Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome I.djvu/212

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
208
LA FEMME DU DOCTEUR.

riorité ; elle ne se dissimula pas un instant qu’elle ne pouvait s’acquitter du rôle qu’elle s’était si souvent imaginé jouer devant une galerie pleine d’admiration. Mais à cette douleur et à cette humiliation se mêlait un bonheur vague et délicieux. Le rêve s’était enfin réalisé. C’était là du roman, — c’était la vie. Elle savait maintenant quel misérable pastiche d’un bon tableau était l’année qui venait de s’écouler ; la station sur le pont pour recevoir les hommages d’un médecin de campagne ; les longues et ennuyeuses fiançailles ; le mariage vulgaire, mesquin, bourgeois ; — elle savait maintenant quel misérable simulacre ç’avait été que tout cela. Elle jetait des regards furtifs sur l’homme à taille élancée qui se baissait de temps en temps en passant près des basses branches des arbres ; sur cet homme vêtu de vêtements de campagne très-amples qui, dans la perfection naturelle de leur coupe, étaient si loin de tout ce qu’elle avait vu jusque-là ; sur ce visage admirable où se voyaient la teinte et l’éclat adoucis des toiles du Guide. Elle regardait Lansdell à la dérobée et gravait ses traits dans son esprit, afin de se créer, ressemblante ou non, la seule image qui dorénavant devait le personnifier dans sa pensée. Le voyait-elle sous son véritable jour ? — c’est-à-dire voyait-elle en lui un jeune gentilhomme anglais, oisif, riche, accompli, n’ayant pas, dans ses courses errantes, de meilleur guide que la lueur incertaine qu’il appelait l’honneur ? Si elle l’avait vu ainsi, elle ne lui aurait pas laissé prendre une si grande place dans son esprit, ou plutôt elle ne lui en eût pas accordé du tout. Mais elle ne le vit pas un instant sous ce jour-là. C’était l’incarnation des rêves de sa vie ; c’était Byron ressuscité, de retour de Missolonghi. C’était Napoléon