Le Vampire (Morphy)/62

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 371-379).

CHAPITRE XV

La Marmite se convertit.

Sacrais, la Sauvage et La Marmite toujours vêtu en cocher, arrivèrent en peu de temps aux fortifications.

Ils rentrèrent dans Paris.

Aussitôt eurent-ils dépassé l’enceinte et se virent-ils en sûreté que la discussion reprit entre eux, plus acrimonieuse et plus vive.

— Tu es joliment bête, mon petit, fit la Sauvage en haussant les épaules avec mépris.

La maîtresse de Caudirol n’était pas fâchée outre mesure de voir Lydia échapper à son amant, mais la façon humiliante dont elle avait été jouée lui revenait désagréablement à l’esprit.

— Imbécile, répéta-t-elle.

La Marmite écoutait philosophiquement.

— Allez-y, la patronne, faut pas vous gêner, dit-il, en emboîtant le pas allègrement. J’ai bon dos. Mais je suis cocher pour le quart d’heure, ça me répugne d’être engueulé. Dans le métier de colignon, c’est généralement le contraire. Aussi, vous me permettrez de changer de costume.

Et il tira des basques de sa redingote une blouse blanche qu’il passa gravement sur ses vêtements.

— Oh ! la la, ma pauvre sœur, fit-il en s’admirant avec complaisance, y a pas à dire : je suis tapé aux pommes. Sûr, je vais faire une conquête.

L’aspect du cynique gamin était des plus comiques. Son grand chapeau de toile cirée posé derrière sa tête ; son habit dont les basques dépassaient sous sa cotte ; son fouet enroulé à son poignet, tout son ensemble était d’un grotesque achevé.

Un sentiment de joie, qu’il cherchait vainement à dissimuler, perçait dans sa façon de marcher.

Il sautillait et soufflait un air en sourdine.

— Ah ! ça, est-ce que tu l’as fait exprès ? fit tout à coup Sacrais.

— De quoi ? de quoi ? demanda La Marmite ironiquement.

— Ma foi, interrompit la Sauvage, je commence à croire, moi aussi, que tu as renversé la voiture pour ton amusement.

— Ou plutôt parce que la petite lui a fait de l’œil, ajouta Sacrais devenu rageur.

La Marmite fit semblant d’éclater de rire.

Il se tordit dans des convulsions de gaieté impossible à rendre.

— Voyez-vous cette vieille peau de requin ! s’exclama-t-il. Ah ! Sacrais, vieux birbe, je te vas détruire !

— Silence, sale gosse, dit la Sauvage en levant la main.

Le voyou s’échappa d’un bond.

— Vous n’allez pas me la faire à l’oseille, je suppose ? interrogea-t-il en devenant quasi-sérieux.

Sacrais s’avança vers lui.

— Écoute, commença-t-il, nous venons de perdre un atout qui était dans notre jeu. C’est en grande partie de ta faute. Au lieu de t’excuser, ou au moins de rester tranquille…

— C’est pas dans mon caractère, déclara gravement La Marmite. Ne violentez pas mon tempérament… ou j’appelle Anastasie.

La Sauvage n’y tint pas.

— Oh ! vache I tu nous as trahi. Avoue-le, pestaille !

Elle laissa déborder sa colère.

— Charogne ! tante ! gronda-t-elle.

La Marmite cessa de badiner et se redressa.

— En voilà assez, fit-il, vous me faites suer. J’en ai trop de votre système. Je les connais, vos entreprises, maintenant. Des coups lâches, bons pour des femelles qui n’ont pas de…

— Tu dis ? cria la Sauvage en s’élançant.

— Je dis… je dis… répéta le gamin en se garant, que j’en ai plein le dos de vos histoires. Moi, j’aime les aventures drôles et aux petits oignons. Au lieu de ça, nous ne faisons que des saletés… Au fait, oui, puisque c’est comme ça, j’aime mieux vous le ficher au nez : j’ai foutu la guimbarde en bas, parce que ça me dégoûte de voir torturer une môme. Et puis, si vous n’êtes pas contents, allez vous faire lanlaire !…

Ils longeaient les fortifications à l’intérieur de Paris…

Personne ne passait en vue.

La Sauvage tira Sacrais à elle et, lui désignant le gamin qui s’éloignait à reculons :

— Faisons-lui son affaire, dit-elle. C’est une petite vache !

Du coup La Marmite prit ses jambes à son cou.

En quelques minutes il fut hors de portée.

La maîtresse de Caudirol écumait de rage…

— Oh ! tu crèveras, pourriture, glapit-elle.

— Le plus tard possible, patronne, cria le gamin essoufflé.

