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CHRONIQUES

une conséquence indirecte, cette belle conception du Poète-femme était capable de renouveler un jour l’économie de l’œuvre poétique elle-même. Dans notre triste époque, sous nos climats, les poètes, j’entends les poètes-hommes, dans le moment même où ils jettent sur les champs en fleurs un regard extasié, sont obligés en quelque sorte de s’excepter de la beauté universelle, de s’exclure, par l’imagination du paysage. Ils sentent que la grâce dont ils sont environnés s’arrête à leur chapeau melon, à leur barbe, à leur binocle. Mme de Noailles, elle, sait bien qu’elle n’est pas la moins délicieuse des mille beautés dont resplendit un radieux jardin d’été où elle se confond. Pourquoi, comme le poète-homme qui a honte de son corps, cacherait-elle ses mains, puisqu’elles sont

Comme un bol délicat
En porcelaine japonaise.

et que,

Pour avoir touché les plantes des forêts
Avec des caresses légères,
Elles ont conservé dans leurs dessins secrets
Le corps des petites fougères.

Et pourquoi ne laisserait-elle pas voir

Le clair soleil de son visage.
Ses millions de rais.
Et l’aube de sa joue, et la nuit bleue et noire
Dont ses cheveux sont pleins.

De là un naturel dont tant de poètes n’auraient