Le Vampire (Morphy)/58

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 350-358).

CHAPITRE XI

Une lettre de Caudirol.

Lors de l’invasion de l’hôtel de la rue des Lyonnais par la police, la Sauvage avait trouvé un asile chez Marita, la vieille Italienne. Blottie derrière la porte, elle avait pour ainsi dire assisté à toutes les péripéties de la lutte… Enfin, en entendant les cris des agents qui se perdaient dans le lointain, elle avait deviné que les bandits avaient pu effectuer une trouée.

La force prodigieuse de Tord-la-Gueule lui avait fait, dès l’abord, bien augurer de l’issue du combat. Elle ne doutait pas que tous ses compagnons n’eussent pris la fuite.

La cour de l’hôtel Peignotte s’était subitement repeuplée. Le bruit de cette bataille furieuse avait réveillé tout le monde. Les hôtes du garni n’avaient guère la conscience tranquille et il ne s’en trouvait pas qui restassent indifférents devant une rafle de la police.

La Sauvage était inquiète. Une curiosité sans pareille la tenaillait. Son indomptable nature se révoltait contre le rôle passif que la prudence lui commandait de jouer en cette circonstance. Elle voulait voir par elle-même ce qui s’était passé.

Elle s’enveloppa d’une loque qu’elle ramassa dans un coin et, après ; avoir jeté un coup d’œil sur la mère de la Pitchounette, qui ne bougeait point, elle se disposa à sortir… Ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité et elle pouvait voir la vieille Italienne absorbée dans une profonde rêverie. La malheureuse femme semblait étrangère à tout.

La Sauvage ouvrit doucement la porte et elle sortit avec mille précautions.

La cour était peuplée d’ombres noires qui chuchotaient. Devant la porte de sortie, il y avait un groupe compact. Dans le fond, on distinguait les sabres des agents.

Brusquement, le couloir conduisent à la rue s’éclaira. La mère Peignotte venait d’apporter de la lumière… La Sauvage s’approcha.

Les gardiens de la paix maintenaient le Nourrisseur et ses compagnons en les bourrant de coups. Les outrages pleuvaient. La police était exaspérée.

Des brancards arrivèrent pour les blessés. Ceux-ci furent chargés dans la rue, car le boyau de l’hôtel était trop étroit… Puis, des renforts vinrent de tous côtés. L’entrée de l’hôtel était gardée. On ne laissait sortir personne… C’était la consigne.

On emmena les prisonniers au milieu d’une bonne escorte. Les agents n’étaient guère rassurés. La population du quartier avait été attirée par le bruit et la rue était envahie par bon nombre de malfaiteurs qui ont leur refuge dans les rues de Lourcine et des Anglais.

Les insultes contre les policiers se firent entendre plus nourries quand le détachement de gardiens de la paix s’éloigna avec les bandits arrêtés. Mais les agents se gardèrent bien de répondre et ils attendirent d’avoir gagné la rue Claude-Bernard pour se venger sur leurs prisonniers, qu’ils foulèrent aux pieds et assommèrent de coups.

Au poste, la même scène de brutalité lâche se renouvela avec plus d’impunité, car la police était chez elle. Quelques individus arrêtés au hasard dans la bagarre eurent le même sort que les bandits… Mais revenons à l’hôtel de la rue des Lyonnais.

La Sauvage se trouvait prise comme dans une souricière et ne pouvait plus s’échapper.

Tout à coup une rumeur s’éleva dans la cour du garni :

— On visite les chambres… Nous allons tous être arrêtés !

Et les cris des femmes se mêlaient à ce concert d’exclamations inquiètes.

En effet, le commissaire de police avait donné l’ordre de perquisitionner. Le magistrat pensait que plusieurs bandits avaient pu trouver un asile dans d’autres chambres.

Les patrons se multipliaient pour garder les agents, en protestant de leur innocence.

La mère Peignotte affolée, de l’arrestation de son amant, ne savait plus où elle en était et jurait ses grands dieux que c’était un complot organisé pour déconsidérer sa maison.

Le corps principal de logement fut visité tout d’abord. Les arrestations se multiplièrent à l’infini. La police profita de l’occasion pour faire une rafle complète sur les prostituées qui pullulaient dans cet établissement louche.

Sous les coups répétés des agents, les portes s’ouvraient avec hésitation. On dévisageait les locataires. On questionnait le patron. Les hôtes du garni étaient atterrés.

Enfin on passa à la visite des baraquements de la cour. Un agent tenait à la main le registre de l’hôtel et lisait les noms. On contrôlait rapidement, et s’il se trouvait une personne de plus on l’arrêtait malgré ses dénégations.

— Vous vous expliquerez au poste, disaient invariablement les policiers.

