Le Vampire (Morphy)/56

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 338-346).

CHAPITRE IX

Le prisonnier.

Pendant que ces événements passaient dans Paris, le Docteur-Noir était enfermé à Mazas.

M. Cuplat, le directeur dont nous avons fait la connaissance, prenait possession de son poste.

Le règlement, appliqué par ce maniaque, devenait insupportable.

M. Lucien Bartier avait été placé dans une cellule de la sixième division, où il avait, suivant l’usage, deux compagnons de captivité, chargés de l’espionner.

L’un d’eux, faux-détenu, cela va sans dire, n’était autre que l’agent Haroux qui s’était transformé en prisonnier pour la circonstance.

L’autre était un individu accusé de faux, qui, pour améliorer sa situation et voir sa peine adoucie, avait accepté le rôle de mouton.

Placé sous cette étroite et incessante surveillance, le Docteur-Noir ne pouvait dire un seul mot qui ne fût immédiatement rapporté au parquet.

Mais la tâche des mouchards était rendue singulièrement difficile en raison de l’innocence même du médecin.

L’accusation qui pesait sur celui-ci était monstrueuse.

À deux reprises, il avait été mis en présence d’un juge d’instruction qui l’accusait, preuves en mains, d’avoir violé la sépulture de la baronne de Cénac, pour s’approprier les valeurs qui y étaient contenues.

De plus, le meurtre du gardien du cimetière devenait son œuvre.

L’évidence condamnait le malheureux.

Devant les juges les moins prévenus il eut été déclaré coupable.

Son honneur était à jamais perdu.

Le Docteur-Noir subissait avec courage sa captivité. Cet homme, que le malheur avait si cruellement frappé, s’était mis volontairement hors la société.

Il avait fait bon marché de l’horrible accusation qui pesait sur lui.

Sa dernière et suprême espérance était, non pas de recouvrer l’estime d’un monde qu’il méprisait, mais de se venger d’une façon effroyable de tous ses ennemis.

Il n’exceptait pas son frère de sa vengeance, et c’eut été pour lui un soulagement que d’apprendre le châtiment de ce misérable.

Toute sa vie de médecin avait été un sacerdoce. Il avait cru à l’humanité, au dévouement, au sacrifice. Aujourd’hui, seul, abandonné de tous, trahi, déshonoré, il rongeait son frein avec rage.

La haine de cet homme de bien, c’était de l’amour aigri au fond du cœur.

Il avait rêvé une société honnête et grande, sans alliage d’égoïsme et de crime.

Or, la hideuse réalité lui apparaissait.

Il se prenait à maudire l’espèce humaine. Il lui en voulait de ne pas être meilleure et la plus noire misanthropie envahissait son cerveau.

Sa mission de désintéressement et de bonté n’était plus, à ses yeux, qu’une naïve imbécillité, tant le malheur est propre à changer en fiel les plus nobles sentiments, chez les natures d’élite.

Il repassait son existence d’illusions, de désespoirs et de révolte.

Sans cesse, il s’était vu bafoué et insulté. Vivant à l’écart, il passait pour un monstre chez ceux-là même pour qui il se dévouait.

Le sinistre assassin de la rue des Gravilliers, Gaudirol, était libre, et lui, qui l’avait tenu en son pouvoir, il allait payer de sa responsabilité ses crimes abominables.

Pourquoi ne l’avait-il pas écrasé !…

Dans sa solitude une pensée persistante venait l’obséder.

Qu’était devenu son domestique, ou plutôt son ami, le brave Flack ?

Quelles souffrances endurait son fils adultérin Georges, chez le président Bartier ?

Il eut éprouvé un bonheur immense, dans son infortune, s’il avait pu apprendre que Georges était en sécurité dans sa maison de Noisy, entre Jean-Baptiste Fiack et Marguerite, ces fidèles serviteurs.

L’engagement qu’il avait pris envers le père Marius lui revenait aussi à l’esprit.

