Le Vampire (Morphy)/52

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 317-322).

CHAPITRE V

Devant la prison.

Par ce qui précède, on voit que Titille, la misérable femme de Jean-Baptiste Flack, se trouvait sur le point d’être la proie de la Sauvage.

Celle-ci, en devenant la maîtresse de Caudirol, n’avait point renoncé à sa vengeance, et la fin hideuse de Général des Carrières obsédait toujours son esprit.

Titille avait dénoncé ce bandit qui, on se le rappelle, était le fils aîné du président Bartier… Elle devait mourir !

Caudirol avait donné ses instructions à la Sauvage.

Il fallait, par la ruse, s’emparer de la malheureuse, à sa sortie de Saint-Lazare, et l’amener jusqu’à l’hôtel Peignotte, rue des Lyonnais.

— Là, avait dit la Sauvage à Sacrais, on lui fera son affaire !

Voici ce qui avait été décidé ;

Bambouli, le beau garçon de la bande, devait accoster Titille dans la rue et s’offrir à elle comme compagnon.

Elle n’avait point d’argent et sans nul doute elle accepterait les offres du premier venu.

D’ailleurs, tous les bandits de Saint-Ouen étaient convoqués et, au besoin, on userait de la force…

Il n’y avait point que la Sauvage et ses amis qui attendissent la libération de Titille :

Jean-Baptiste Flack, que le sort avait fait l’époux de cette drôlesse, était également informé de sa condamnation et il savait le jour où la détention de sa femme prendrait fin.

Une curiosité singulière le poussait à savoir ce qu’elle deviendrait ; peut-être même, en dépit du dégoût qu’elle lui inspirait, conservait-il un reste de sympathie pour cette créature dégradée.

Quoi qu’il en soit, lui aussi l’attendait le lendemain de l’entrevue de la Sauvage et de la mère Poivre-et-Sel, devenue Mme Paulia.

Il se promenait dans le faubourg Saint-Denis, aux alentours de l’immense prison de femmes.

Comme il passait pour la dixième fois devant la façade laide et triste de Saint-Lazare, une jeune femme passa auprès de lui, marchant doucement.

Jean-Baptiste Flack la regarda d’un air indifférent et continua sa flânerie.

Mais le visage de la promeneuse ne lui sortait plus de l’esprit.

Assurément, il l’avait vue quelque part, mais il ne pouvait se rappeler où ni comment.

— C’est singulier, répétait-il en la regardant s’éloigner à petits pas. Je connais cette femme à n’en pas douter.

Il ne la perdait pas de vue…

Après avoir traversé la chaussée, elle remontait le faubourg, sur l’autre trottoir.

Flack l’examinait attentivement,

— J’y suis ! s’écria-t-il en se hâtant de la rejoindre. C’est elle que j’ai vue avec Caudirol, à l’église de la Trinité et rue de Rome.

Une minute après il était derrière elle.

Sans affectation, il la dépassa et la considéra longuement,

— Je ne me trompe pas, pensa-il. C’est bien elle ! Quelle bonne fortune ! La femme est retrouvée, je ne tarderai pas à découvrir l’amant. Mais, cette fois, soyons habile !

Et il continua de guetter la Sauvage qui venait d’arriver devant la prison, devançant les bandits de Saint-Ouen.

Ceux-ci, à leur tour, ne tardèrent pas à faire leur apparition.

Une métamorphose complète s’était opérée en eux. Ils étaient vêtus de neuf, et tous, à part l’incorrigible La Marmite, avaient la tenue d’honnêtes gens.

Tord-la-Gueule, avec ses habits larges, ressemblait à un gros boucher en promenade.

La Puce, Tintin et l’Asticot étaient presque élégants.

Quant au beau Bambouli, il se dandinait avec des grâces de mauvais goût, dans un costume de gommeux,

— V’là la patronne ! s’écria La Marmite en apercevant, au détour du boulevard Magenta, la Sauvage qui venait vers eux.

— Veux-tu fermer ton bec, avorton, gronda Tord-la-Gueule.

— C’est vrai, approuva l’Asticot, il nous déconsidère, ma, parole !

— Oh ! la la, fit dédaigneusement le voyou. Parce qu’ils ont quatre sous, ça fait des manières… Et on appelle ça des hommes… Ma pauvre sœur !

La Sauvage les rejoignit et répondit par un sourire affectueux à leurs démonstrations bruyantes.

Elle serra les mains à tout le monde.

— Et le patron ? interrogea La Marmite.

— Il travaille à quelque chose de grand, répondit la Sauvage.

— C’est ce que Sacrais nous a dit.

— Sacrais ? Ah ! au fait, où est-il donc ?…

— Tenez, là-bas, derrière nous, avec le Nourrisseur.

En effet, les deux bandits s’avançaient en se donnant le bras.

Ils ne tardèrent pas à rejoindre le groupe.