Et il reprit :

— La course est finie, alors ? C’est dommage, moi j’étais en train. Eh ! dis donc, Sacrais, espèce de ver solitaire, tu renonces ?

Il se rapprocha doucement.

La Sauvage, épuisée, s’était couchée sur le gazon.

Attrape-le donc, sacrée andouille, dit-elle à Sacrais.

Celui-ci partit de toute la vitesse de ses jarrets…

La Marmite perdait du terrain peu à peu.

Il commençait à traîner la jambe.

Sacrais, qui se sentait sûr de l’atteindre, bondissait derrière lui.

Ses forces semblaient renaître.

Le voyou n’était plus qu’à quelques pas.

— Hardi ! cria la Sauvage, fais-lui son compte.

Le bandit fit un suprême effort. Il s’élança avec violence et toucha presque La Marmite.

Mais, au moment où il allait le saisir, le gamin, qui s’était volontairement laissé relancer, se baissa tout à coup…

Sacrais emporté par son élan, buta contre le corps affaissé et alla s’étendre de son long sur le rebord du fossé.

La Marmite s’était relevé lestement et se tenait les côtes à force de rire.

En un clin d’œil, il avait repris de l’avance.

La Sauvage et Sacrais hurlaient après lui.

Il se retourna et, se faisant un porte-voix de ses deux mains réunies, il se mit à crier :

— Bonne nuit, mes lapins, une autre fois vous ne donnerez pas la course à bibi.

Et comme les menaces de Sacrais et de la Sauvage parvenaient encore à ses oreilles, il réunit toutes ses forces pour hurler une dernière fois :

— Je vous emmerde !

Quand La Marmite eut atteint la prochaine porte des fortifications, il quitta la ville et se dirigea vers la campagne.

— C’est rien rigolboche, pensa-t-il, je ne sais plus où Je suis.

Il était en vue d’une église quand un couple bizarre attira son attention.

C’était un petit gandin vêtu à la dernière mode qui promenait d’un air suffisant une jeune femme à la toilette tapageuse.

Celle-ci détourna la tête en apercevant La Marmite.

Mais le voyou l’avait aperçue.

— Oh ! mais c’est un rêve… Je cherche une borne kilométrique et je rencontre Irma-la-Nonne. Dis donc, ma poule, là ous-que-c’est-Noisy ? Je ne retrouve plus mon chemin.

Le compagnon de la jeune fille affecta un air de dégoût en regardant de haut le bruyant loustic.

— Ne me fais pas cette binette-là, cré coquin, fit La Marmite.

— Il me semble que nous n’avons pas gardé les pourceaux ensemble, dit du bout des lèvres le gommeux.

— Pour sûr, approuva le gamin, tu les gardais, tout seul, mon gentilhomme ; ça je te l’accorde. Mais, c’est de la foutaise. Où c’est Noisy ?

— Laissez-nous en paix, dit à son tour Irma.

C’était bien, en effet, la pensionnaire de madame Poivre-et-Sel.

Elle était sortie ce jour-là avec un jeune fils de famille.

Celui-ci voulait passer outre.

La Marmite, entêté comme à son ordinaire, se posa devant lui.

— Cherche pas un sergot, lui dit-il en montrant la campagne déserte qui se dessinait à l’horizon. Y en a pas dans le quartier.

— Voulez-vous nous laisser en paix, insolent ? reprit le jeune homme.

— Et ta sœur ? fit La Marmite. Je te demande poliment la route de Noisy. Faut pas avoir l’air de me dédaigner. Mon éducation première a été complètement ratée, mais je vaux bien un grelotleux de ta sorte… Noisy ? S. V. P., Monseigneur.

— Gouappe ! murmura le compagnon d’Irma.

La Marmite saisit le gommeux par l’oreille.

— Noisy ?… Noisy ?… Noisy ?… demanda-t-il en imprimant à chaque question une vive secousse. Veux-tu me répondre, dis, Dibi-la-Rigolade ?

Irma-la-Nonne se demandait si le gamin n’était pas devenu fou.

La vérité c’est que La Marmite, agacé et irrité par les événements de la journée, non moins que par sa brusque séparation d’avec les bandits de Satnt-Ouen, avait besoin de passer sa colère sur quelqu’un.

Le gandin effrayé né résista plus.

— Noisy, fit-il, mais c’est là-bas. Vous voyez le clocher de l’église.

— Ah ! bravo ! c’est parlé, ça, au moins, cria La Marmite. Madame… monsieur, votre très humble serviteur !

Et après cette petite fugue, La Marmite reprit sa route.

Il regarda s’éloigner en sens inverse les deux promeneurs.

