Le Vampire (Morphy)/67

La bibliothèque libre.
J.-M. Coustillier, éditeur (p. 398-401).

CHAPITRE III

Les Assises.

La salle des Assises était assiégée par la foule des carieux.

Le procès du Docteur-Noir devait passer ce jour-là.

On était au samedi.

Jamais procès n’avait autant passionné l’opinion publique. La situation distinguée qu’avait occupée l’accusé ainsi que le côté obscur de son affaire poussaient la curiosité à l’excès.

Le prétoire et jusqu’à l’estrade où allaient siéger les juges en robe rouge étaient remplis de dames qui avaient obtenu la faveur d’une carte d’entrée.

Une rumeur discordante s’élevait de la foule.

Mais bientôt le silence se fit.

Juges et jurés pénétraient dans la salle.

Après les formalités d’usage, ils se retirèrent pour procéder au tirage des jurés.

C’est dans une pièce voisine que cette élection se faisait.

Le public aurait certes voulu être admis à contempler cette sinistre loterie.

Devant une table garnie d’un lourd tapis se tenait le président des Assises, ayant à ses côtés les juges et l’avocat-général.

Derrière les magistrats nous retrouvons le Docteur-Noir et son avocat.

De l’autre côté de la table et pleins d’une gravité émue, qui n’était pas sans un côté comique, les jurés de la session étaient massés.

Le président prit une urne et secoua les morceaux de bois portant le nom des quarante jurés.

Me Lavigne crut devoir dire à son client :

— Ne vous impressionnez pas. Contenez-vous.

Le docteur sourit.

— Oh ! n’ayez crainte, les pantins vêtus de rouge qui jouent ici la comédie me laissent bien indifférent. Et quant à ces bons lampistes ou épiciers qui vont décider de mon existence, ils ne me produisent pas plus d’effet que s’ils étaient dans leur boutique.

L’avocat fut confondu.

— Alors, dit-il, ça ne vous fait rien, rien ?

Et il montrait le président, un vieillard ratatiné et au visage chafouin qui agitait toujours son urne en bois.

— Ça me rappelle le jeu de lotos, fit le Docteur-Noir de son air ennuyé.

— Nous ne récuserons personne ? questionna encore Me Lavigne.

— Non pas, même les bouchers de profession.

— Vous êtes un homme singulier !

— Que voulez-vous, cette parade faite dans la coulisse judiciaire me fait prendre l’humanité en pitié.

Me Lavigne s’adressa au président :

— Mon client acceptera les jurés élus par le sort, sans user de son droit de récuser.

L’avocat général inclina la tête, ce qui signifiait qu’il en ferait autant.

Le tirage s’opéra.

Au fur et à mesure qu’un nom sortait, le président le plaçait sur une planchette spéciale.

Les douze jurés étaient nommés.

Le Docteur-Noir les avait pointés sur sa liste.

Il y avait deux débitants de vins, un blanchisseur, trois épiciers, un marchand de harengs en gros, le directeur d’une importante maison de conserves alimentaires, un pharmacien, un propriétaire et deux rentiers !

Le pharmacien ayant sollicité la faveur d’être récusé, il fut remplacé par un entrepreneur de fumisterie.

Lucien Bartier regarda défiler le tribunal suprême et haussa les épaules avec mépris.

On rentra dans la salle d’audience et le président procéda aux us et coutumes.

Il fit prêter le serment d’usage aux jurés qui se trouvaient debout :

« Vous jurez et promettez devant Dieu et devant les hommes d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre Lucien Bartier ; de ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse ; de ne communiquer avec personne jusqu’après votre déclaration ; de n’écouter ni la haine, ni la méchanceté, ni la crainte ou l’affection ; de vous décider, d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre. »

Les débats commencèrent.

Le greffier de la Cour lu l’acte d’accusation.

Lucien Bartier, très calme, écouta cette lecture sans faire un signe.

Le président se préparait à faire subir à l’accusé, un interrogatoire, en règle, mais, dès le début, le Docteur-Noir se leva et dit, d’une voix assurée :

— Messieurs, la prévention est fausse. Je ne me suis point introduit de nuit dans un cimetière pour commettre un vol. Je n’ai point assassiné le gardien Bonnasse. Il m’est impossible de dire le motif qui m’a poussé à pénétrer au Père-Lachaise… Cela restera un secret. Voilà tout ce que j’ai à dire ; je ne répondrai à aucune question.

Cette déclaration produisit une impression des plus mauvaises sur l’esprit des jurés.

Le président des Assises insista, mais, le Docteur-Noir resta muet.

Il entendit sans émotion le fougueux réquisitoire de l’avocat général.

Un sourire plissa ses lèvres quand son défenseur prit la parole et enfila la série de lieux communs unités en pareil cas : les antécédents de l’accusé, son caractère désintéressé, son talent…

Me Lavigne insista sur le côté mystérieux de l’affaire et sur l’invraisemblance que comportait le fond même de la prévention.

— Comment admettre, s’écria-t-il, que cet homme dont la réputation de philanthrope était faite, que cet homme riche et érudit se soit laissé aller à commettre l’épouvantable série de crimes qu’on lui reproche. L’un d’eux n’est pas niable. Évidemment mon client a cherché à s’évader, et a tué l’agent de police Haroux que la préfecture lui avait donné comme compagnon de cellule. Mais cela ne prouve rien en ce qui concerne la tragédie du Père-Lachaise. Mon opinion qui, j’en suis sûr, est déjà la vôtre, c’est que Lucien Bartier est innocent ou qu’il est fou. Dans les deux cas, vous, devez l’acquitter.

Après une réplique de l’avocat général, l’audience fut suspendue.

L’audition des témoins avait été de si peu d’importance.

Quand les juges rentrèrent en séance, Me Lavigne se leva et demanda à présenter une observation.

— Je prie monsieur le président de vouloir bien demander à ce juré l’objet de sa conversation avec une personne qui se trouvait dans la salle.

Le juré désigné se troubla.

— J’ai causé de toute sorte de choses.

L’avocat insista.

— N’avez-vous pas parlé de l’affaire ? On vous a entendu déclarer qu’à votre avis mon client était atteint de folie et que la trahison de sa femme devait en être la cause.

— En effet, avoua le juré, je crois avoir dit ça.

Me Lavigne triomphait…


Madame le Mordeley désignait le château…
L’affaire fut renvoyée à la session suivante.

Le Docteur-Noir, après avoir quitté la salle, fut ramené à la Conciergerie.

Le lendemain, il avait réintégré sa cellule de Mazas.

On le voit, Jean-Baptiste Flack avait réussi.