On avait fait rentrer tout le monde dans les taudis.

La Sauvage était revenue à son premier refuge. La porte restée entr’ouverte lui avait permis d’entrer. Un silence plein d’épouvante régnait à cette heure dans l’hôtel.

Elle entendit la police approcher. Sa position devenait désespérée.

La vieille Italienne restait toujours immobile… La Sauvage bouillait d’impatience.

Elle alla vers Marita, qu’elle secoua vivement pour la tirer de sa torpeur.

— Écoutez, lui dit-elle. Oh vient… C’est la police… Vous savez, les agents.

La folle secoua la tête d’un air égaré.

La Sauvage ne savait que lui dire. Elle reprit, en lui prenant les mains :

— Ils vont vous prendre… si vous ne faites pas ce que je vous dis… Vous m’entendez ?

La vieille femme eut une lueur d’intelligence. Elle comprit ce qu’on lui disait et elle se dressa d’un air sauvage.

— Je ne veux pas… je ne veux pas, dit-elle d’une voix sifflante. Je veux venger ma Pitchounette… ma petite Pitchounette… C’est le prêtre qui l’a tuée.

En cet instant on frappa à la porte.

— Attendez, nous nous habillons, cria la Sauvage.

— Allons vite, fit la voix d’un policier. Est-ce que vous avez peur qu’on voie votre viande ?…

La Sauvage eut un éclair de haine dans les yeux.

Mais le danger était grand. Elle commanda à son impétueuse nature et, s’adressant à la vieille Italienne :

— Les voilà !… Dites que je suis votre petite fille. Ils ne vous arrêteront pas. Voulez-vous ?

La Sauvage alla ouvrir la porte et les agents pénétrèrent dans le réduit.

— Hum ! quel trou ! fit celui qui tenait le registre. Ah ! nous disons qu’il y a ici une vieille bonne femme. C’est-elle qui est là-bas. Et toi, gamine, qu’est-ce que tu fiches ici ?

Cette interrogation était à l’adresse de la Sauvage.

Un subit changement s’était opéré en elle. Toute sa dureté de physionomie avait disparu, et elle avait l’air candide d’une enfant. Elle avait à dessein laissé tomber sa robe et elle se trouvait en jupon court. Ses cheveux dénoués lui retombaient sur les épaules.

Elle ne paraissait pas avoir plus de douze ans. Elle restait interdite devant les agents.

— Monsieur, finit-elle par dire, je suis venue pour voir grand’mère, Maman m’a envoyée lui porter des secours, vous voyez.

Et elle montra une pièce de cinq francs.

L’agent s’adressa à l’Italienne :

— C’est votre petite fille, cet enfant-là ?

La vieille inclina la tête à plusieurs reprises, et balbutia quelques paroles incompréhensibles.

— Ah ! bonsoir… et à une autre ! fit le policier en donnant le signal de la retraite.

Les agents suivirent leur collègue, et la porte se referma.

Par bonheur, on n’avait point fait appel au témoignage des patrons qui se tenaient à distance et n’avaient point prêté d’attention à la perquisition chez la « Mère Vengeance. »

La Sauvage l’avait échappé belle, mais elle était hors de danger.

Elle alla vers la vieille et l’embrassa,

— Tu m’as sauvée, lui dit-elle. Désormais tu ne me quitteras pas. La misère n’existera plus pour toi…

La nuit s’écoula rapidement et sans sommeil pour les habitants de l’hôtel.

Lorsque les premières lueurs du matin filtrèrent à travers les fentes de la porte, la Sauvage se disposa à partir.

La vieille Italienne la regardait.

— Me feras-tu retrouver le prêtre… l’assassin de ma Pitchounette ? demanda-t-elle enfin, avec une expression d’angoisse affreuse.

— Oui, promit la Sauvage. Viens avec moi…

Marita eut un éclat de rire strident. Elle se releva d’un bond et de sa voix chevrottante elle chanta d’un air de triomphe son refrain habituel :

Ma Pitchounette
Sera vengée,
Ma Pitchounette
Sera vengée !

La Sauvage l’entraîna dehors et passa devant le bureau de l’hôtel sans être remarquée.

Aussitôt sortie, elle s’orienta.

Une marchande à la toilette était occupée à retirer les volets de sa boutique.

La maîtresse de Caudirol jeta un coup d’œil sur les vêtements misérables de la vieille femme et, prenant son parti sur-le-champ, elle s’adressa à la revendeuse.

— Il faudrait m’habiller proprement et des pieds à la tête cette bonne dame.

La marchande s’empressa de faire servir ses clientes…

Quand la Sauvage sortit de la boutique avec l’Italienne, cette dernière était convenablement vêtue. On eut dit la mère et la fille.

