Le Vampire (Morphy)/64

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 384-390).

CHAPITRE XVII

Évènements imprévus.

Le domestique du Docteur-Noir revint à Noisy désespéré.

Il ne répondit mot à toutes les questions qui lui furent faites.

Georges et Lydia étaient toujours ensemble, et leur visage heureux contrastait avec la triste nouvelle que Jean-Baptiste Flack avait à annoncer.

Aussi restait-il muet.

Mais, pressé de questions par Madeleine, il se décida à parler.

Tous les habitants de la maison du Docteur étaient présents.

— Écoutez, s’écria Jean-Baptiste Flack avec véhémence. Je vais vous faire le récit d’une monstruosité. Mon maître, M. Lucien Bartier a le couteau de la guillotine suspendu sur la tête. Vous savez pourquoi et comment !

Un frisson parcourut la petite assemblée.

Flack continua avec emportement :

— Un bandit que l’on croit mort, après avoir assassiné deux femmes, a profané la sépulture de l’une d’elles. Il a tué le gardien du cimetière qui allait l’arrêter. Et savez-vous qui va supporter la responsabilité de ces forfaits ? Mon maître ! le Docteur-Noir ! un homme qui est resté naïf et confiant comme tous les gens de bien… Un philanthrope qui a toujours été le médecin des pauvres et leur bienfaiteur… Un savant qui, après avoir accompli la plus merveilleuse des résurrections, se voit aujourd’hui accusé du plus effroyable des crimes !

Un coup de sonnette parti de la grille du jardin interrompit le pauvre Flack.

Madeleine sortit et resta absente quelques minutes.

Elle revint portant une petite corbeille de fruits.

— Voyez, dit-elle à Jean-Baptiste Flack pour le tirer de ses sombres pensées, voici ce que je viens d’acheter à une bonne vieille. C’est rare, ces primeurs, à présent.

Le domestique du Docteur-Noir écoutait sans entendre.

Il regarda les fruits poussés en serre chaude sans remarquer leur beauté.

Un deuxième coup de sonnette retentit.

La femme de chambre se dérangea de nouveau et revint bientôt, précédant le singulier visiteur de la veille, La Marmite.

Il s’excusa gauchement de sa visite.

— Voilà, dit-il, je vais peut-être vous faire l’effet d’une andouille ou d’un fieffé menteur, mais j’ai voulu veiller un peu sur vous, histoire de vous tirer d’affaires si les camarades vous relançaient.

Jean-Baptiste Flack haussa les épaules avec impatience.

— Pardon, excuse, continua La Marmite, vous pouvez croire ce que vous voudrez… Ça n’empêche que je ne voudrais pas qu’il arrive malheur à la petite demoiselle. Eh bien, j’ai monté la garde devant chez vous. Une bonne femme que je connais pour une garce finie vient de vous vendre des fruits. Prenez garde ! elle n’est pas plus marchande que vous et moi. Méfiez-vous… C’est la Mécharde.

Lydia frissonna en entendant ce nom.

Elle se cacha la tête dans ses mains et une peur immense la prit.

— Oh ! fit-elle, laissez-moi partir. On va me reprendre et on vous tuera. Je ne veux pas être cause de votre malheur.

— Ah ! ça, est-ce sérieux ? s’exclama Georges Bartier, dont l’imagination bouillante entrait en travail.

Jean-Baptiste Flack se leva et coupa les fruits par tranches.

Ils noircirent aussitôt.

— C’est exact, dit-il. Tout est empoisonné. Il faut jeter cela tout de suite et prendre plus de précautions à l’avenir. Non seulement le malheur nous menace dans nos affections, mais encore nous sommes environnés d’ennemis.

Et se retournant vers La Marmite il lui prit la main.

— Sais-tu que tu es un brave garçon ? dit-il en regardant le gamin bien en face.

— Moi ? mais je l’ai dit à la demoiselle : je ne vaux pas quatre sous.

La Marmite avait revêtu le costume qu’on lui avait donné la veille.

Il avait une toute autre tournure.

Ce n’était plus le cynique voyou que nous avons vu dans la bande de Saint-Ouen. Son enthousiasme momentané pour le crime était passé.

Dans cette nature gaie et licencieuse, il y avait les germes de bons sentiments.

il se serait sacrifié pour les hôtes de la maison de Noisy comme auparavant pour la Sauvage et Caudirol.

