Le Vampire (Morphy)/57

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 346-350).

CHAPITRE X

L’interrogatoire.

Le Docteur-Noir, enfermé à Mazas, n’avait plus aucune espérance.

Tout d’abord, il avait cru que la baronne de Cénac, qu’il avait si miraculeusement sauvée du tombeau, viendrait à reparaître.

Mais le temps s’était écoulé.

Il avait appris à l’instruction que son domestique, Jean-Baptiste Flack, avait disparu.

— Tout espoir s’était envolé.

Pour lui, madame de Cénac n’avait recouvré ses sens que pour succomber aussitôt.

Peut-être même s’était-il trompé…

Le corps ne renfermait plus une étincelle de vie.

Comme tous les véritables savants, il doutait.

Mais ce qui se dégageait clairement à ses yeux, c’était son impuissance.

Sa tentative d’évasion échouée, c’était pour lui l’humiliation et la mort.

Il se sentait perdu.

Telle avait été son impression en se retrouvant encore une fois prisonnier.

Mais Jean-Baptiste Flack lui était apparu.

En revoyant cet ami fidèle, le malheureux avait repris courage.

Le papier qui lui avait été glissé devait l’éclairer sur sa situation.

Pour lui, c’était un trésor.

Il profita d’un moment où ses gardes le bousculaient davantage pour retirer de sa poche le billet de Jean-Baptiste Flack…

On le conduisait chez le juge d’instruction.

Au détour d’un couloir il fit le geste de porter la main à sa figure pour parer un coup, et il plaça rapidement dans sa bouche la lettre de son domestique.

Il montait les escaliers poussé par la cohue des curieux et des municipaux.

Les coups pleuvaient sur lui, sans que le sourire de dédain qui lui était habituel, cessât de flotter sur ses lèvres.

Enfin, il arriva, bousculé et meurtri, jusqu’au cabinet de M. Barbinette, juge d’instruction.

— Ah ! ah ! fit celui-ci en voyant reparaître l’évadé. Voilà notre homme.

Le Docteur-Noir ne répondit rien.

M. Barbinette se retira dans une pièce attenante pour entendre le rapport circonstancié de la scène qui venait de se dérouter dans la cour de la Sainte-Chapelle.

Quand il rentra dans son cabinet, il affectait une gravité pleine de hauteur.

Il s’assit devant son bureau.

— Greffier, dit-il à l’employé placé devant lui, écrivez soigneusement les réponses de cet homme. Je vais vous les dicter. Lucien Bartier eut un sourire.

— Vous riez, s’écria M. Barbinette… Accusé, pourquoi riez-vous ? Même silence,

Du coup, le juge d’instruction bondit sur son fauteuil.

— Voulez-vous répondre ?

Le Docteur-Noir ne bougea point. Il semblait absolument indifférent à tout ce qui se passait autour de lui.

Il avait adopté cette tactique de ne point parler afin de ne pas trahir son secret…

Dans sa bouche se trouvait le papier de Jean-Baptiste Flack.

S’il le perdait il était perdu.

Aussi toutes les questions de M. Barbinette restèrent-elles sans réponse.

Tout à coup, celui-ci s’écria :

— Fouillez cet individu. Il est peut-être armé. Un assassin de cette espèce peut déjouer toute surveillance.

Le juge était enragé contre le prisonnier. La manière bizarre dont celui-ci l’avait enfermé lui restait sur le cœur.

Un garde municipal se mit à examiner toutes les poches de l’accusé.

On lui retira ses bottines ; cette fouille minutieuse n’aboutit point.

— Rien, monsieur le juge, déclara le garde. Rien du tout !

M. Barbinette se trémoussa sur son fauteuil d’un air irrité.

— Circonstance aggravante, murmura-t-il.

Et il se mit à compulser ses dossiers.

— Vous avez fait de la propagande socialiste, finit-il par dire.

Le Docteur-Noir souriait toujours.

Le greffier prêtait l’oreille,

M. Barbinette continua.

— On a saisi des matières explosibles chez vous ?

Lucien Bartier haussa les épaules.

