! si tu voulais rester avec moi, comme on serait bien toutes les deux. Dis, veux-tu ?

— Non, je m’ennuierais. Il me faut des aventures, des amours sanglantes, des dangers.

— Folle, va !

— Que veux-tu, c’est mon caractère.

— Mais, au moins, tu ne vas pas me quitter tout de suite ?

— Non, je m’installe chez toi pour quelques semaines.

— Quel bonheur !… Je vais t’installer ici. Veux-tu que je te montre ma femme de feu. On l’appelle Démone.

— Qui est-elle ?

— Je n’en sais rien, et cela m’est bien égal.

Les deux femmes sortirent du salon et traversèrent plusieurs pièces.

Dans une vaste salle de marbre et de glace, ornée d’arbustes verts, avec une fontaine au milieu, se trouvaient plusieurs femmes demi-nues étendues sur des coussins.

La Sauvage fut émerveillée.

— C’est princier !… Ah ! cette farce, voilà Irma-la-Nonne et la Noiraude.

Elle venait de reconnaître deux filles de l’ancien établissement.

— Oui, j’ai emmené mes meilleurs sujets avec moi, fit Mme Paulia. Mais j’en ai d’autres. Tu vois, il y en a de toutes les couleurs.

En effet, toutes les races semblaient représentées dans cette haute maison de prostitution.

— Il n’y a personne, maintenant ? demanda la Sauvage.

— Des clients ? Si… mais ils sont dans les chambres. Jamais deux hommes ne se rencontrent ici. Tu comprends, c’est du beau monde et il faut prendre ses précautions. Vois-tu le coup, si mon préfet de police tombait dans les bras d’un sénateur !

Elle continua sa description.

— Voilà une chambre. Regarde comme c’est gentil. De la soie et de l’or, il y en a partout. Là-bas, il y a une petite chapelle pour les gens qui aiment à s’habiller en prêtres et à s’enfermer dans le confessionnal avec une religieuse. C’est Irma-la-Nonne qui joue ce rôle-là, à l’occasion.

La Sauvage, guidée par Mme Paulia, parcourut les diverses parties de ce lupanar, visitant la salle de bains, les boudoirs, les chambres à coucher, les salons et le buffet.

Il régnait un silence absolu dans ce lieu de débauche. Les tapis et les tentures ne laissaient filtrer aucun bruit au dehors.

Mme Paulia s’arrêta dans un couloir éclairé par des lampes et où se trouvait une collection de tableaux et de gravures obscènes.

— Tout ça, dit-elle à la Sauvage, c’est le travail de nos plus grands artistes. Dans un moment de gêne, ils sont bien contents de recevoir notre argent ; sans compter que nous payons mieux que les bourgeois, nous !

— Eh bien ! et ta Démone ? je ne la vois pas jusqu’ici.

— Attends un peu… Elle… reçoit.

— Ah ! je comprends.

Et elle resta à regarder les tableaux dont plusieurs étaient admirablement brossés.

Mme Paulia s’était absentée. Elle ne tarda pas à revenir, tenant à la main un billet de banque de cinq cents francs.

— Le monsieur est parti, dit-elle à la Sauvage. Viens voir notre Démone.

Les deux femmes traversèrent une chambre capitonnée de toute part.

— C’est pour étouffer les cris, expliqua Mme Paulia. Tu sais, il y a des clients qui veulent des pucelages. C’est même embêtant, car il faut trouver des petites filles et les amener ici. On a toujours des désagréments, malgré toutes les précautions que l’on prend.

En disant cela, elle ouvrit un judas dissimulé dans une tapisserie.

— Tiens, ma fille, regarde, fit-elle en laissant la place à la Sauvage.

Celle-ci regarda à son tour ; elle entrevit une pièce assez vaste, et tendue à l’orientale, au fond de laquelle était disposée une sorte d’estrade.

Une femme était renversée sur les coussins d’un sopha ; un léger peignoir dessinait ses formes rondes et luxuriantes.

Calme et gracieuse, elle semblait rêver d’amour ; ses lèvres frémissaient, et par instants ses bras se tendaient…

— Elle est insatiable, fit Mme Paulia à l’oreille de la Sauvage. Il lui faudrait dix hommes pour chaque jour !

La Sauvage demeurait rêveuse en face de cette créature de feu dont la chair semblait vibrer.

— Elle est folle ? fit-elle enfin,

— Oh ! oui ; elle n’entend rien et ne parle que d’amour.

— Si jamais mon amant venait ici, ne lui montre pas ta Démone.

— Jalouse !

Les deux femmes s’en allèrent en riant et, en passant dans la grande salle où se trouvait la fontaine, elles regardèrent deux amours qui s’embrassaient.

— C’est gentil, ça, fit Mme Paulia en baisant la Sauvage sur les lèvres.

Les femmes accroupies ou étendues sur les sièges eurent un regard malicieux.

Quand elles furent sorties, Irma-la-Nonne, outrée de cette amitié entre femmes, s’écria :

— Non, vrai, elles sont imbéciles, et, comme dirait l’autre magistrat qui est venu hier : c’est de l’outrage aux bonnes mœurs !

— Pour sûr, approuva la Noiraude. C’est comme ça que les métiers se perdent !

Et les filles éclatèrent de rire, tandis que les deux amies se renfermaient ensemble dans un riche appartement du premier étage.