Le Vampire (Morphy)/80

La bibliothèque libre.
J.-M. Coustillier, éditeur (p. 453-455).

CHAPITRE III

Philosophie et amour.

Le lendemain de son évasion, le Docteur-Noir, en se réveillant, trouva auprès de son lit un pli cacheté portant son nom.

Il l’ouvrit et le lut à plusieurs reprises.

C’était une lettre de Georges Bartier, de son fils !

Voici ce qu’elle contenait :

« Mon oncle bien-aimé,

« Hier vous m’avez surpris avec Lydia. J’ai peur que vous n’ayez une pauvre idée de moi. Je veux me relever dans votre estime par un aveu que je n’oserais point formuler devant vous et que je confie à ce papier.

« J’aime Lydia à en mourir si elle ne doit pas être ma femme. Je sais quels sont les préjugés que cette union peut choquer, mais j’ai laissé dans la maison de mon père, M. Isidore Bartier, mes scrupules déplacés.

« Je vous demande la main de Lydia. Décidez de ma vie, et pardonnez-moi de vous occuper de moi, aussitôt après votre délivrance.

« Croyez, mon bon oncle, que mon amour, pour la pauvre Lydia, ne m’empêche pas d’avoir pour vous le respect et l’affection que vous méritez.

« Mon cœur vous est si reconnaissant et je suis si ému que je ne puis exprimer ce que je ressens pour vous, dans la demeure de qui j’ai trouvé le bonheur.

« Je vous supplie de me répondre par la même voie et de remettre un mot à Flack.

« Signé : Georges. »

— Ah ! que la jeunesse est égoïste… Et qu’elle a raison ma foi, pensa le Docteur-Noir. Il veut se marier, le pauvre enfant, j’eusse mieux aimé une autre confidence.

Et après avoir réfléchi, il écrivit cette réponse où se reflète les sentiments de l’homme de cœur que le malheur a rendu sceptique :

« Mon cher enfant,

« Vous êtes peut-être sur le point de commettre une folie.

« C’est le moment de parler raison.

« On a souvent répété que j’avais une âme sèche, incapable d’aimer.

« C’est possible après tout, mais pourquoi ne dirai-Je pas mon mot sur ce sujet ?

« J’ai été à l’école de l’amour… et j’en reviens.

« Pour la plupart des hommes, tomber amoureux, c’est devenir complètement fou. Examinez le premier amant venu à commencer par vous et dites-moi si le cas ne relève pas de la Faculté ?

« L’objet de nos tendres sentiments, est souvent, une jeune fille d’une beauté discutable, dont l’intelligence ne s’élève pas à beaucoup de degrés au-dessus de zéro.

« N’importe, elle est charmante et pleine d’esprit ! Ses caprices absurdes sont trouvés délicieux ; ses singeries sont d’une bonne grâce adorable.

« Épousez, mon ami, et, dans trois mois, qui sait ? vous aurez de votre bonheur par dessus la tête.

« Votre lune de miel deviendra un vieux chaudron, moins que ça : un pot-au-feu !

« L’illusion est le pire des fléaux, mais c’est un mal éternel. Ça ne changera pas ! Les générations se renouvellent et se transforment, mais elles sont toutes d’accord quand il s’agit de se tromper du tout au tout.

« Eh bien ! je vous le demande, ne vaut-il pas mieux envisager les choses froidement et raisonner un peu avec ses sentiments !

« Ce n’est pas une bagatelle que de prendre une femme et la chose vaut la peine d’être discutée. Avant de vous marier, mon jeune ami, étudiez votre idéal.

« Il ne s’agit pas de décréter un beau matin que telle fillette est un ange qui possède toutes les vertus, il faut savoir d’abord, si elle a du cœur, ensuite si ce n’est pas une bête et enfin si elle vous préférerai à ses toilettes, à ses bijoux et au spectacle, ce qui est parfaitement douteux.

« Je sais bien que l’homme est rempli d’une belle confiance en lui même et suppose très volontiers qu’il est propre à inspirer une passion frénétique.

« Ne vous y fiez pas.

« L’amant disparaît bientôt pour faire place au mari. Alors viennent pour la femme les désillusions cruelles. Un fiancé n’a pas de défaut, c’est un charmant esclave tiré à quatre épingles, mais le mari, c’est autre chose.

On s’aperçoit qu’il ronfle, qu’il fume au lit, qu’il porte des caleçons, qu’il est insipide enfin. Gare aux consolations ! Je l’ai éprouvé.

« Voilà la vie, et je n’hésite pas à le dire, cette vie-là me fait horreur. Après une existence remplie d’orages et de combats, fatigué, brûlant de fièvre, il est des heures où l’on rêve un ciel pur, une oasis dans le désert de l’existence. Il semble alors que l’amour est une eau de Jouvence, un bain de fraîcheur qui doit régénérer la vie. Quand le cerveau est meurtri, il ferait si bon s’appuyer sur une épaule de femme ! Il serait si ravissant de se sentir enchaîné par deux bras blancs dont un souffle dénouerait l’étreinte, et, recueilli, d’écouter en soi les mélodies de l’âme.

« C’est là le paradis terrestre. Il en est qui ont su trouver ce bonheur suave et pur, et leur existence en a gardé toujours l’éblouissement. Heureux ceux qui ont entrevu l’or et l’azur de ce rêve !

« Mais c’est l’utopie du cœur, et le voyageur altéré d’amour tombe sur le chemin, épuisé, mourant ! Il a été la victime d’un mirage qu’il espérait voir se cristalliser et devenir une réalité. Le charme est détruit : tout a disparu !

« Oh ! oui, étudiez votre idéal, étudiez-la bien ! Et avant de vous envoler avec elle vers les régions de l’hyménée, regardez si ses ailes ne sont pas postiches !…

« Et maintenant mon ami vous êtes libre !

« Réfléchissez à ce que je vous dis et décidez vous-même de votre sort.

« Lydia est charmante, mais… prenez garde. »

Ayant terminé cette épître amère, le Docteur-Noir la fit remettre au jeune homme par Madeleine.