Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/238

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
236
CHRONIQUES


D’autres fois la pièce s’interrompt par une action précise. Au moment où Baudelaire dit : « Mon cœur est un palais… », brusquement, sans que cela soit dit, le désir le reprend, la femme le force à une nouvelle jouissance et le poète à la fois enivré par les délices à l’instant offertes et songeant à la fatigue du lendemain, s’écrie :

Un parfum nage autour de votre gorge nue
Ô Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux,
Avec ces yeux de feu brillants comme des fêtes
Calcine ces lambeaux qu’ont épargnés les bêtes.

Du reste certaines pièces longues sont, par exception, conduites jusqu’à la fin sans une défaillance comme les « Petites Vieilles », dédiées, à cause de cela je pense, à Victor Hugo. Mais cette pièce si belle, entre autres, laisse une impression pénible de cruauté. Bien qu’en principe on puisse comprendre la souffrance et ne pas être bon, je ne crois pas que Baudelaire, exerçant sur ces malheureuses une pitié qui prend des accents d’ironie, se soit montré à leur égard cruel. Il ne voulait pas laisser voir sa pitié, il se contentait d’extraire le « caractère » d’un tel spectacle, de sorte que certaines strophes semblent d’une atroce et méchante beauté :

Ou dansent sans vouloir danser, pauvres sonnettes…
Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins.


Je suppose surtout que le vers de Baudelaire était tellement fort, tellement vigoureux, tellement beau, que le poète passait la mesure sans le savoir. Il écrivait