— Ne vous moquez pas de la justice, glapit le juge d’instruction. Vous aggravez votre affaire. Je vous l’ai déjà dit : Circonstance aggravante… très aggravante même…

En ce moment le greffier intervint et dit à voix basse :

— Monsieur le juge… vous faites erreur sans doute. Je crois qu’au lieu du dossier de Lucien Bartier, vous avez celui d’un révolutionnaire…

M. Barbinette fut piqué au vif.

— Parbleu, je le vois bien ; mais cet individu a mêlé tous mes papiers en lançant le municipal sur mon bureau.

Et, pour se venger de sa déconvenue, il s’adressa au garde :

— Il faut que vous soyez bien bête, déclara-t-il.

Le pauvre soldat, qui sommeillait doucement sur sa chaise, se réveilla et regarda d’un air hébété le juge d’instruction.

Celui-ci froissait ses papiers avec rage et répétait son air favori :

— Circonstance aggravante… très aggravante !

Enfin, il découvrit le dossier du Docteur-Noir…

— Lors des précédentes instructions, vous avez refusé de répondre, prétendant que, lors du procès en cour d’assises vous feriez éclater votre innocence au grand jour. M’entendez-vous ?

Le Docteur-Noir garda le silence le plus parfait.

M. Barbinette, de plus en plus fiévreux, continua sa tirade :

— Taisez-vous ! s’écria-t-il. Je vous dis de vous, taire ! Vos crimes sont évidents. Vous êtes un assassin par tempérament. Vous avez tué un commissaire de police que vous soupçonniez d’avoir des relations avec votre femme.

Il s’épongea le front et reprit :

— C’était faux. Un magistrat n’a pas de ces légèretés. Cependant, on vous a laissé, tranquille. On vous a relâché… Bartier, qu’avez-vous fait de votre femme ? On l’a recherchée et on ne la retrouve plus… Donc vous l’avez assassinée, aussi !

Le Docteur-Noir écoutait avec un intérêt évident.

Comme M. Barbinette s’arrêtait, il lui fit signe de poursuivre.

— Ah ! cela vous amuse ? exclama le juge.

Le médecin inclina la tête en signe d’assentiment.

M. Barbinette changea de couleur.

— Oh ! s’écria-t-il, la justice est désarmée. Pour de tels scélérats il faudrait inventer des supplices.

Et le fougueux juge d’instruction se mit à parler de tortures effroyables. Il retraça des scènes de l’Inquisition.

Au bout d’un quart d’heure de narration, il chercha à rassembler ses souvenirs.

— Il s’agit bien de cela, fit-il d’un air sévère. Vous m’éloignez de la véritable question. Vous êtes un assassin, entendez-vous, Bartier ? La preuve, c’est que vous avez tué plusieurs personnes.

Et sur cette affirmation, M. Barbinette essaya de foudroyer l’accusé d’un regard.

Puis il reprit :

— Vous vous êtes introduit avec des complices inconnus dans un cimetière. Vous avez ouvert une tombe. Vous vous êtes emparé des valeurs qu’elle contenait. Le cadavre de la baronne de Cénac a disparu avec la fortune enfouie dans son cercueil. Au moment de vous échapper, un garde vous a barré le chemin. Vous l’avez tué, suivant votre détestable habitude ? Le pistolet qui vous a servi est retrouvé. Le voici. Il vous appartient.

M. Barbinette ajouta :

— Vous avez essayé de vous enfuir ; mais Dieu n’a pas voulu que vous échappiez à la justice des hommes ; vous ayez tué Haroux, un agent de police qui vous saisissait au nom de loi… Oui, monsieur, de la loi… de la loi ! C’est plus que criminel, c’est coquin.

On le voit, le Docteur-Noir était tombé sur un juge imbécile à qui il ne fallait pas répliquer.

M. Barbinette arrivait de province, et les écus de sa famille plus que son mérite lavaient fait parvenir au poste qu’il occupait.

À l’époque où avait lieu ce procès, on s’occupait en haut lieu de lui donner de l’avancement, autant pour être agréable à des gens riches et influents que pour s’en débarrasser.

— Comme juge d’instruction, il est impossible, avait dit le ministre de la justice. Mais à la Cour d’appel, muet sur son siège, il fera très bien.

L’affaire du Docteur-Noir devait être sa dernière instruction.

On a vu comme il s’en était tiré.

— Ramenez cet homme à Mazas ! commanda-t-il en signant gravement une feuille où, à toutes les questions, le greffier avait placé cette note : Silence de l’accusé.

Lucien Bartier fut ramené sous bonne escorte.

L’interrogatoire était terminé.