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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/198

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CHRONIQUES

aiment tant parfois à nous faire connaître, il n’en est pas parlé une seule fois au cours de ces quatre cents pages. Quand Alfred de Musset, qui était si peu noble que cela ne valait pas la peine d’en rien dire, a le toupet de nous parler de « l’épervier d’or dont son casque est armé » ; quand Alfred de Vigny, d’ailleurs dans des vers sublimes, nous parle de son « cimier doré de gentilhomme », je vous défie, en lisant les Éblouissements, si vous ne savez pas que l’auteur s’appelle Mme de Noailles, de deviner que sa condition sociale est celle d’une jeune princesse illustre, plutôt que de gagner sa vie en allant sur les chemins jouer de la flûte ou cueillir des oranges. Son œuvre, par là, ressemble à ce poète indien de Gustave Moreau dont je parlais tout à l’heure : comme lui, elle ne porte le signe caractéristique d’aucune caste. Même dans les deux pièces qu’elle adresse à son fils (quelle épigraphe seraient deux strophes de l’une, appelée Stances, pour le merveilleux Roi Tobol, d’André Beaunier !) quand elle lui dit l’atavisme qui le gouvernera, elle n’y comprend guère l’âme de ses ancêtres sur lesquels tout autre n’aurait pas manqué de s’étendre ici ; elle pense surtout à sa sensibilité à elle, à cette sensibilité admirable et terrible qu’elle s’épouvante et se glorifie d’avoir à jamais infusée dans « les veines si douces » de cet enfant qui reçut à son berceau, avec le prénom d’un connétable, l’héritage (plus lourd à porter et qui rend la vie autrement difficile et douloureuse) d’un grand poète. De sorte qu’il n’y a pas de livre où le moi tienne autant de place, et aussi peu ; où en tienne autant, nous verrons comment tout à l’heure, le moi profond qui individualise les œuvres et les fait durer, si peu