En somme, comme il le disait lui-même, c’était un « gobeur »…

Ces tempéraments dévoués à l’excès et tout d’une pièce sont moins rares qu’on ne pense parmi les malfaiteurs.

Ce sont eux qui souvent se montrent les plus acharnés dans la lutte et les plus dignes dans la responsabilité,

La Marmite, pour rien au monde, n’eut dénoncé ses anciens complices.

Même devant Lydia et ses protecteurs, il s’était fait un point d’honneur de ne nommer personne, sauf la Mécharde.

Devant un tribunal il eut gardé la même réserve.

Jean-Baptiste Flack eut un élan de confiance.

Ce gamin, surgissant ainsi pour le sauver lui et ses amis, ne lui apparut plus sous le même jour fâcheux.

Comme tous ceux qui sentent l’espérance leur échapper, il devenait crédule.

— Entends un peu ce que j’ai à te proposer, fit-il à La Marmite.

Celui-ci écouta d’un air étonné.

Le domestique du Docteur-Noir continua :

— Tu parais nous être dévoué. C’est très bien. À ton âge les idées généreuses ne sont pas rares. Mais il s’agit de persévérer dans cette voie. Veux-tu rester ici, comme gardien de la maison ? tu verras que l’on peut gagner davantage à suivre le bon chemin que le mauvais.

La Marmite fit une grimace significative.

— L’argent, je m’en fiche. C’est une toquade qui me pousse vers vous. J’accepte votre offre carrément. Et puis, y a pas d’erreur, je ne suis pas un traître.

Le gamin tint parole.

Le jour même et le lendemain il éventa de nouveaux pièges, organisés à n’en point douter par Sacrais et la Sauvage.

Sur ces entrefaites, Lydia tomba malade.

Les terreurs épouvantables et les souffrances sans pareilles qu’elle avait éprouvées devaient avoir leur contre-coup.

Une fièvre intense se déclara.

La petite martyre repassa dans son délire toutes les tortures qu’elle avait subies.

Ce fut un nouveau sujet de douleur pour tous les habitants de la villa.

Ils connaissaient à fond l’histoire de la malheureuse jeune fille et ils s’intéressaient vivement à son sort.

Georges surtout fut frappé au cœur.

L’état de Lydia était d’une gravité extrême.

Le médecin appelé dès le début diagnostiqua une affection cérébrale.

Toute espérance cependant n’était point perdue.

Mais le rétablissement serait long et nécessiterait les plus grands soins.

Georges Bartier se fit garde-malade.

Madeleine ne put parvenir à l’éloigner de la chambre de la jeune fille tant que le danger ne fut pas éloigné.

Enfin, la jeunesse réagit, et la petite malade entra dans une période de mieux très sensible.

Elle n’était pas encore sauvée, mais les craintes de la première heure étaient apaisées.

Aussitôt que le mal cessa d’empirer, Georges faillit devenir fou de bonheur.

Il consentit à prendre un peu de repos dont il avait un besoin impérieux.

Pendant ce temps, Jean-Baptiste Fiack se torturait l’esprit afin de découvrir un moyen de salut pour son maître.

Il ne pouvait rien, absolument rien !

On était déjà au vendredi.

Et le Docteur-Noir devait passer en Cour d’Assises le lendemain samedi !

La Marmite se multipliait pour être utile à ses nouveaux amis.

La veille du jour fatal, il rencontra Flack dans le jardin.

Le domestique du Docteur-Noir marchait lentement, la tête baissée et les mains croisées derrière le dos

Toute sa personne dénotait la plus violente agitation.

La Marmite s’approcha discrètement du brave garçon.

— Dites donc, fit-il avec une certaine nuance d’hésitation, faut pas vous fâcher de ce que je vais vous dire… Est-ce que je ne pourrais pas vous donner un bon conseil ? Je vois que vous êtes rudement embêté… Vous savez, un gosse, c’est inventif, ça peut des fois tirer quelqu’un d’embarras.

Jean-Baptiste Flack regarda le gamin d’un air distrait et continua sa promenade tristement.

Mais, tout à coup, il retourna la tête.

— Au fait, oui, écoute un peu.

Il chercha à formuler une question qui l’embarrassait.

— Tu dois être au courant de bien des choses qui regardent la justice ? dit-il enfin.

