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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/197

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CRITIQUE LITTÉRAIRE

rien à tirer, mais qui, s’accordant à merveille avec le tour de son génie, fait qu’elle s’exprime parfois avec cette gracieuse audace des jeunes mortes de la Grèce antique, qui, des vers qui composent leur épitaphe, s’adressent librement au passant. Et tandis que les poètes-hommes, quand ils veulent mettre dans une bouche gracieuse de doux vers, sont obligés d’inventer un personnage, de faire parler une femme, Mme de Noailles, qui est en même temps le poète et l’héroïne, exprime directement ce qu’elle a ressenti, sans l’artifice d’aucune fiction, avec une vérité plus touchante. Si elle pleure sa vie trop courte, le peu que durera sa jeunesse et « le doux honneur de son âge », si elle a soif (cette admirable soif qui, à chaque page de ce livre, altère tour à tour et désaltère, le rend vraiment « chaud comme les soleils, frais comme les pastèques ») « d’aller s’asseoir à l’ombre des forêts », elle n’a pas besoin de mettre sur les lèvres d’une autre ses innocents regrets ou ses brûlants désirs. À la fois l’auteur et le sujet de ses vers, elle sait être alors en une même personne Racine et sa princesse, Chénier et sa jeune captive. Chose curieuse, ce livre des Éblouissements, où l’aspect physique de Mme de Noailles apparaît presque à chaque page, plus charmant encore quand elle demande à l’effacer, à presser si bien son corps contre le mur

Qu’elle sera semblable à ces nymphes des frises
Dont la jambe et la main sont dans la pierre prises,


est cependant un de ceux d’où l’auteur est le plus absent. Tout ce qui peut constituer le moi social, contingent, de Mme de Noailles, ce moi que les poètes