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Page:Maupassant - Fort comme la mort, Ollendorff, 1903.djvu/220

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fort comme la mort

pièce intitulée : les Pauvres Gens. Absorbe-la comme on boirait le meilleur des vins, tout doucement, mot à mot, et laisse-toi griser, laisse-toi attendrir. Écoute. ce que te dira ton cœur. Puis, ferme le bouquin, lève les yeux, pense et rêve… Moi, je vais préparer mes instruments de travail.

Il s’en alla dans un coin triturer sa palette ; mais, tout en vidant sur la fine planchette les tubes de plomb d’où sortaient, en se tordant, de minces serpents de couleur, il se retournait de temps en temps pour regarder la jeune fille absorbée dans sa lecture.

Son cœur se serrait, ses doigts tremblaient, il ne savait plus ce qu’il faisait et brouillait les tons en mêlant les petits tas de pâte, tant il retrouvait soudain devant cette apparition, devant cette résurrection, dans ce même endroit, après douze ans, une irrésistible poussée d’émotion.

Maintenant elle avait fini de lire et regardait devant elle. S’étant approché, il aperçut en ses yeux deux gouttes claires qui, se détachant, coulaient sur les joues. Alors il tressaillit d’une de ces secousses qui jettent un homme hors de lui, et il murmura, en se tournant vers la comtesse :

— Dieu, qu’elle est belle !

Mais il demeura stupéfait devant le visage livide et convulsé de Mme de Guilleroy.

De ses yeux larges, pleins d’une sorte de terreur, elle les contemplait, sa fille et lui. Il s’approcha, saisi d’inquiétude, en demandant :

— Qu’avez-vous ?

— Je veux vous parler.

S’étant levée, elle dit à Annette rapidement :