La Marmite fit un geste d’assentiment.

— Pour sûr ! Je vous renseignerai comme pas un avocat. Mon pucelage judiciaire est envolé, vous devez le supposer.

— Eh bien ! saurais-tu me dire comment font les malins qui passent en Cour d’Assises pour échapper le plus longtemps possible à la guillotine ?

— Ah ! voyez-vous, c’est pas tout à fait ma partie. Vous n’y allez pas par quatre chemins : La Veuve du premier coup.

Et se reprenant, il demanda d’un air de surprise comique :

— Je suppose que vous n’allez pas organiser quelque chose qui nous mène là ? Moi qui voulais vivre tranquille, en rentier !

— Non, répondit l’ami du Docteur-Noir en souriant, c’est un simple renseignement que je te demande. La vérité, la voici : une personne qui me touche de près est sur le point de passer en jugement pour un crime qu’elle n’a pas commis.

— Ça se voit, observa La Marmite.

— Ah I maintenant que tu es au courant, dis-moi ce que tu ferais à sa place.

— Minute. Est-ce que je suis à la Tour ou bien à Not’Zas.

— Tu dis ?

— C’est vrai, je rouscaisse bigorne par habitude, autrement parlé, je jaspine toujours en argot. Je vous demandais si je suis à Mazas ou à la Conciergerie. Encore faut-il savoir où je me trouve.

— À la Conciergerie.

— Oh ! alors, rien à faire pour le quart-d’heure. Pas possible de se tirer des flutes dans cet endroit-là. Et puis on n’y moisit pas, à la Tour. Donc je passe en Assises, devant les homards.

— Et puis ?

— Et puis, je tâche de m’en tirer pour le mieux.

— Naturellement.

— Je compte un peu sur les amis.

— Pourquoi faire ?

— Cette bonne blague ! Pour me procurer un bon petit cas de cassation :

— Comment cela ?

— Oh ! ce n’est pas le diable. Ainsi, pendant l’entr’acte de l’audience, un camarade entreprend tour à tour les jurés qui se balladent dans la salle. Il essaie de leur causer de l’aflaire. Crac ! mon avocat voit le coup. Le juré est pincé. Voilà un cas sur la planche.

— C’est ingénieux ; mais qu’arrive-t-il ensuite ?

— On me renvoie à Mazas et non pas à la Grande-Roquette. C’est toujours ça de gagné.

— À Mazas ! fit Jean-Baptiste Flack qui, soudain, reprit espoir.

— Parfaitement, continua La Marmite ; et on garde encore un peu sa respiration. C’est très chic de se dorloter un mois ou deux dans sa cellule quand on est sur le point de se faire couper le sifflet !

Une idée lui vint tout à coup.

— À propos, la personne dont vous parlez a-t-elle choisi un avocat ?

— Non, malheureusement, car j’aurais pu le voir et lui causer.

— Alors, on nommera un avocat d’office, tant pis !

— Je le sais, fit Jean-Baptiste Flack en s’éloignant pensif.

En effet, le Docteur-Noir, devenu ombrageux et misanthrope, avait laissé aller son affaire à l’abandon.

Dès son arrestation, il s’était senti perdu.

La fatalité l’accablait,

Ne pouvant se disculper d’une façon vraisemblable, il préférait garder un mutisme absolu.

Une seule chose pouvait le sauver. C’était la résurrection de la baronne de Cénac.

C’eut été la preuve vivante de son innocence.

Sa justification devenait aisée.

Mais il n’avait eu aucune nouvelle de Jean Baptiste Flack.

La conviction qu’il s’était faite était celle-ci :

La baronne n’était pas revenue à elle, contrairement à ce qu’il espérait.

Son domestique n’aurait pu produire qu’un cadavre, ce qui n’eut rien prouvé, tout en le perdant inutilement.

Donc, Flack avait dû faire disparaître le corps et il se cachait avec raison.

C’était pour lui un soulagement de savoir en liberté ce compagnon fidèle.

Voilà où en étaient les choses au jour où le meurtre de l’agent Haroux vint se greffer sur la tragédie du Père-Lachaise.

Nous savons qu’il avait entrevu Jean-Baptiste Flack et que celui-ci lui avait remis un papier.

Nous allons revenir sur ces détails importants dans la partie suivante de cet ouvrage.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE