Le Vampire (Morphy)/55

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 332-338).

CHAPITRE VIII

Bataille.


Jean-Baptiste Flack, posté en face de l’hôtel Peignotte, avait assisté au prologue de la tragédie que nous venons de raconter.

Il avait vu les bandits entrer dans l’estaminet du garni, puis monter au premier étage.

Leurs évolutions diverses l’intriguaient.

Il les regardait d’en bas s’agiter comme des ombres et se cacher.

Puis Bambouli et Titille avaient fait leur apparition.

Flack pressentit le crime qui devait s’accomplir.

Les allures louches des compagnons de la Sauvage, l’arrivée du couple, le faux départ de Zim-Zim, tout cela l’inquiéta.

Malgré sa répugnance à se servir de la police, il résolut de faire arrêter les scélérats réunis dans l’hôtel.

Toutes ses hésitations disparurent quand il vit la malheureuse Titille saisie par les misérables.

Il ne put en voir davantage, car La Marmite vint tirer les doubles rideaux.

Un agent passait dans la vue Berthollet, devant une palissade clôturant un terrain vague.

Il courut vers lui.

— Il se passe quelque atrocité dans ce bouge, fit-il tout d’abord.

Le gardien de la paix haussa les épaules :

— S’il fallait s’occuper de tout ce qui se passe de louche à l’hôtel Peignotte, il faudrait avoir du temps de reste.

Cette réponse indigna le domestique du Docteur-Noir.

— Je vous dis qu’il se prépare un crime, et c’est ainsi que vous agissez ?

L’agent éleva la voix :

— Est-ce que vous croyez que je vais partir en guerre tout seul dans cet endroit-là ? D’abord votre déclaration ne prouve rien. Est-ce que ça vous regarde, au fait ?

— J’ai vu des hommes se jeter sur une femme dans cette chambre du premier.

— Et puis après ? C’est leur affaire. Des hommes qui se jettent sur une femme ! mais ça se voit tous les jours. Ce n’est pas votre affaire. Je comprendrais encore si c’était la vôtre.

— C’est ma femme, en effet, fit Jean-Baptiste Flack qui se contenait avec peine.

— Oh ! alors c’est différent. Venez chez le commissaire de police.

Et les deux hommes se dirigèrent vers le commissariat.

Arrivé au bureau, Jean-Baptiste Flack fit sa déclaration.

Sur l’ordre du commissaire, le même qui avait auparavant remis en liberté Caudirol, plusieurs agents se disposèrent à partir.

On leur avait dit qu’un crime était sur le point d’être commis et ils marchaient à contre cœur.

Très braves pour malmener un malheureux, ils tremblaient à l’idée de pénétrer la nuit dans l’hôtel Peignotte.

Enfin, ils se décidèrent à partir.

Le commissaire de police marchait derrière ses hommes avec le domestique du Docteur-Noir.

Le brave garçon bouillait d’impatience.

L’hôtel Peignotte venait d’être fermé.

Une partie des agents resta en surveillance devant la maison, tandis que les autres pénétraient dans le bureau de l’hôtel…

Le sieur Peignotte et son épouse se couchaient.

Ils furent désagréablement surpris en recevant la visite de la police à cette heure indue.

— Quels sont les individus qui se trouvent réunis dans la salle du premier étage ? interrogea le commissaire.

— La chambre du milieu ?

— Oui, fit Jean-Baptiste Flack, celle qui a des doubles rideaux.

— Il n’y a qu’un monsieur et sa dame. Voici leurs bulletins en règle.

Le commissaire jeta un coup d’œil sur les fiches, puis il se retourna vers Flack.

Celui-ci secoua la tête.

— Il y a une dizaine de personnes en haut, déclara-t-il avec assurance.

Mme Peignotte se mit à rire.

Mais tout à coup une supposition lui vint… Si les bandits n’étaient pas partis ?

Elle revint sur son affirmation première.

— Je ne crois pas qu’il y ait du monde chez mes deux locataires ; cependant, c’est possible.

Le commissaire s’adressa au patron.

— Conduisez-nous, dit-il en se dirigeant vers l’escalier…

C’est alors que la Sauvage cherchait un refuge dans la cour.

Parvenus au premier étage, les policiers s’arrêtèrent.

Le sieur Peignotte frappa avec force.

Aucun bruit ne lui répondit.

Que se passait-il donc à l’intérieur ?…

C’est ce qu’il importe de savoir. Les bandits avaient entendu les pas nombreux qui ébranlaient l’escalier.

Leur esprit était toujours tendu vers ce danger de tous les instants : la police.

Aussitôt que l’on eût frappé, ils regagnèrent instinctivement le cabinet et s’y enfermèrent.

Sacrais et le Nourrisseur étaient terrifiés.

Aucune chance de salut ne leur apparaissait.

Tintin, Zim-Zim, La Puce, l’Asticot et Bambouli n’étaient guère plus rassurés.

La Marmite et Tord-la-Gueule seuls conservaient un calme imperturbable.

— Que faire ? interrogea le Nourrisseur avec angoisse.

— C’est simple, repartit Tord-la-Gueule.

— Quoi ? demandèrent tous les bandits à voix basse.

Le colosse reprit d’une voix ferme :

— Ils vont défoncer la porte, n’est-ce pas ?

Au même moment, et comme pour confirmer ses paroles, les sommations légales de la police se firent entendre.

— Au nom de la loi, ouvrez !

— Merde ! grogna La Marmite.

Tord-la-Gueule exposa son projet.

— Nous les laisserons entrer dans la chambre ; ils ne verront rien, excepté le cadavre… Épatement !

