Le Vampire (Morphy)/75

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 434-438).

CHAPITRE XI

L’ordre d’extraction.

M. Cuplat, le directeur de Mazas, avait été aussitôt informé de la nouvelle tentative d’évasion effectuée par le Docteur-Noir.

Il avait tremblé sur son sort.

Une évasion de sa maison de détention n’aurait pu manquer de le ridiculiser devant la presse et l’opinion.

Il était devant l’entrée du greffe quand son prisonnier fut réintégré.

— Ah ! par exemple ! pensait-il, la préfecture ne dira pas que je télégraphie hors de propos.

Et il courut se renfermer dans son cabinet.

Il s’installa amoureusement devant son bureau et rédigea une longue dépêche.

Puis il alla se placer devant son appareil télégraphique pour expédier sa prose à l’administration supérieure.

Il eut une minute d’émotion délicieuse…

Enfin, comme un habile pianiste qui débute, il commença son travail.

Par avance il jouissait de l’effet de son télégramme.

Le résultat ne se fit pas attendre.

Une sonnerie claire et rapide le fît tressauter.

C’était une dépêche de la préfecture qui lui parvenait inopinément.

— Comment ! exclama-t-il indigné, ils n’attendent pas la fin !

Tout à coup il recula écrasé.

« Avons pris note du fait. Envoyez détails par lettre, » telle était la réponse du secrétaire du préfet de police.

M. Cuplat, livré à son inspiration, avait commencé par la voie télégraphique une longue narration relatant tous les détails se rattachant à l’évasion de Lucien Bartier, et il s’était surtout attaché à démontrer que dans cette affaire le résultat final était dû à sa haute intelligence et à sa fine intuition directoriale.

Cette apologie avait été subitement arrêtée par la dépêche laconique de l’administration.

La vaniteuse éloquence de M. Cuplat se trouvait coupée net.

Comme il restait abîmé dans cette nouvelle douleur, il reçut la visite du médecin de la prison, qui, appelé en toute hâte, était venu donner ses soins au blessé.

— Ce ne sera rien, mon cher directeur, fit-il en entrant.

— Il ne s’est pas cassé une jambe ?

— Pas le moins du monde.

— Ni un bras ?

— Non ; il en est quitte pour quelques contusions.

— C’est encore heureux qu’il ne se soit point relevé de sa chute, fit M. Cuplat avec un soupir de soulagement.

— Cela n’était pas à craindre, le coup a été rude, et il en est encore tout étourdi.

— Quel diable d’homme ! s’écria M. Cuplat ; il nous en donne, du fil à retordre.

Il s’interrompit ; on venait de heurter à la porte.

— Entrez, commanda le directeur.

Un surveillant du greffe entra avec hésitation.

Il annonça l’arrivée d’un brigadier de la sûreté qui demandait avec instance d’être introduit.

— Déjà ! fit M. Cuplat stupéfait. Ils peuvent se vanter d’avoir fait diligence à la boîte.

Le policier annoncé pénétra d’un air familier dans le cabinet.

C’était Jean-Baptiste Flack !

Il alla droit au directeur et lui serra la main.

— Je viens pour affaires, dit-il sans préambule.

— Ah ! ah !

— Je suis extraordinairement pressé ; voici de quoi il retourne.

Et il tendit le fameux ordre d’extraction dont nous avons raconté l’origine.

M. Cuplat lut et relut le document, puis il le tendit au médecin.

— Voyez, dit-il simplement.

Il était absolument renversé.

Cette injonction d’avoir à remettre le Docteur-Noir à l’administration au moment où il venait de franchir le mur de Mazas et de se briser les reins lui parut être une disgrâce définitive.

— Ils me reprennent ce détenu, comme s’il y avait de ma faute dans sa tentative d’évasion. Je vais être révoqué, c’est certain. Ah ! les journalistes seront contents.

Le docteur lisait attentivement l’ordre d’extraction.

Jean-Baptiste Flack, très inquiet, pâlissait à vue d’œil.

— Vous venez directement de la Préfecture ? interrogea M. Cuplat.

— En droite ligne et sans perdre de temps, déclara Flack à l’aventure.

— Je le pense bien ; il n’a pas fallu que vous vous amusiez en route.

Le médecin réfléchissait.

— Emmenez-vous le prévenu dans un brancard ? fit-il à Jean-Baptiste Flack.

Ce fut pour celui-ci un trait de lumière.

— Dame, cela dépendra. Est-il bien mal ?