Sacrais consulta sa montre.

— Encore quelques minutes d’attente, fit-il en entraînant à sa suite les bandits vers la prison.

La Sauvage prit son bras sans affectation et ils s’entretinrent quelques instants.

Posté à une dizaine de pas, Jean-Baptiste Flack ne perdait rien de cette scène.

Il s’attendait à voir arriver Caudirol d’un moment à l’autre.

Son attente fut trompée.

La porte de Saint-Lazare s’ouvrit, en même temps qu’à l’intérieur de la maison on entendait ce cri, répété à intervalles réguliers :

— Liberté !

Et, chaque fois, une femme apparaissait sur le seuil de la prison et faisait quelques pas sur le trottoir.

Flack remarquait l’hésitation des libérées.

Les unes restaient là, indécises, ahuries de se trouver en plein air, après de longs mois de détention.

D’autres songeaient avec désespoir aux misères qui les attendaient, seules, sans ressources, sur le pavé de Paris.

La plupart étaient joyeuses et subissaient le vertige de la liberté. Plus de geôliers, plus de sœurs pour les espionner et les maltraiter ! Elles oubliaient la misère qui les guettait à la sortie.

En passant devant le dernier guichet, un surveillant leur tendait un pain bis, appelé boule de son. Presque toutes le refusaient, sans songer que dans quelques heures la faim leur tordrait les entrailles.

Un certain nombre d’individus stationnaient devant la prison.

Des souteneurs attendaient leurs maîtresses. Des rôdeurs de barrière, en quête de femmes, essayaient de s’en procurer à bas prix, à la sortie des prisonnières.

À côté de cela, silencieux et à l’écart, des parents attendaient, eux aussi !

Une femme qui avait accouché dans la maison s’en alla les yeux baissés, en allaitant son enfant. Sous son tablier, elle dissimulait le pain noir qu’elle avait prudemment accepté.

Jean-Baptiste Flack se sentait envahi par une intolérable émotion.

Que de drames poignants se déroulaient sous ses yeux.

Soudain, il fit un mouvement de côté.

— Liberté ! venait de crier dans l’éloignement la voix d’un surveillant.

Une femme blonde et jolie s’avança lestement, en faisant une grimace de gamin de Paris à la sentinelle, qui marchait gravement devant la sombre maison.

— Ah l c’est pas trop tôt, cria-t-elle. Soupé de Saint-Lago ! N’en faut plus du Tombeau des Vaches !

Les bandits de Saint-Ouen eurent un sourire sinistre.

Bambouli se détacha du groupe, et, s’avançant vers la libérée :

— Mademoiselle, voulez-vous accepter mon bras ?

— De quoi ? de quoi ? beau gommeux…

— Vous ne me refuserez pas le plaisir de te payer un déjeuner, bonne fille ?

— Dis donc, mon poulot, est-ce que tu es Belge. Savez-vous, sais-tu qu’il ne faut pas me poser de lapin ?

— On ne t’en posera pas, bel astre.

— C’est qu’en sortant du clou, il y a des pierrots qui vous la font à l’oseille.

— Je n’abuserai pas de ta situation, infortunée, déclara Bambouli, en emmenant sa compagne.

— D’autant plus que je ne suis pas née d’hier, aussi vrai que je m’appelle Titille.

— Tu t’appelles Titille ?

— Oui, mon fieu. Dis-donc, y a longtemps que je n’ai pas pris une verte… j’en boirais bien deux !

— Mais, comment donc !

Et Bambouli fit galamment entrer la malheureuse dans un débit de vins.

Quand ils en sortirent, après avoir pris l’absinthe, Titille parlait abondamment.

— Comme ça tu me gobes ?

— Énormément, affirma Bambouli. Je passais devant le monument en question.

— Saint-Lago ?

— Justement. Je t’ai vue sortir, chère amie, et je me suis dit : Voilà la créature idéale que j’ai rêvée pour passer la journée.

— Alors, sérieusement, tu me paies à déjeûner.

— Oui, belle victime de la fatalité ; tu vois que la vertu est toujours récompensée.

Titille ne s’aperçut point, toute à la joie de sa délivrance et à sa nouvelle conquête, que plusieurs personnes la suivaient.

Jean-Baptiste Flack, en voyant la tournure que prenait l’affaire, emboîta le pas derrière la Sauvage.

À un moment donné, les bandits s’arrêtèrent. Ils étaient désormais certains que Titille était la proie de Bambouli et qu’ils les retrouveraient à l’hôtel Peignotte.

En quittant leur piste, la Marmite les désigna d’un geste crapuleux à ses amis.

— Bonne becquée, les tourtereaux, fit-il en forme de conclusion.

Flack hésita un instant, mais son parti fut bientôt pris.

Il laissa aller Titille et son compagnon pour suivre la Sauvage et les bandits.

Ceux-ci s’en allaient sans se presser vers la rue des Lyonnais.