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PAYSAGES ET RÉFLEXIONS

de Chartres. Notre attention est à tous les moments de notre vie beaucoup plus fixée sur ce que nous désirons que sur ce que nous voyons effectivement. Si on analysait les sensations qui assiègent les yeux et l’odorat d’un homme qui, par un jour brûlant de juin, rentre déjeuner chez lui, on y trouverait bien moins la poussière des rues qu’il traverse et les enseignes aveuglantes des boutiques devant lesquelles il passe que les odeurs qu’il va trouver dans un instant, — odeurs du compotier de cerises et d’abricots, du cidre, du fromage de gruyère, — tenues en suspens dans le clair-obscur, onctueux, verni, transparent et frais de la salle à manger, qu’elles strient, qu’elles veinent délicatement comme l’intérieur d’une agate, tandis que les porte-couteaux en verre prismatique y irisent des arcs-en-ciel fragmentaires, ou y piquent çà et là des œillures de paon. De même c’était Florence et les fleurs vendues à foison dans l’ensoleillement du Ponte-Vecchio que je voyais tandis que, par un froid comme il n’en avait pas fait en janvier, je traversais le boulevard des Italiens, où, dans l’air, liquide et glacé comme de l’eau, qui les entourait, les marronniers n’en commençaient pas moins, invités exacts, déjà en tenues, et que le mauvais temps n’a pas découragés, à arrondir et à ciseler, en leurs blocs congelés, l’irrésistible verdure que la puissance abortive du froid contrariait mais ne parvenait pas à réfréner.

Rentré à la maison, je lisais des ouvrages sur Florence qui n’étaient pas à cette époque de MM. Henri Ghéon et Valery Larbaud, la N. R. F. reposant encore pour quelques années dans le Futur. Mais les livres étaient encore moins émouvants pour moi que les guides