Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/251

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
249
CRITIQUE LITTÉRAIRE

la terre », la « coupe du soleil », la « cendre du soleil », le « vol de l’illusion ».

Je l’ai vu écoutant d’un regard sarcastique les plus belles pièces de Musset, or il n’est souvent lui-même qu’un Musset plus rigide mais aussi déclamatoire. Et la ressemblance est quelquefois si hallucinante que j’avoue ne pas arriver à me souvenir si

Tu ne sommeillais pas calme comme Ophélie


que je suis pourtant persuadé être de Leconte de Lisle, n’est pas de Musset, tant cela ressemble à un vers de ce dernier. Leconte de Lisle, sans préjudice des images des autres, avait ses bizarres façons de dire à lui. Toujours les animaux étaient le Chef, le Roi, le Prince de quelque chose, absolument comme Midi est « Roi des Étés ». Il ne disait pas le lion, mais « Voici ton heure ô Roi du Sennaar, ô Chef ! », le tigre, mais le « Seigneur rayé », la panthère noire mais « la Reine de Java, la noire chasseresse », le jaguar, mais le « Chasseur au beau poil », le loup, mais le « Seigneur du Hartz », l’albatros, mais le « Roi de l’Espace », le requin, mais le « sinistre rôdeur des steppes de la mer ». Arrêtons-nous parce qu’il y aurait encore tous les serpents. Plus tard, il est vrai, il a renoncé aux métaphores et comme Flaubert avec lequel il a tant de rapports, n’a pas voulu que rien s’interposât entre les mets et l’objet. Dans le Lévrier de Magnus, il parle du lévrier avec la parfaite ressemblance qu’aurait eue Flaubert dans la Légende de saint Julien l’Hospitalier :

L’arc vertébral tendu, nœuds par nœuds étagé,
Il a posé sa tête aiguë entre ses pattes.