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Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/187

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tion. Ce n’est point un produit bâtard d’Ariel et de Caliban, mais un être harmonique, figure élevée et belle comme Phœbus Apollon. Son œil a moins de valeur, mais il peut produire des effets immenses avec un mouvement de tête, surtout quand il la rejette dédaigneusement en arrière ; il a de froids soupirs ironiques qui vous passent dans l’âme comme une scie d’acier. Il a des larmes dans la voix et des accents de douleur tellement profonds qu’on croirait qu’il saigne intérieurement ; s’il se couvre les yeux avec les mains, on croirait entendre la Mort dire : Que la nuit soit ! Puis, quand il sourit, c’est comme si le soleil se levait sur ses lèvres ! »

Ces éloges, quelque talent qu’on reconnaisse à Bocage, sembleront aujourd’hui d’un lyrisme bien exagéré ; en ce temps-là ils n’étonnaient personne. Henri Heine, l’esprit le plus sceptique et le plus railleur qui ait existé, n’était pas homme à s’embarquer dans le faux enthousiasme ; il n’y a nulle ironie cachée sous ces lignes étranges et tel était bien l’effet que produisait Bocage. Il était par sa personne, son talent et la manière dont il comprenait ses rôles, le véritable idéal du jeune premier romantique. La tendresse, la passion, la beauté même ne suffisaient pas pour faire un amoureux accompli, il fallait encore une certaine fierté dédaigneuse, un mystère à la façon de Lara et du giaour, en un mot, une fatalité byronienne ; derrière l’amant on devait sentir un héros inconnu en butte aux injustices du sort et plus grand que son destin. On retrouve les traits