— Diable ! pensa-t-il, elle a monté en grade, Irma. Elle a un michet qui n’est pas piqué des hannetons.

En dépit de cet entrain, plus factice que véritable, le gamin était embarrassé.

Il parvint à Noisy et reconnut les chemins qu’il avait parcourus en voiture dans la journée.

Après quelques hésitations, il se trouva devant la porte de la maison du Docteur-Noir, où Lydia était entrée d’une façon si inopinée.

La voiture de place était restée échouée sur le bord de la chaussée.

— Je suis en passe de me faire emballer, pensa La Marmite mais ça ne fait rien, j’ai une idée qui me trotte dans la tête… Si je me flanque dans la gueule du loup, tant pis.

Et il sonna vigoureusement à la grille extérieure de la villa.

Madeleine vint ouvrir.

Elle ne put se défendre d’un mouvement de recul à la vue de cet étrange visiteur.

La Marmite la rassura sur ses intentions.

— N’ayez pas peur, la bourgeoise, je suis innocent comme l’enfant qui tette. Ma parole !

Et, pour donner plus de poids à son affirmation, il étendit son bras, armé du fouet, et cracha par terre.

Sur ces entrefaites, Jean-Baptiste Flack, qui était rentré, se présenta à la grille à son tour.

Après quelques paroles échangées à voix basse avec Madeleine, il laissa entrer La Marmite.

Celui-ci, tenant son grand chapeau à la main, pénétra dans une vaste salle à manger meublée en vieux chêne.

Georges Bartier était à table avec Lydia, que l’on avait étendue dans un fauteuil.

Elle eut un geste d’effroi en voyant apparaître La Marmite,

— Que voulez-vous ! interrogea Jean-Baptiste Flack.

Le voyou se mit à tousser.

— Ah ! c’est pas commode à raconter… Si vous me coupez le fil, je ne m’en tirerai pas. Pour commencer, je vous dirai que je suis le cocher de la voiture qui est affalée à votre porte…

— Et vous venez la reprendre, sans doute ? interrompit Georges qui reconnut le faux automédon.

— Non, pas précisément. Ce sera pour une autre fois si ça ne vous fait rien.

Et La Marmite, passant à un autre ordre d’idées, continua :

— Est-ce que la petite demoiselle vous a dit ?…

Il désignait Lydia.

Madeleine fut indignée.

— Oui, nous savons quel traitement odieux cette malheureuse enfant a supporté.

— Dame, moi, j’y suis pour rien du tout. J’ai même fait ce que j’ai pu pour la tirer d’affaire.

— C’est vrai, approuva Lydia d’une voix faible.

Cette approbation de la petite martyre encouragea le gamin.

— Je m’en vais lâcher tout le paquet, poursuivit-il ; d’abord et d’une, je vous avouerai que je suis membre d’une association d’anciens honnêtes gens retirés des affaires. Notre but est de dévaliser ceux qui ne sont pas tout à fait à sec… Vous voyez, c’est gentil. Seulement, je viens de donner ma démission… Vous me croirez si vous voulez.

On écoutait avec curiosité le récit du jeune bandit.

— Donc, je travaillais pour le mieux dans cette partie-là ; mais toute médaille a un revers, c’est connu. Les opérations des camarades m’ont considérablement dégoûté. On allait envoyer cette petite demoiselle je ne sais où. Elle m’a un peu causé et, comme je ne suis pas tout à fait un requin, elle m’a fait tout drôle dans l’estomac. Bref, je me suis dit : La Marmite, — c’est comme qui dirait mon nom, — mon petit, faut tâcher de la faire cavaler.

Peu à peu la sympathie déridait les visages de Georges et de Jean-Baptiste Flack.

Madeleine seule restait défiante.

La Marmite termina sa narration :

— Le jeune monsieur, ici présent, peut vous dire qu’il nous a apostrophé en passant, comme nous allions mettre la jeunesse en voiture. C’était bon signe. Aussi quand je l’ai aperçu, j’ai fait verser le sapin juste devant la porte. Et tout s’est passé pour le mieux. Maintenant, j’ai encore une bonne chose à vous narrer. Les camarades ne viendront pas vous réclamer leur bien, mais il se pourrait qu’une nuit vous ne vous réveilliez plus.

— Mais cette bande est donc nombreuse ? interrogea Jean-Baptiste Flack.

Le gamin compta sur ses doigts à voix basse.

— Nous disons d’abord le patron, M. Renaud, le seul qui me revienne, et d’un ; Sacrais, deux ; Tord-la-Gueule, trois ; Bambouli, quatre ; Zim-Zimm, cinq ; l’Homme-qui-Pue, le fourgat, ça ne compte pas… enfin la Sauvage. Moi je ne me compte pas, je suis démissionnaire. Oh ! mais c’est épatant, il n’en reste plus.

