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LE TOUR DE FRANCE D’UN PETIT PARISIEN

Jean atteignait sa quinzième année lorsque le libraire-éditeur chez qui il travaillait songea à l’envoyer dresser un étalage de livres de très bas prix, à la grande foire de Lille, qui commence le 1er septembre et dure cinq semaines. Cela devait, selon ce respectable commerçant, former le jeune commis aux affaires, et le distraire de ses idées noires. Jean n’avait pas à refuser ; et c’est ainsi qu’un beau matin de septembre, il se trouva installé au cœur de la Flandre française, dans une étroite baraque de planches, sous les arbres de la promenade où se tient la foire.

C’était la première fois que Jean, pris au sérieux et traité en jeune homme, assumait une réelle responsabilité. Aussi était-il tout entier à son étalage.

Il ne criait pas comme les camelots parisiens : — Voyez la vente ! mais grâce à un véritable talent d’observation, il découvrait promptement le livre que cherchait tel ouvrier filateur courbé devant son étalage, avec un front ridé, l’air songeur, une grosse tête encadrée dans de longs et rares cheveux gris de fer ; et il présentait des biographies d’inventeurs célèbres, des Richard Lenoir, des Oberkampf, des Philippe de Girard, des Jacquard, des Denis Papin ; il se doutait de ce qui convenait à tel ou tel groupe d’ouvriers, échappés en blouses noires ou en gilets tricotés, de ces fabriques, de ces manufactures dont les mille cheminées s’alignent dans les rues larges et droites de Lille, — filatures de lin, de laine, de coton, fabriques de flanelle, de toiles, de batiste, de tulle, de dentelles. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour distinguer l’ouvrier des blanchisseries de toiles, de l’ouvrier des raffineries de sucre, des fabriques d’alcool ou de produits chimiques. Il devinait ce qui pouvait plaire à l’un ou à l’autre ; à celui-ci pour s’instruire dans sa profession, à celui-là pour se divertir de ses rebutants travaux d’usine.

Le petit Parisien, grandi, fort et vigoureux malgré la pâleur de son teint, avait cette mine éveillée qui caractérise le Parisien entre tous les enfants de France ; non que le Parisien ait plus d’esprit, ni plus de jugement ; mais il a incontestablement parmi les plus fiers gamins de notre pays « un air » qui lui est avantageux. Quelques jeunes garçons de l’âge de Jean, raisonnables, doux, toujours souriants fréquentaient sa boutique ; c’est-à-dire qu’ils enjambaient sans cérémonie l’étalage, ou poussaient la porte de côté formée de deux planches, et ils s’installaient à tour de rôle sur le tabouret de bois, meuble unique de céans.

Grâce à eux, Jean s’essayait à parler le patois flamand à la clientèle villageoise. Une fermière des environs de Tourcoing — parapluie rouge sous le bras, gants trop larges et trop longs — réclamait-elle un joli livre pour son