Les deux femmes descendirent la rue Gay-Lussac.

La Sauvage se rendait de ce pas chez madame Poivre-et-Sel, près de la Madeleine.

Elle arrêta une voiture et donna l’adresse au cocher… Le fiacre fut rapidement à destination.

Madame Paulia ne fut pas peu surprise en voyant arriver avec son amie la vieille Italienne.

— Te voilà donc revenue, coureuse ! fit-elle, d’un ton de reproche.

— Oui, et je t’amène une brave créature qui m’a sauvée cette nuit…

— Tu t’es encore exposée, petite folle ?

— Allons, c’est bien. Veille sur notre pensionnaire. Elle a besoin de tout. À propos, il ne faut prêter aucune attention à ce qu’elle pourra dire. Elle est idiote.

— Bah ! décidément c’est la maison des fous ici !

— Et ta Démone ?

— Obi ma chère, c’est une créature d’or… On peut le dire. Elle va bien, cela va de soi.

— Tant mieux, je me sauve. Embrasse-moi.

— Déjà ! mais c’est ridicule.

La Sauvage n’en entendit pas davantage.

Sa voiture l’attendait à la porte. Elle y monta et se fit conduire à la Poste.

Là, elle s’enquit d’une lettre aux initiales L. S., venant de Nantes.

Un employé, après quelques recherches, lui remit un pli soigneusement cacheté.

C’était une lettre de son amant.

Voici ce que Caudirol lui écrivait :

« Ma Sauvage,

« Parlons de nos affaires tout d’abord, afin d’en être quittes plus tôt. J’ai continué mes explorations à Nantes. Étant donné que madame Le Mordeley, la nouvelle propriétaire du château de Lormières, est une bigote, je me suis présenté chez elle en me donnant pour un homme pieux et charitable, qu’une question d’humanité amenait. Le hasard m’avait favorisé puisque Lydia, la petite que Sacrais a amenée chez lui, est une orpheline, recueillie par madame Le Mordeley. Cette gamine, comme tu le sais, est aventureuse et romanesque ; elle s’est enfuie de chez sa protectrice qui lui menait la vie dure, paraît-il. Lorsque j’ai appris à madame Le Mordeley que la belle fugitive était à Paris, où je la tenais à sa disposition, il ne s’en est guère, fallu qu’elle ne tombât à genoux devant moi. Nous avons causé religion ensemble et notre affaire est en bonne voie. J’ai déjà un pied dans la place. Voici ce qu’il faut faire : Dis à Sacrais de m’amener la petite Lydia. Naturellement, il est indispensable d’éviter le scandale. Il faut donc prendre la jeune fille par la persuasion et lui faire croire que la liberté est au bout de son voyage. Je compte sur ton intelligence et ton dévouement pour parvenir à ce résultat.

Maintenant, ma belle Sauvage, laisse-moi te dire que je ne vis plus depuis ton départ. Je passe les nuits à me tordre sur ma couche solitaire. Oh ! quand tu reviendras, je te broierai sous mes caresses.

Au revoir, le moment venu je te ferai signe d’accourir,

Un million de baisers sur tout ton corps.

Renaud. »

La Sauvage lut et relut cette lettre de son amant à plusieurs reprises. Une appréhension dont elle ne pouvait se défendre l’agitait. Cet homme rempli de fougue et de passion attendrait-il son retour pour donner cours au déchaînement de ses sens, toujours en éveil ?

Elle se souvenait des nuits brûlantes passées avec ce satyre, de ses immenses besoins d’amour, de ses caresses qui la brisaient, de ses crises suprêmes où il rugissait dans l’embrasement de sa chair, Elle revoyait cet être étrange se tordre désespérément dans ses bras, inventer des plaisirs plus aigus, plus vibrants, la mordre et la lécher comme un fauve en rut.

Une jalousie farouche s’emparait de la Sauvage. Aucune femme, pensait-elle, ne résisterait à son amant dont la sensualité devait être mise en rage par la continence.

Cette madame Le Mordeley était peut-être déjà sa rivale ?

Lydia deviendrait la proie toute désignée de ce monomane… Voilà ce qu’elle se disait et la jalousie envahissait son cœur. Cette passionnée adorait Caudirol et elle le voulait tout entier, sans partage. Aussi elle se promettait bien de ne pas rester longtemps éloignée de son amant.

En proie à ces pensées, elle se rendit chez Sacrais. C’était, en temps d’alerte, le quartier-général de la bande. Elle ne doutait pas que tous les hommes ne fussent réunis.

Son attente ne fut pas trompée.

Les bandits qui avaient échappé la veille à la police étaient au complet.

