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LE TOUR DE FRANCE D’UN PETIT PARISIEN

variées ; les pâturages, les mûriers y sont des sources de richesse et font de la Savoie une contrée essentiellement agricole.

Il faut que nous disions qu’à la Grande-Chartreuse, Méloir voulut assister dans une tribune aux offices que chantent les moines à minuit. Il sortit trop tard de sa cellule, laissa se fermer derrière lui une porte dont il ne connaissait pas le secret, et il ne vit, des chartreux en robe blanche, que leur lugubre défilé dans la chapelle à peine éclairée, d’où ils se retiraient, se dispersant sans bruit comme des ombres… Jamais il ne fut possible au Breton de retrouver la vaste salle sur laquelle s’ouvrait sa cellule. Son luminaire éteint par un courant d’air, il se perdit dans tous ces corridors, ces galeries, ces cloîtres, ces escaliers, n’entendant que le retentissement de ses pas sur les dalles sonores, et n’osant, malgré sa hardiesse naturelle, faire trop de bruit. Il passa le reste de la nuit à errer, — une froide et longue nuit. Si bien que le lendemain il avait une rage de dents, — rage bien autrement réelle que la rage communiquée par le chien de la famille Jacquemart à Moulins.

On le poussa vers la fabrique de liqueurs, où il devait, paraît-il, trouver un soulagement. Les serviteurs à gages employés là, lui vendirent trois flacons d’un spécifique pour les dents, à 80 degrés (la chartreuse jaune n’en a que 43), et dans son ignorance et sa grande hâte de guérir, le pauvre garçon crut qu’il fallait avaler la liqueur le plus lestement possible, — satisfaction qu’il accordait du même coup à sa gourmandise.

Il le fit, et ses douleurs s’accrurent jusqu’au délire. Aussi à partir de cette visite à la Grande-Chartreuse on ne vit oncques Méloir suivre « ses maîtres », autrement qu’affublé d’une mentonnière, lui donnant un air passablement grotesque.

Or, il advint qu’à Annecy un humble charlatan, — s’il en est d’humbles ! — qui avait déposé des fioles inégales sur une table formée d’une planche et d’un pliant en X, avisa, passant au large du groupe défiant qui l’entourait, lui et son joueur d’orgue, le gars à la mentonnière, trop endolori pour être curieux, et il l’appela comme lui appartenant de plein droit, comme un sujet tout trouvé pour une démonstration publique de l’excellence de son eau merveilleuse.

Méloir rompit d’assez mauvaise grâce les rangs des curieux et pénétra dans le cercle… Quelle ne fut pas sa stupéfaction en retrouvant dans le charlatan son ancien patron de la loge Sartorius et Risler, l’hercule de Limoges, le mari de l’avaleuse de sabres, Jacob Risler en personne !