— Non, pas trop. Il a de la chance de ne pas s’être assommé du coup. Un mur de dix mètres, sans compter l’escalade du promenoir et celle du premier mur de ronde !

— Au fait, racontez-moi donc cela dans tous les détails, demanda le domestique du Docteur-Noir à M. Cuplat.

Le directeur fit le récit de la nouvelle tentative d’évasion de Lucien Bartier et raconta l’histoire de son télégramme écourté par la préfecture.

Flack comprit que le temps pressait.

— On peut arriver d’un moment à l’autre ou envoyer des ordres précis. Dans les deux cas je serai perdu, et la dernière chance de mon malheureux maître s’évanouirait.

Il s’adressa au médecin :

— Croyez-vous que le prisonnier puisse supporter le trajet en fiacre ?

— Je n’y vois pas de grave inconvénient.

— Alors cela va bien, car j’ai une voiture à la porte avec un agent.

— Faites-la entrer dans la cour, fit M. Cuplat ; pendant ce temps, on va quérir ce misérable Bartier.

Flack quitta le cabinet du directeur et regagna la rue.

Une voiture de place stationnait à l’entrée de Mazas.

Sur le siège, à côté du cocher, se tenait le soi-disant agent.

C’était La Marmite, gravement habillé et vieilli pour la circonstance.

Il avait singulièrement aidé ses nouveaux amis, depuis qu’il s’était lié avec eux.

Le domestique du Docteur-Noir ne lui avait pas caché le nom de son maître.

Le gamin qui savait bien que M. Bartier n’avait pu commettre les crimes dont on l’accusait, avait à son tour raconté à Jean-Baptiste Flack l’expédition du Père-Lachaise à laquelle il avait pris part.

Toutefois il n’avait pas voulu donner le signalement ni les adresses de ses anciens complices…

La grande porte de fer de Mazas s’ouvrit devant la voiture et se referma lorsqu’elle fut passée.

Flack rentra dans le couloir du greffe.

Il éprouva une violente commotion.

Son maître était devant lui, pâle, les traits amaigris ; il marchait péniblement soutenu par deux surveillants.

Le brave serviteur craignit qu’il ne vînt à se trahir.

Mais le Docteur-Noir resta muet et impassible.

Il se laissa asseoir dans le fiacre sans manifester la moindre émotion.

Jean-Baptiste Flack prit place à côté de lui et referma la portière.

M. Cuplat suivit la voiture qui s’éloignait…

— Écoutez donc, dit-il à Flack.

— Qu’y a-t-il, fit celui-ci qui sentait ses craintes le reprendre.

— Savez-vous le motif de cette extraction ?

— Oui, c’est pour procéder à un complément d’enquête. L’ordre est venu du parquet.

— Pas possible !

— C’est comme je vous le dis.

— Ah ! cela me soulage, je craignais que ce ne fût une marque de mécontentement.

— Y pensez-vous !

— Je me disais que vous emmeniez mon prisonnier à la Santé.

— Jamais de la vie.

— Alors vous me le ramènerez ?

— Ce soir même.

— Bon voyage donc, mon cher brigadier.

— Merci, monsieur Cuplat.

Et le fiacre partit.

— Qu’est-ce que cela signifie ? fit le Docteur-Noir stupéfait.

Flack le prit dans ses bras et l’embrassa avec ivresse.

— Pardon, excuse, dit-il, quand sa joie exubérante se fût un peu calmée, mais je suis si heureux. Vous êtes sauvé.

Lucien Bartier lui rendit chaleureusement son étreinte.

— Brave cœur ! s’écria-t-il.

Jean-Batiste Flack se frotta les mains.

— Quel tête il fera, ce pauvre Cuplat, quand il va apprendre qu’il s’est fait rouler sur toute la ligne[1].

Et il éclata de rire.

La Marmite, placé sur le siège, battait une marche triomphante sur le toit du sapin.

Le cocher fouettait sa bête à tour de bras, comptant sur un bon pourboire.

Le digne automédon ne soupçonnait en aucune façon sa complicité à une évasion quelconque.

Le tour avait réussi admirablement.

On ne saurait taxer d’invraisemblance cette fuite, qui est somme toute possible.

La plupart des scènes les plus extraordinaires de ce roman sont, d’ailleurs, copiées sur la réalité[2].


  1. L’auteur de ce roman joua un tour analogue à un de ses directeurs de prison, qui, voulant faire de l’autorité, l’envoya à la Santé. Il s’appelait M. Caplat.

    M. Morphy lui avait promis de s’évader et tint parole. Il simula une maladie grave et se fit transporter à l’hôpital Cochin, d’où il disparut pendant la huit du 15 août 1884.

  2. La publication des Mystères du Crime, roman populaire à sensation de Michel Morphy a été un événement littéraire des plus curieux.

    Cette œuvre touffue, variée et rapide, a eu le retentissement habituel réservé aux travaux du jeune écrivain révolutionnaire.

    Il a paru intéressant aux éditeurs de placer en notes, dans le corps de cet ouvrage quelques documents intéressants sur l’auteur de ce livre.

    On verra que nul mieux que Michel Morphy ne pouvait traiter le sujet qu’il a entrepris.

    Il est d’ailleurs intéressant de répondre aux insanités qui ont été écrites contre le jeune romancier.

    Voici quelques extraits d’articles découpés dans les Petites Nouvelles et le Voltaire, journaux peu sympathiques aux idées du rédacteur des Mystères du Crime :

    « Le citoyen Morphy (Jules-Michel Morphy-Mac-Sweeny) est né le 15 avril 1863, rue Neuve-des-Petits-Champs, à Paris.

    « Enfant, il aidait à construire, en mai 1871, les barricades de la Porte-Saint-Denis et de la rue de Paradis. Sa mère, qui avait transformé ses appartements en ambulances, l’envoyait distribuer des secours aux familles des insurgés. Après la défaite de la Commune, elle fut arrêtée par les troupes versaillaises et conduite à la gare du Nord où elle faillit être fusillée sommairement. M. Morphy père parvint à la faire remettre en liberté, mais elle ne devait pas survivre au mauvais traitements qu’elle avait endurés. Elle mourut quelques mois après, âgée de trente-cinq ans.

    « Dès lors, l’enfant fut instruit par un prêtre qui avait pour mission d’en faire ce que l’on est convenu d’appeler un « fils de famille ».

    « Il n’était guère présumable que les idées de la mère se réveilleraient brusquement chez le jeune Morphy. C’est ce qui arriva, cependant, malgré les conseils de ses parents.

    « À quinze ans, il commença à publier quelques essais littéraires et socialistes. Son père ne lui ménagea pas les plus vertes réprimandes. Mais le jeune homme était doué d’un esprit inflexible ; il se redressa sous ce commencement de persécution, et rompit brusquement ses études et les projets d’avenir que l’on fondait sur lui ; il n’avait plus à compter que sur lui.

    « Morphy avait à peine seize ans, il était sans argent et ne connaissait personne. Sans gîte, sans pain, il tenta de trouver sa voie dans la presse quotidienne comme feuilletoniste.

    « Il était bien jeune et absolument inconnu. Tombé dans un dénûment absolu, il se vit réduit à coucher par tous les temps dans les bois de Boulogne et de Vincennes. Il vécut pendant des mois entiers sans faire de repas, mangeant des légumes et des fruits de rebus.

    « Enfin, il trouva un travail de copiste qui lui rapporta deux francs par jour. Sobre et infatigable, il réussit à économiser de quoi s’habiller et se loger dans un petit hôtel de Belleville. Il achetait alors du pain de munition chez une charbonnière demeurant à côté de l’ancienne caserne de la Courtille. C’était son ordinaire.

    « Bientôt il entreprit pour son compte un commerce de plumes métalliques qui lui assura une vie modeste. Dans ses heures de loisir, il allait aux réunions, parlait et écrivait. Il s’occupa du mouvement ouvrier et fit une active propagande.

    « La police avait l’œil sur lui. Il fut arrêté à la manifestation Ferré, qui eut lieu au cimetière de Levallois. Les tribunaux le condamnèrent pour discours séditieux. À la fin de sa peine, le ministre de l’intérieur l’expulsa par décret, quoiqu’il fût Français. Plusieurs fois depuis, il dut gagner l’étranger, avec des convois de bandits, accouplé à la chaîne, entre, les gendarmes, et débarqué aux frontières belges ou anglaises, sans un centime. Que faire ! Privé de ressources, il apprit l’imprimerie et la gravure, il devint bientôt compositeur typographe, correcteur et graveur en relief.

    « Morphy revint en France et fut de nouveau arrêté, condamné et renvoyé à la frontière. Il alla en Belgique et fut obligé de s’enfuir pour éviter une condamnation dans ce pays, pour écrits régicides. Il gagna l’Angleterre, et se mêla au mouvement révolutionnaire irlandais. Sa participation, aux agissements des « Invincibles » devait lui valoir plus tard un dossier entraînant la peine de mort.

    « Le jeune écrivain, alors âgé de dix-neuf ans, retourna à Paris où il resta caché, rédigeant son journal la République sociale, qui lui valut de nouvelles persécutions. Il fut encore condamné à un long emprisonnement. Il fonda une nouvelle feuille et, arrêté dès le premier numéro, il passa un an à Mazas.

    « Nouvelle expulsion suivie d’une nouvelle rentrée en France, et toujours repris et condamné sans pitié ! C’est ainsi qu’il a passé sa jeunesse en prison, étudiant et travaillant sans cesse. Il ne s’est guère passé de mois que la presse n’enregistrât une affaire nouvelle à l’actif de Morphy qui est devenu un prisonnier de marque. Pendant ce temps, il collabora à une grammaire et à une encyclopédie.

    « Cette continuelle persécution finit par émouvoir l’opinion publique. Il y eut des interpellations à la Chambre des députés. Un projet de loi réclamant la mise en liberté de Morphy fut même déposé. Talandier, après Louis Blanc, s’occupa de ce perpétuel récidiviste.

    « Mais son décret d’expulsion, attaqué devant le conseil d’État, comme pris injustement, fut cassé le 15 avril 1884 ; Morphy était reconnu Français.

    « Il collabora au journal la République démocratique et sociale, dirigé par un député. Le conseil des ministres décida que des poursuites seraient intentées.

    « L’affaire vint devant la Chambre. Morphy, fut condamné coup sur coup en Correctionnelle et en Cour d’Assises pour un article contre la religion et une étude économique sur la question du travail.

    « Ces dernières condamnations, en y joignant la contrainte par corps, s’élevaient à deux années et demie d’emprisonnement.

    « Inutile de parler des amendes fabuleuses auxquelles il fut condamné.

    « Morphy, décidé à continuer la lutte, conçut la pensée de s’évader. Il y parvint dans des circonstances restées célèbres. Il laissa un mannequin dans son lit et s’enfuit en escaladant un mur de clôture.

    « Les journaux ont donné des détails sur les treize condamnations et expulsions de Morphy. On sait que, devant les tribunaux, il défendit toujours ses principes avec une énergie et une conviction qui lui valurent le maximum des peines édictées par la loi, mais aussi de vives sympathies.

    « Ajoutons qu’il se maria civilement lors de sa majorité.

    « Quelques semaines après son mariage, il était arrêté pour son Journal-pamphlet, l’Anti-Ferry qui amena de nouvelles poursuites. — (C’est dans cette feuille que parurent les premiers feuilletons des Mystères du Crime.)

    « Morphy a commis à peu près tous les délits politiques. Il a été enfermé dans toutes les prisons de Paris. En additionnant ses diverses incarcérations on arrive au nombre respectable de quarante et une ! Bref, depuis l’âge de seize ans, jusque maintenant, il n’a pas eu plus d’une année de liberté ; et encore a-t-il été obligé de se cacher ou de vivre en exil pendant ce court laps de temps.

    « Certes, à voir le jeune Morphy, dit le Voltaire du 13 février 1885, on ne devinerait guère en lui un farouche révolutionnaire !

    « Vous vous l’imaginez peut-être hâve, maigre, le visage émacié, les yeux creusés par la souffrance, un éclair sombre jaillissant de ses prunelles… quelque chose comme la physionomie d’un Barbés ou d’un Blanqui ?

    « Oh ! pas du tout !

    « C’est un beau garçon, à l’air à la fois doux et fier, timide et orgueilleux ; qui n’a rien de féroce. Une magnifique chevelure blond foncé, avec une mèche qui se redresse sur le sommet du front. La tête légèrement inclinée à gauche, Vous le prendriez pour un séminariste, en dépit de sa haine contre les cléricaux…

    « Mais il est le fils d’un ardent catholique… et tout s’explique.

    « S’il a dans les veines du sang royaliste et clérical, il y coule aussi du sang révolutionnaire. Sa mère avait pris part à l’insurrection de 1871 ; elle fut même arrêtée après l’entrée des troupes de Versailles.

    Cette dualité d’origine explique suffisamment les contradictions de cette nature bizarre. M. Michel Morphy, c’est Chérubin déguisé en insurgé… »

    Ce portrait qui ne manque pas de quelque ressemblance a été fait par un journal hostile aux idées de Michel Morphy.

    Il a le mérite de montrer sous un jour plus vrai un écrivain qui a passé sa vie dans les cachots et dont la bourgeoisie a voulu faire un épouvantail.

    l’Éditeur.