L’Homme-qui-Pue, le receleur de la bande, était également présent.

— Ah ! je vous disais bien que la patronne n’est pas pincée, fit Tord-la-Gueule quand la Sauvage apparut.

Ce fut une explosion de joie.

Les misérables avaient une sorte de culte pour cette jeune femme qui s’était faite leur Égérie.

— Vous voyez, observa Sacrais, il manque des camarades.

— On ne peut pas les sauver, répliqua la Sauvage. On les vengera !

— Oui, oui, approuvèrent les bandits réconfortés par cette énergie farouche.

— Noire vie est un combat, reprit la Sauvage. Il faut s’attendre à tout… même à la fortune. J’ai des nouvelles du chef. Tout va pour le mieux. Quant à ceux de nos amis qui sont dans le Tombeau-des-Vaches, tant pis. On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs.

Sacrais émit une observation :

— Que dites-vous de notre propre sécurité ?

— C’est vrai répondit Tord-la-Gueule. Nous pourrions être dénoncés. Il faut s’attendre à tout. Moi, d’abord, je n’ai pas confiance dans le Nourrisseur.

— Ni moi non plus, fit Zim-Zim ; il nous mangera, c’est sûr. La Sauvage réfléchit un instant.

— Le chef n’a rien à craindre, dit-elle, c’est le principal. Quant à nous, il faut changer de lieu de réunion et déménager ce soir même.

— J’avais prévu cette résolution, approuva Sacrais, et j’ai déjà une autre boîte en vue, à la campagne, un peu avant Noisy. Une petite maison déserte près des fortifications. Je vais louer ça sans tarder. La rousse ne sera pas lancée sur notre piste avant quelques jours. Il faut laisser au Nourrisseur le temps de perdre courage. Il ne dira rien du premier coup. Ce n’est pas son jeu. Nous manger c’est son dernier atout.

La Sauvage s’approcha de Sacrais.

— Il faut envoyer Lydia à Nantes, lui dit-elle ; le chef en a besoin.

Le bandit se prit à sourire. Il avait remarqué que Caudirol ne regardait pas la jeune fille avec indifférence. Dans son esprit, elle était appelée à prendre à bref délai la place de la Sauvage.

Celle-ci devina ce qui se passait dans l’esprit de Sacrais et ses lèvres se serrèrent convulsivement. Elle se leva et quitta la pièce.

Elle gagna la chambre où était emprisonnée Lydia.

La jeune fille était assise à une petite table. Elle détournait sa vue d’un livre ouvert devant elle. Sa main s’appuyait sur une petite canne.

À côté d’elle se tenait la Mécharde.

Quand Lydia vit entrer la Sauvage, elle se leva et joignit les mains.

— Oh ! madame, sanglota-t-elle… pitié ! pitié !

— Non, répondit sèchement la Sauvage.

La Mécharde fut enchantée et poussa un éclat de rire joyeux.

— Non, répéta-t-elle sur tous les tons… Non, non, non !

Et elle reprit avec volubilité :

— Elle marche avec une cane, la petite bellotte. C’est qu’elle a essayé de se sauver. Alors, maintenant, on lui à mis une jolie chaînette aux pieds. Elle fait des pas grands comme ça et c’est drôle ! Ah ! ah ! ah ! l’oiseau a un fil à la patte.

— Silence ! vieille chouette, commanda la Sauvage.

Elle s’approcha de Lydia et jeta un regard sur le livre placé devant elle.

Un geste de dégoût lui échappa. Elle lança le volume à travers la chambre. C’était un livre ignoble, illustré de dessins obscènes et hideux.

— Oh ! fit la Mécharde. C’est de la bibliothèque de M. Sacrais. Il a donné ce joujou à l’enfant pour s’amuser.

Lydia sentit son cœur se fondre de désespoir. Elle redoubla ses sanglots.

La Sauvage ne put se défendre d’une émotion involontaire.

— Un peu de patience, dit-elle à la pauvre martyre, on va bientôt te rendre à la liberté.

Lydia releva la tête et sécha ses larmes.

— Est-ce vrai ? exclama-t-elle.

La Sauvage sortit sans répondre.

À peine la porte s’était-elle refermée que la Mécharde courut vers la jeune fille.

— Oui, tu vas partir, dit-elle, et on te donnera à cet homme qui est venu ici. Tu sais ce qu’il fera avec toi, je te l’ai dit. Ah ! tu seras une dame, alors… Bonjour, madame, bonjour !

Lydia n’écoutait plus les paroles de la cynique mégère.

Celle-ci croyait avoir inventé une infamie et elle était tombée juste.

— Oh ! murmura Lydia, en levant ses beaux yeux cernés de bistre, personne ne viendra donc à mon secours ?