Le Vampire (Morphy)/63

La bibliothèque libre.
J.-M. Coustillier, éditeur (p. 379-384).

CHAPITRE XVI

Le plan de Jean-Baptiste Flack.

On n’a pas oublié le repas de la rue de Rennes, auquel prit part Jean-Baptiste Flack en compagnie de M. Cuplat, le nouveau directeur de Mazas, et de l’abbé Ventron, l’aumônier de Sainte-Pélagie.

Après que l’ecclésiastique eut roulé sous la table et que M. Cuplat se fut endormi du lourd sommeil de l’ivresse, le domestique du Docteur-Noir enleva un papier à ce dernier.

C’était un ordre d’extraction.

Avec cette pièce entre tes mains, un agent de la sûreté pouvait venir prendre un détenu.

Le plan de Jean-Baptiste Flack était simple autant que téméraire.

Il s’était donné comme brigadier de la sûreté et cette qualité pouvait lui servir à l’occasion pour jouer M. Cuplat.

Dès qu’il eût en sa possession le document soustrait rue de Rennes, il commença à se livrer en cachette à un véritable travail de chimie.

Il compulsa les livres de son maître et, après des recherches patientes et attentives, il se mit à composer des produits capables d’enlever l’encre la plus résistante sur une feuille de papier, sans laisser de traces appréciables.

Après quelques tentatives, il entreprit sa dangereuse besogne.

Il avait un ordre d’extraction ; or, il ne s’agissait de rien moins que d’enlever la date, le nom et les indications existantes, pour les remplacer par la formule nécessaire à la sortie du Docteur-Noir.

Muni de cette pièce, Jean-Baptiste Flack devait se présenter au greffe de Mazas.

C’était à la fois un faux et une usurpation de fonctions.

Mais, dans l’exaltation de son dévouement pour son maître, le brave garçon ne songeait guère à la responsabilité qu’il encourait s’il ne réusissait pas.

Après avoir accompli son dangereux travail, il remplit, d’une écriture délibérée, les endroits qu’il avait lavés.

Puis il examina avec soin son papier.

À part quelques légères teintes jaunâtres qui ne se percevaient point à première vue, le document était irréprochable.

Jean Baptiste Flack voulut éprouver son talent de faussaire.

Le lendemain de l’arrivée de Lydia dans la villa du Docteur-Noir, il descendit triomphalement en agitant sa précieuse feuille de papier.

Madeleine était seule dans la maison.

Elle tendit la main à Jean-Baptiste Flack et, l’attirant vers la fenêtre, elle lui montra les jeunes gens…

Georges et Lydia étaient dans le jardin.

Ils marchaient doucement en causant.

— Elle est sortie bien tôt, cette enfant, fit le domestique du Docteur-Noir.

— En effet, l’air est vif ; elle pourrait prendre froid. Je vais les appeler. Mais, n’est-ce pas, qu’ils sont charmants ?

Jean-Baptiste Flack regarda un instant le jeune couple et sourit.

— Oui, murmura-t-il ; ils sont heureux maintenant. Pauvres petits, le malheur les a déjà trop éprouvés.

Et, passant à un autre sujet :

— Dites donc, Madeleine, que dites-vous de ceci ?

Il lui tendit lordre d’extraction.

La femme de chambre ouvrit des yeux étonnés.

— Comment avez-vous cela ? demanda-t-elle.

— Peu importe. Croyez-vous que cette pièce soit régulière ? N’y voyez-vous rien de louche ? Pas de rature ? Pas de surcharge ?

Madeleine regarda le papier dans tous les sens. Elle le plaça en pleine lumière.

— C’est extraordinaire, fit-elle au comble de la surprise. Où avez-vous pris cette feuille ?

Jean-Baptiste Flack posa mystérieusement le doigt sur ses lèvres, puis s’en alla enchanté.

Il jeta un dernier coup d’œil sur l’ordre d’extraction et il le remit soigneusement dans sa poche.

— Cette fois, c’est le grand jour ! dit-il en se frottant les mains.

Ce jour-là, le brave Flack devait sauver son maître.

Voici ce qu’il allait faire :

Tout d’abord, il se rendrait à la prison de Mazas, où il demanderait à voir M. Cuplat.

Selon toutes les probabilités, le directeur lui ferait bon accueil.

Il connaissait Flack comme brigadier de la sûreté et il ne serait pas étonné de le voir arriver avec un ordre d’extraction.

L’important était de savoir si le fonctionnaire se souvenait encore d’avoir perdu la pièce qui devait servir au domestique du Docteur-Noir.

Sans doute cela ne comportait rien de grave, et il ne devait plus se souvenir de ce détail.

D’ailleurs, Flack avait prudemment laissé s’écouler un certain temps depuis le déjeuner de la rue de Rennes.

Il pouvait donc manœuvrer sans crainte et arriver à ses fins.

Vers onze heures du matin il se trouvait devant la maison d’arrêt cellulaire.

Il s’arrêta une minute devant la vaste prison.

Un frisson le secoua.

Mazas, lourd et sombre, semblait un monstre accroupi, gavé du sommeil et de victimes.

Dans ce ventre de pierre, douze cents hommes !

Que de sanglots, que de plaintes, que d’appels désespérés s’étaient perdus dans le silence de ce grand tombeau !