Il renonçait à retrouver la petite-fille du vieillard.

Il était loin de se douter qu’à cette heure même, elle était prisonnière comme lui.

Au moment où nous faisons pénétrer le lecteur dans la cellule de l’infortuné, il est six heures du matin.

Il se réveille lentement d’un sommeil rempli de cauchemars.

Il porte ses yeux autour de lui.

L’agent Haroux est couché à l’autre extrémité de la cellule dans un lit de fer.

L’autre détenu dort dans une sorte de hamac placé en travers.

La pièce froide et nue est éclairée par deux vasistas très élevés.

Deux portes de chêne, garnies d’un vasistas ouvert, sont soigneusement fermées.

Un surveillant se promène devant les cellules.

Après quelques instants, le Docteur-Noir se lève et procède à sa toilette.

Puis, il se promène lentement dans la cellule…

Une sonnerie bruyante éclate tout à coup sous les voûtes sonores de la prison et se répercute dans les galeries.

C’est le réveil.

Mazas sort de sa torpeur et s’anime.

La rumeur de douze cents hommes qui se meuvent chacun dans une étroite cellule forme une basse continue et monotone.

Puis les portes s’ouvrent une à une ; les surveillants rejettent dans la galerie les ordures des détenus.

On donne la boule de son et l’eau, puis tout rentre dans un demi-silence.

Le Docteur-Noir était déjà habitué à la vie de l’immense maison de détention.

Pendant que ses compagnons de captivité faisaient leur toilette, il s’était assis sur sa chaise de paille et, la tête appuyée dans ses mains, il réfléchissait.

Deux heures s’écoulèrent.

L’agent Haroux fut appelé au greffe.

Il revint bientôt en affectant d’être tout joyeux.

— Je reviens prendre mes affaires, dit-il ; il y a non-lieu. Je vais être remis en liberté. Mon innocence est reconnue.

Lucien Bartier releva la tête d’un air distrait.

— Ah ! fit-il, tant mieux. Bonne chance !

Haroux s’approcha du docteur.

— Faites comme moi, lui glissa-t-il à l’oreille. N’avouez rien !

Le médecin haussa les épaules.

— Adieu ! dit-il en se laissant aller de nouveau au cours de ses pensées.

La vérité, c’est que la police, voyant que le Docteur-Noir était invulnérable, avait fait relâcher son agent.

On désespérait de faire parler le prisonnier.

Le policier était à peine sorti de la cellule que la porte s’ouvrit de nouveau.

On venait chercher le Docteur-Noir.

— À l’instruction ! cria un surveillant.

— Encore ! fit le prévenu.

Toutes les souffrances morales, toutes les humiliations qu’il avait dû subir depuis son incarcération lui revenaient en foule à la tête.

Arrêté au cimetière du Père-Lachaise, devant le cadavre du gardien Bonnasse, il avait été dirigé au poste voisin. De là, il avait été envoyé au Dépôt, où il avait été enfermé cette fois dans une cellule du rez-de-chaussée.

Puis le jour même il passait devant un juge d’instruction qui, sans aucun interrogatoire préalable le faisait transférer à Mazas.

Là, en compagnie de deux individus chargés de le surveiller, il n’avait pas eu la consolation de penser librement et de se recueillir.

Cette vie à trois dans une cellule de prison, cette promiscuité continuelle, toutes ces tortures physiques et morales l’exaspéraient.

Le malheureux enviait le sort des autres détenus qui avaient chacun leur cellule.

Il s’était renfermé dans un mutisme farouche, et il attendait impatiemment l’heure de son jugement.

Le Docteur-Noir pensait en avoir fini avec les constations légales et l’instruction. Il éprouva un sentiment d’abattement profond quand on vint lui donner l’ordre de s’apprêter pour se rendre chez le juge d’instruction.

Il n’avait pu s’habituer encore aux mille humiliations de la vie de prisonnier.

