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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/121

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PAYSAGES ET RÉFLEXIONS

qui me promènerais la veille de Pâques dans cette ville, où je n’imaginais que des hommes de la Renaissance, qui pénétrerais dans les églises où, quand on voit les fonds de l’Angelico, il semble que le radieux après-midi ait passé le seuil avec vous, et soit venu mettre à l’ombre et au frais son ciel bleu. Alors, ce que j’avais cru jusque-là impossible, je me sentis vraiment pénétrer dans ce nom de Florence ; par une gymnastique suprême et au-dessus de mes forces me dévêtant, comme d’une carapace sans objet, de l’air de ma chambre actuelle qui n’était déjà plus ma chambre, je le remplaçai par des parties égales d’air florentin, de cette atmosphère indicible et particulière comme celle qu’on respire dans les rêves, et que j’avais enfermée dans le nom de Florence ; je sentis s’opérer en moi une miraculeuse désincarnation ; il s’y ajouta ce malaise qu’on éprouve quand on vient de prendre un mal de gorge ; le soir j’étais couché avec la fièvre, le médecin défendit que je fisse ce voyage et mes projets furent réduits à néant.

Pas tout à fait cependant ; car pendant le carême suivant ce fut leur souvenir qui donna leur caractère aux jours que je vécus, qui les harmonisa. Ayant entendu un jour une dame qui disait : « J’ai dû remettre mes fourrures ; ce n’est vraiment pas un temps de saison, on ne se croirait pas si près de Pâques ; on dirait qu’on va rentrer en hiver », ces mots me donnèrent brusquement une sensation de printemps, le motif mélodique reparut, qui avait enchanté l’an passé les mêmes semaines dont celles-ci semblaient une réminiscence ; si je voulais lui trouver un équivalent musical je dirais qu’il avait la délicatesse embaumée, délicieuse et fragile du thème de la convalescence