Et de la rue, aucun bruit ne montait.

L’ami du Docteur-Noir, le cœur serré, les yeux gonflés de larmes, longea les murs de ce palais de la douleur.

Enfin, il secoua ses appréhensions et regarda d’un air de défi les hautes murailles en pierre meulière.

Il gagna l’entrée, tourna à droite et se trouva devant un guichetier, vêtu d’un costume noir aux boutons argentés, et coiffé d’une casquette en toile cirée.

M. Cuplat, dit-il simplement.

Et il passa sans difficulté. Le gardien lui avait ouvert une porte donnant sur la cour.

Il s’arrêta ; à côté de lui, séparés par une grille, se trouvaient les visiteurs des détenus.

Mères, sœurs et épouses, amies ou maîtresses étaient dans une salle garnie de bancs, en attendant de pouvoir visiter les leurs, enfermés dans cet antre de la loi et du bon plaisir policier.

Jean-Baptiste Flack gagna la porte centrale qui s’écarta à son approche.

Il répéta sa demande.

M. Cuplat est ici ?

M. le directeur ?… que lui voulez-vous ! interrogea un surveillant d’une voix brusque.

— Je suis inspecteur de la sûreté, dit audacieusement le domestique du Docteur-Noir.

— Passez au greffe à droite.

Après quelques formalités, Jean-Baptiste Flack fut introduit dans le cabinet du nouveau directeur.

M. Cuplat, plus gros et plus court que jamais, se leva en reconnaissant son visiteur.

— Ah ! parbleu I il y avait longtemps !… Asseyez-vous donc.

Flack paya d’assurance.

— Puis-je m’informer de votre santé, monsieur Cuplat ?

Le fonctionnaire caressa son fer à cheval avant de répondre.

— On a osé dire que ma barbe est teinte, fit-il.

— Je le sais, hélas ! soupira l’ami du Docteur-Noir.

— On le répète, déclara M. Cuplat avec un commencement de rage.

Jean-Baptiste Flack entrevit une nouvelle édition de son entrevue précédente.

Il coupa court aux doléances du maniaque en demandant, sur un ton de voix indifférent :

— Et qu’y a-t-il de nouveau à Mazas ?

M. Cuplat fit une moue dédaigneuse.

— Oh l c’est une vilaine maison. On n’y attrape que des rhumatismes. C’est à peine si on a le temps de savoir ce qui se passe, tant il y a de mouvement.

— Vraiment ? fit Jean-Baptiste Flack.

— Tenez, aujourd’hui, on a dirigé mon meilleur prisonnier, Lucien Bartier, dit le Docteur-Noir, sur la Conciergerie, et, ma foi, je n’en ai rien su.

— Ah ! il est parti, ne put s’empêcher de dire Jean-Baptiste Flack en pâlissant tout à coup.

— Oui, son renvoi en Cour d’Assises est décidé. Aussi, il a été dirigé sur la Maison de justice… Je crois bien qu’il sera guillotiné. Il a beau être malin et nier comme un diable… Je ne donnerais pas quatre sous de sa peau.

À la seconde même où M. Cuplat faisait connaître cette nouvelle imprévue à Jean-Baptiste Flack, celui-ci allait sortir de sa poche son ordre d’extraction.

Il fut pris d’une sueur froide en songeant au danger inutile auquel il allait s’exposer.

Peu s’en était fallu qu’il ne fût pris.

C’était pour le malheureux garçon un véritable coup de foudre.

Toutes ses espérances s’écroulèrent brusquement.

Son maître était irrévocablement perdu !

Il brusqua sa visite avec M. Cuplat qui le reconduisit jusqu’à la porte en lui disant :

— Vous êtes bien heureux d’être à l’abri des infamies de la presse. Ah ! vous ne savez pas ce que c’est d’être gouverneur… non, directeur de Mazas… Un enfer, monsieur, un enfer… Pas de détenus politiques… rien !… rien… rien… Ah ! s’il n’y avait pas la cantine et les fournisseurs !

— Pourquoi faire ? demanda Jean-Baptiste Flack qui ne savait plus où il en était.

— Pour les rappeler au sentiment du devoir, dit gravement M. Cuplat.

Et il reconduisit son visiteur jusqu’à la porte, en lui donnant une bonne poignée de main.

Quand il se retrouva devant la gare de Lyon, le pauvre Flack fut près d’éclater en sanglots.

Il serrait ses poings convulsivement.

En lui-même il s’accusait d’être l’auteur de cette catastrophe.

S’il n’avait point tardé si longtemps, tout aurait été terminé à cette heure.

Son maître serait en liberté.

Il aurait gagné l’étranger.

Pourquoi avait-il attendu si longtemps avant d’user de son ordre d’extractlon ?

Le désespoir du bon Flack était navrant.

Il courut au Palais de Justice et s’informa du prisonnier.

Les renseignements étaient concluants.

Il n’y avait point de doute.

Le Docteur-Noir avait été envoyé à la Conciergerie.

Au dernier moment, il entendit cette conversation devant le vestiaire des avocats.

— Et quand passera-t-il, le docteur ?

— Son affaire vient samedi en Cour d’Assises. Il est le seul inscrit au rôle.

Flack s’en retourna accablé.