Néanmoins il procéda à quelques détails de toilette et quitta sa cellule après avoir mis son chapeau.

Il traversa la galerie de la sixième, division et, précédé d’un gardien, il arriva au rond-point central d’où partent les galeries à trois étages de la prison.

Dans un bureau vitré, sur le toit duquel était aménagé une sorte de chapelle, se tenait le sous-brigadier.

Il procéda à quelques formalités insignifiantes et le prévenu, toujours accompagné d’un surveillant, continua sa route.

La porte du rond-point fut franchie, puis, après une marche de quelque instants dans une longue allée, le Docteur-Noir se trouva dans la cour extérieure aux murs tapissés de lierre.

Une voiture cellulaire attendait.

Le prisonnier y monta en se courbant et se laissa enfermer dans un compartiment.

Le garde municipal prit place à la portière, le conducteur du sinistre véhicule donna un tour de clé à la portière et l’on partit.

La voiture n’avait pas encore fini sa tournée. Elle passa successivement à Sainte-Pélagie et à la grande Roquette, avant de se diriger vers le Palais de Justice.

Enfin ce lugubre voyage prit fin.

Les détenus descendirent entre deux haies de municipaux et s’enfilèrent sous une voûte sombre.

On fit l’appel.

Puis les prisonniers furent enfermés dans d’étroits réduits, obscurs et sans air.

C’est le bâtiment connu sous le nom de « la Souricière » ou plus communément sous celui des « Trente-six Carreaux », parce que les portes des cellules sont garnies d’un pareil nombre de vitres cannelées.

Le Docteur-Noir fut heureux de se retrouver seul. Toute son énergie lui revint.

Il envisagea résolument sa situation.

L’instruction qui allait avoir lieu serait vraisemblablement la dernière.

L’issue n’était pas douteuse : il serait renvoyé devant la chambre des mises en accusation ; puis, de là, en Cour d’assises.

Toute justification était impossible.

La fatalité l’écrasait. Les preuves étaient accablantes.

Le Docteur-Noir n’entrevoyait qu’une chance de salut : l’évasion.

Mais comment s’évader d’une prison moderne ?

Tout d’abord cela semblait insensé. Mais, cependant, il, y avait des précédents. Des prisonniers avaient pu prendre la fuite dans des circonstances qu’il se rappelait.

Il s’agissait de ne pas perdre une occasion.

Une fois libre, il verrait à se justifier et à se venger du misérable dont il expiait les forfaits.

Très nerveux, le sang à la tête, il se contenait à peine.

Un besoin de liberté, de grand air, le tenait au cœur.

Il se promettait, s’il redevenait libre, de s’expatrier et de vivre ignoré, à l’abri des hommes dont il contractait l’horreur.

Le bruit sec de la clé d’un gardien qui fit jouer brusquement la serrure, le tira de ses réflexions et vint le rappeler à la triste réalité… la porte s’ouvrit.

Un garde municipal attendait.

Il passa le cabriolet autour du poignet du docteur, et sans mot dire il le conduisit dans la partie du palais attribuée aux juges d’instruction.

Il fallait suivre différents couloirs et monter plusieurs escaliers.

Lucien Bartier connaissait déjà le chemin.

Il s’arrêta de lui-même devant la porte du juge chargé d’instruire son affaire.

Une idée subite, audacieuse, venait de lui venir.

La mettrait-il à exécution ?

Son cœur battait avec violence…

Le couloir était désert. S’il pouvait s’échapper, il se perdrait en un instant dans les dédales du Palais de Justice, il se mêlerait à la foule et sortirait sans être remarqué.

Mais il était enchaîné…

La porte du juge d’instruction s’ouvrait par un simple bouton. La clé était dans la serrure extérieurement.

Le Docteur-Noir l’avait remarqué précédemment.

Au moment où le garde municipal enlevait le cabriolet, — car la loi dit que l’accusé « comparaîtra libre et sans fers » le médecin avait pris sa détermination.