Et il continua mentalement sa récapitulation.

— Avant, il y avait Petit-Père, coffré à Nanterre ; La Louise, refroidi par les sergots place de la Roquette ; la Guiche, démoli par le patron, et puis le Nourrisseur, Tintin, la Puce, l’Asticot… Malheur, quelle dégringolade ! La moitié de fichue !

Et il dit tout haut, en s’adressant au compagnon du Docteur-Noir :

— À vrai dire, la collection n’est pas complète ; mais il y a encore cinq ou six garçons qui démoliraient trois douzaines de sergots sans se gêner.

— Ils peuvent venir ! fit Georges d’un ton résolu.

La Marmite ne put s’empêcher de sourire de cette bravade.

— Tenez, fit-il, il y en a un notamment qui est de taille à nous jeter par la fenêtre tous à la fois. C’est l’hercule de la troupe. Eh bien ! le chef est encore plus mariolle que lui, je veux dire qu’il n’en ferait qu’une bouchée.

Jean-Baptiste Flack mit la main sur l’épaule du voyou.

— Sais-tu, mon ami, ce qu’il faut pour envoyer au diable tes colosses ?

— Quoi donc ? demanda La Marmite.

— Deux balles de ce joujou, dit Flack en sortant de sa poche un revolver de fort calibre.

— Ah ! je ne dis pas non ; mais encore faut-il ne pas se laisser surprendre dans son pieu.

— On veillera au grain, sois tranquille.

Madeleine, qui s’était tue jusqu’ici, émit une observation.

— Je trouve bien étrange la démarche de ce jeune homme et je ne saisis pas bien le motif qui le pousse à nous donner des conseils.

La Marmite haussa les épaules et fit mine de s’en aller.

— Ce que j’en fais, moi, c’est pour la petite… J’ai pas voulu lui rendre service à moitié… À présent, vous n’êtes pas forcés de me croire. Mettez que je blague et ronflez de bon cœur en laissant les portes ouvertes ; c’est votre affaire.

Georges intervint.

— Il est sincère, j’en suis sûr.

Jean-Baptiste Flack approuva.

— C’est possible, il est jeune et n’a pas une mauvaise figure ; pourquoi lui refuser tout sentiment généreux ? Voyons, mon ami, que pourrait-on faire pour toi ?

Le voyou ne s’attendait pas à cette proposition.

Il s’en tira par une plaisanterie.

— Ah ! c’est vrai, je suis sans ouvrage maintenant. Il me faudrait une place de confiance… c’est-il ça que vous voulez m’offrir ?

Georges s’était levé de table, après avoir chuchoté quelques paroles avec Lydia.

Il s’approcha de Flack et le tira à l’écart.

— Ce garçon n’a pas un mauvais naturel… Si nous le gardions ici ? Il pourrait nous rendre des services.

Jêan-Baptiste Flack se récria.

— Vous n’y pensez pas, monsieur Georges !

Lydia eut un air de tristesse en lisant cette réponse sur la figure du domestique.

Flack voulut terminer là cette entrevue.

— Pas d’enfantillage, dit-il à Georges. Il ne faut pas tomber dans un piège à force de crédulité. Je ne dis pas que ce gamin ne soit franc, je pense même le contraire, mais je n’en suis pas sûr.

Il s’adressa à La Marmite :

— Écoute, tu as besoin d’un autre costume…

— Il y a du vrai, là-dedans, fit La Marmite.

— Je vais lui donner des vêtements propres, s’empressa de proposer Georges Bartier. Il est à peu près de ma taille… mes effets lui iront à merveille.

Et il disparut pendant deux minutes.

Il revint portant un gros paquet qu’il remit au voyou.

— Oh ! c’est des frusques de rupin, fit La Marmite. C’est pas mon genre, mais c’est égal, en souvenir de vous, je les endosserai… Merci bien et bonsoir… M’oubliez pas ce que je vous ai dit… Ouvrez l’œil et le bon… Bonne santé, mam’zelle !

Ce souhait s’adressait à Lydia.

— Merci, dit la jeune fille avec émotion.

— Allons ! au revoir, fit Jean-Baptiste Flack, tu es un brave garçon.

La Marmite resta un instant décontenancé.

Georges lui avait pressé la main au passage et Madeleine lui ouvrait la porte avec un bon sourire.

Une larme mouilla ses paupières.

— Oh ! la la, malheur, v’là que je larmoie… C’est rien rigolo.

Et le voyou se sauva en affectant de rire.