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CHRONIQUES

un gardien nous empêche d’approcher de leurs moulages, les stalles inestimablement précieuses, si vieilles, si illustres, et si belles, continuent à exercer à Amiens leurs fonctions modestes de stalles, — dont elles s’acquittent depuis plusieurs siècles à la grande satisfaction des Amiénois, — comme ces artistes qui parvenus à la gloire, n’en continuent pas moins à garder un petit emploi ou à donner des leçons. Ces fonctions consistent, avant même d’instruire les âmes, à supporter les corps, et c’est à quoi, rabattues pendant chaque office et présentant leur envers, elles s’emploient modestement. Bien plus, les bois toujours frottés de ces stalles ont peu à peu revêtu ou plutôt laissé paraître cette sombre pourpre qui est comme leur cœur et que préfère à tout, jusqu’à ne plus pouvoir regarder les couleurs des tableaux qui semblent, après cela, bien grossières, l’œil qui s’en est une fois enchanté. C’est alors comme une sorte d’ivresse qu’on éprouve à goûter, dans l’ardeur toujours plus enflammée du bois ce qui est comme la sève, avec le temps, débordante de l’arbre. La naïveté des personnages ici sculptés prend de la matière dans laquelle ils vivent quelque chose comme de deux fois naturel. Et pour tous ces fruits, ces fleurs, ces feuilles, ces branches, ces végétations amiénoises que le sculpteur amiénois a sculptés dans du bois d’Amiens, les frottements divers y ont laissé paraître ces admirables oppositions de tons où la feuille se détache d’une autre couleur que la tige, faisant penser à ces nobles accents que M. Gallé a su tirer du cœur harmonieux des chênes.

Ce n’est pas seulement aux chanoines suivant l’office dans ces stalles dont les accoudoirs, les