Il allait tenter une chance suprême.

Le municipal ouvrit la porte et s’effiça à demi pour laisser passer son prisonnier.

Le Docteur-Noir se raidit et, rassemblant toutes ses forces, il se précipita sur le garde qui alla rouler dans le cabinet sur le bureau du juge d’instruction.

Puis, il referma la porte et donna un tour de clé.

Un concert de cris éclata dans le cabinet.

Le juge, le greffier et le soldat étaient enfermés.

Le Docteur-Noir s’orienta rapidement et gagna l’escalier le plus proche.

Il traversa plusieurs couloirs et manœuvra vers la sortie.

La cour de la Sainte-Chapelle était presque déserte.

Il si mit à courir dans la direction du quai.

Ce fut sa perte…

Un homme qui passait s’arrêta tout à coup.

— Pas possible !… le docteur ! Et il se jeta sur lui, par derrière, en criant :

— Halte-là, mon brave… Au secours !

Le Docteur-Noir essaya de se dégager. Il parvint seulement à se trouver face à face avec son agresseur.

À son tour, il le reconnut.

— Ah ! dit-il d’une voix sourde.

C’était son ancien compagnon de captivité, mis en liberté le matin même.

L’agent Haroux se rendait précisément chez le juge d’instruction où il devait être confronté avec le Docteur-Noir.

Il le retrouvait libre, en fuite…

Lucien Bartier vit des gardes accourir. L’espérance l’abandonna, mais une colère terrible l’emporta.

— Lâchez-moi, ordonna-t-il.

— Tout à l’heure, ricana le policier.

Le Docteur-Noir enlaça son adversaire et le broya contre sa puissante poitrine.

Une lutte courte, désespérée, s’engagea.

L’agent Haroux sentit les doigts de son prisonnier s’enfoncer dans sa gorge.

Il l’étranglait.

Par un effort suprême, il put encore rejeter sa tête de côté et pousser un cri inarticulé.

Mais ce fut tout.

Le Docteur-Noir l’avait saisi par la taille et l’avait précipité sur le rebord du trottoir.

Le policier fut tué raide.

Il était trop tard pour profiter de la situation.

Lucien Bartier était cerné.

Il n’essaya pas une lutte inutile et il se laissa emmener par les gardes qui le brutalisèrent sans pitié.

— Lâches ! leur cria-t-il. Emmenez-moi… Je saurai bien m’évader encore.

— Vous ne croyez pas si bien dire, murmura une voix à son oreille.

Lucien Bartier se retourna et eut un soubresaut.

— Flack ! Toi ici ? Oh ! tu viens trop tard.

— Chut ! taisez-vous. Je glisse un papier dans votre poche. Tout ce qui s’est passé depuis votre arrestation y est raconté.

— Et tu as l’espoir ?…

— J’ai la certitude de vous faire sauver avant votre renvoi en Cour d’assises.

— Adieu, brave cœur.

— Au revoir, cher maître, à bientôt.

Cette rapide conversation avait pu être échangée sans attirer l’attention.

Les paroles de Jean-Baptiste Flack et du docteur se perdaient au milieu des vociférations des gardes.

D’ailleurs, Flack n’était guère suspect. Il était un de ceux qui s’étaient emparés de Lucien Bartier après le meurtre de l’agent Haroux.

Il s’éloigna rapidement, heureux du hasard qui lui avait fait rencontrer inopinément son maître.

L’évasion manquée, tout en l’attristant, ne le désespérait pas outre mesure.

Lui aussi avait son plan de fuite et il travaillait à l’organiser.

En voyant la façon dont tournaient les choses le soir du crime de la rue des Lyonnais, il était parti au milieu de la bagarre pour ne pas être mêlé à l’enquête policière.

Il continuait de vivre à Noisy où il donnait chaque jour de nouvelles espérances au fils du Docteur-Noir et à Marguerite…

Les événements allaient se succéder à l’improviste, comme nous le verrons.