Le Vampire (Morphy)/81

La bibliothèque libre.
J.-M. Coustillier, éditeur (p. 455-458).

CHAPITRE IV

L’union libre.

Jean-Baptiste Flack qui était parti le matin à la recherche du portefeuille contenant la fortune du baron de Cénac, revint à Noisy consterné.

Il monta chez le Docteur-Noir qui le regarda en souriant.

— Ah ! ah ! fit-il, il paraît que les choses ont mal tourné.

— Pas plus de serviette de maroquin dans le caveau que sur ma main.

Lucien Bartier haussa les épaules.

— Que m’importe, après tout, dit-il. Cette fortune aurait été une attache pour moi. Elle me créait des devoirs et des charges dont je me trouve dégagé. Je n’aurai pu, dès maintenant, mettre mon projet à exécution.

— Nous allons partir.

— Oui, fit le Docteur-Noir, dans quelques jours nous nous embarquerons pour l’Amérique. Nos ressources sont suffisantes pour nous permettre de nous établir là-bas.

— C’est égal, observa Flack, ce n’aurait pas été un mal de découvrir les millions. Qui diable a pu mettre la main dessus ?

Le Docteur-Noir secoua la tête d’un air indifférent.

En réalité, il n’était nullement fâché de voir s’évanouir ces millions. Il répugnait à cette nature loyale et désintéressée de se trouver le dépositaire d’une pareille fortune…

Une semaine s’écoula.

Georges et Lydia s’attachaient plus invinciblement l’un à l’autre.

Un jour, à table, le Docteur-Noir les interpella en souriant :

— Eh bien ! et nos amours, comment vont-ils ?

Les jeunes gens devinrent rouges comme des pivoines.

— Mais, balbutia Georges.

— Écoutez, mes enfants, dit le Docteur-Noir, je vous ai bien examinés l’un et l’autre. Vous êtes de braves cœurs et le malheur loin de vous nuire vous a rendus meilleurs. Georges m’a demandé votre main ma petite Lydia… Voulez-vous être à lui.

Lydia baissa la tête sans répondre.

— Allons, un peu de courage, lui dit le Docteur-Noir.

— Oh !… Oui ! fit-elle en relevant ses beaux yeux illuminés par une joie profonde et naïve.

— Soit, à partir de ce jour, vous êtes unis. Votre mariage ne sera célébré ni à la mairie ni à l’église. Ce sera une double garantie de bonheur. J’ai bien réfléchi à cela, et je crois fermement que l’amour n’est beau et durable que dans la liberté. D’ailleurs, mes enfants, la loi n’est plus faite pour nous. Vous ne pourriez pas, même si vous le vouliez, être mariés régulièrement en France. Venez avec moi dans la libre Amérique, et là, l’un à l’autre par la seule puissance de votre inclination mutuelle, vous serez aussi respectés qu’ici après vous être soumis à la mascarade du mariage civil et religieux. Est-ce votre pensée ? Oui, n’est-ce pas. Eh bien, vous, Georges, voici votre compagne ; Lydia, voilà votre époux.

C’est ainsi que fut conclue l’union de ces deux jeunes gens, dont nous connaissons les malheurs.

Lorsque le Docteur-Noir eut fait part de cette nouvelle à Jean-Baptiste

Flack, celui-ci commença à poser son binocle sur son nez à plusieurs reprises.

C’était sa manière de témoigner ses grandes préoccupations.

— Qu’as-tu ? lui demanda le Docteur-Noir.

— Ma foi, répondit celui-ci, je vais vous faire l’effet d’une bête. Croiriez-vous qu’après ce qui m’est arrivé, je voudrais me marier encore une fois.

— Toi aussi !

— Parfaitement.

— Ah ! je devine… Madeleine…

La bonne créature entrait en ce moment.

Elle comprit, à l’air jovial de son maître, ainsi qu’à la mine embarrassée de Flack ce dont il s’agissait

— Comment ! vous aimez ce garnement ? lui dit Lucien Bartier.

Pour se tirer d’affaire elle éclata de rire franchement.

— Pourquoi pas ! se récria Jean-Baptiste Flack.

— Oui, au fait, reprit le Docteur-Noir. C’est entendu. Nous allons célébrer deux noces. Voulez-vous suivre l’exemple de nos enfants ?

— Ils se marient !

— Mais oui.

— Et comment ?

— À la mode du vingtième siècle, fit Flack plaisamment.

— Je ne comprends pas, dit Madeleine, mais ça ne fait rien, j’accepte. Du moment que le Docteur approuve…

— Je crois bien, s’écria Flack enchanté, c’est lui qui a fait l’ordonnance.

Cette nuit-là fut une nuit d’amour pour les hôtes de la villa de Noisy.

Le Docteur-Noir heureux du bonheur des autres, se retira dans sa chambre en se frottant les mains.

— Voilà qui me paie de tout ce que j’ai souffert, murmura-t-il.

. . . . . . . . . . . . . . .

Une semaine après, Lucien Bartier, Georges et Lydia, Jean-Baptiste Flack et Madeleine voguaient dans le grand Océan vers les rivages du Nouveau-Monde.

Le danger était définitivement conjuré et l’avenir leur souriait.