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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/108

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CHRONIQUES

Cette année-là, quand un peu plus tôt que d’habitude, mes parents eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du départ, comme on m’avait fait friser pour être photographié, coiffer avec précaution un chapeau que je n’avais encore jamais mis et revêtir une douillette de velours, après m’avoir cherché partout, ma mère me trouva en larmes dans ce petit raidillon, en train de dire adieu aux aubépines, entourant de mes bras les branches piquantes, et, — comme une princesse de tragédie à qui pesaient ces vains ornements, ingrat envers l’importune main qui, en formant tous ces nœuds avait pris soin, sur mon front, d’assembler mes cheveux, — foulant aux pieds mes papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pas touchée par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe défoncée et de la douillette perdue. Je ne l’entendis pas. « Oh ! mes pauvres petites aubépines », disais-je en pleurant, « ce n’est pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir. Vous ne m’avez jamais fait de peine ! Aussi je vous aimerai toujours. » Et essuyant mes larmes, je leur promettais quand je serais grand de ne pas imiter la vie insensée des autres hommes et, même à Paris, les jours de printemps, au lieu d’aller faire des visites et écouter des niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières aubépines.

Marcel Proust.
Le Figaro, 21 mars 1912.