— Oui, sur toute la ligne, approuva La Marmite.

— Nous en profiterons pour fondre sur eux et nous tirer des pattes.

Il y eut un instant de silence.

Les bandits réfléchissaient et retournaient dans leur esprit les chances de succès du moyen proposé par le géant.

Ils tombèrent tous d’accord.

— C’est la seule chose pratique, conclut Sacrais.

L’hercule fut flatté de cette approbation unanime.

— Je me mettrai en avant… et vous verrez !

Il retroussa ses manches dans l’obscurité.

— La rousse et la pègre vont se rencontrer, mugit-il sourdement… Ah ! on verra… on verra !

Cette apostrophe rendit du courage aux bandits.

La Marmite s’était glissé jusqu’à la porte du cabinet.

Il l’ouvrit doucement.

— Où vas-tu ? interrogea Tord-la-Gueule.

— Dame, moi aussi j’ai mon idée… Chacun pour soi.

Et il referma la porte sur ses camarades…

Puis, d’un bond, il courut se dissimuler derrière les rideaux de la fenêtre.

Il tourna l’espagnolette.

En bas, un agent se promenait lentement.

Tout à coup la porte s’ouvrit violemment.

La police pénétra dans la chambre.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria le père Peignotte, si c’est possible !

Il venait d’apercevoir le cadavre de Titille.

Jean-Baptiste Flack, lui aussi, vit la malheureuse étendue à côté de la table.

La lampe éclairait à demi ce lugubre spectacle.

Le domestique du Docteur-Noir jeta un rapide coup d’œil dans la chambre.

— Personne ! s’écria-t-il.

Les agents et le commissaire restèrent indécis.

Mais, soudain, ils reculèrent…

La porte du cabinet venait de s’ouvrir et les bandits, armés de couteaux, se précipitèrent sur eux, avec l’énergie furieuse du désespoir.

— À l’aide ! à nous ! crièrent les agents.

Jean-Baptiste Flack s’était rejeté en arrière prêt à saisir la Sauvage au passage. Son attente devait être vaine.

La bataille commença.

Tord-la-Gueule avait saisit le pied de la lampe et il s’en servait comme d’une masse pour assommer les agents.

Ceux-ci avaient dégainé. Ils frappèrent leurs adversaires.

Mais la nuit était complète.

Le commissaire, qui venait d’échapper aux bandits, reçut dans la mêlée un coup de sabre.

Pendant ce combat rapide, la fenêtre s’ouvrit…

La Marmite venait de sauter en bas sur un agent qui gardait l’entrée.

Le policier fut assommé du coup.

Le voyou gagna aussitôt le large, et il parvint à s’échapper par les ruelles avoisinantes.

Cette fuite inattendue fit diversion.

Les bandits repoussèrent les agents jusqu’au bas de l’escalier.

Là une lutte terrible s’engagea.

Tord-la-Gueule aurait pu vingt fois s’échapper.

Il préférait continuer la bataille et demeurer avec ses compagnons.

Son pied de lampe se brisa sur le crâne d’un gardien de la paix, qui s’affaissa sans pousser un cri…

Tord-la-Gueule releva le corps et s’en servit comme d’un bouclier. Il s’était emparé du sabre-baïonnette et, dans sa main puissante, cette arme devenait terrible.

Plusieurs agents, assommés, blessés ou écrasés, gisaient sur le sol.

Mais du secours était arrivé.

Le combat n’était plus égal…

— En avant, nom de Dieu, hurla Tord-la-Gueule. Une trouée !

Et il jeta contre ses ennemis le cadavre du sergent de ville.

Les bandits s’élancèrent après lui.

Un agent voulut saisir le colosse.

Celui-ci, dont la force était quintuplée par la colère et le danger, s’empara du policier en le saisissant par les bras.

Il le poussa devant lui à reculons, renversant les hommes sur son passage sans effort, par la seule puissance de son élan.

Tord-la-Gueule franchit de la sorte l’étroit corridor rempli d’agents et déboucha dans la rue.

L’agent broyé par son étreinte irrésistible le suppliait.

Le bandit effroyable, hideux, écumant de rage, fit un dernier effort surhumain et lança devant lui son ennemi.

Le malheureux sembla glisser sur lui-même et alla s’écraser sourdement contre le mur opposé.

— Vive la pègre et mort aux vaches ! cria Tord-la-Gueule. En avant !

Une course effrénée, vertigineuse se produisit.

Les bandits remontèrent vers les boulevards extérieurs et ne s’arrêtèrent que dans les ruelles qui avoisinent le boulevard d’Italie.

Les agents étaient distancés.

Quelques minutes après ils étaient en sûreté.

— Ah ! vous voilât fit une voix gouailleuse, comme ils tournaient la rue du Moulin-des-Prés.

— La Marmite !

— Oui dà, j’ai sauté par la fenêtre et me voilà. Quand on n’est pas fort, il faut être malin. Et où sont les autres ?

— Les autres ? C’est vrai !…

Et les bandits s’entre-gardèrent.

Plusieurs d’entre eux manquaient à l’appel.

Tintin, la Puce, l’Asticot et le Nourrisseur étaient restés sur le carreau ou entre les mains des agents.

— Et la Sauvage ? interrogea encore La Marmite.

Ce fut une nouvelle et muette consultation.

— Oh ! elle doit s’en être tirée, affirma Tord-la-Gueule avec conviction.

Sacrais secoua la tête…

— Séparons-nous, et à demain ! fit-il.

Les bandits s’éloignèrent dans diverses directions.

La victoire était à eux, mais elle leur coûtait cher !…