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Page:Améro - Le Tour de France d’un petit Parisien.djvu/759

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LE TOUR DE FRANCE D’UN PETIT PARISIEN

sont dirigées vers le travail ; toutes les aspirations vers le désir de maintenir au prix de bien des efforts, de bien des sacrifices une situation acquise parmi les grandes villes industrielles. Jean et son oncle le constatèrent ; mais au fond il leur importait médiocrement que la ville fût ou non séduisante : ils ne venaient pas à Saint-Étienne pour leur plaisir.

C’est l’industrie de la rubanerie qui a fait la fortune de Saint-Étienne. Au moment où Jean et son oncle arrivèrent dans cette ville, la production en rubans de soie, — pouvant être naguère encore évaluée à près de cent millions par an, — diminuait sensiblement, et semblait devoir tomber bientôt à la moitié de ce chiffre. C’était la crise qui commençait. De saison en saison le travail se faisait de plus en plus rare, et les salaires de moins en moins rémunérateurs. Cinquante métiers sur cent demeuraient inoccupés. Ceux des ouvriers tisseurs qui conservaient leur travail, consentaient à d’énormes réductions de salaire. Deux années auparavant, un tisseur gagnait en moyenne quatre francs par jour ; maintenant les salaires étaient tombés à deux francs, à un franc cinquante centimes, et menaçaient de tomber encore plus bas.

Malheureusement le mal ne pouvait être attribué à une cause passagère : il venait de la concurrence faite par l’étranger. L’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne, l’Autriche qui, il y a quarante ans, ne tissaient pas un mètre d’étoffes de soie, en fabriquent aujourd’hui des quantités d’autant plus considérables que, s’étant organisées tardivement, elles ont des outillages aussi perfectionnés que possible.

À Lyon, tout occupés qu’ils étaient de leur Anglais, Jean et Maurice n’avaient rien vu de cette décadence d’une grande industrie que l’habileté seule des ouvriers ne saurait arrêter…

Le soir même de la première journée de séjour à Saint-Étienne, Jean fut accosté par un grand gaillard, très brun, au torse développé, aux larges mains, ayant la blouse courte et passée de couleur de l’ouvrier d’usine. Il fut un moment sans reconnaître le gros garçon qui lui souriait.

— Mais c’est Barbillon ! s’écria-t-il. Je ne me trompe pas ?

— Si. tu te trompes ; on ne connaît pas Barbillon ici, mon cher Jean, dit Étienne Barbeau, en embrassant son ancien camarade.

Jacob se fit aimable et salua.

— C’est un de mes oncles, dit Jean, sans préciser davantage ; mais que fais-tu à Saint-Étienne ?

— Je fais des fusils… Je suis à la manufacture d’armes…