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Page:Sand - La Filleule.djvu/313

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dans ce cœur si vindicatif. Elle se fût jouée facilement de tout autre ; mais elle sentait là un homme délié d’esprit, aussi pénétrant, aussi insaisissable au piége que la femme la plus habile, et je ne sais quel respect instinctif pour un caractère si semblable au sien se mêlait à sa crainte.

Elle prit le parti de lui tenir tête de la même manière, et, gardant le silence, elle feignit de s’assoupir aussi ; mais elle n’ouvrit pas une seule fois les yeux à la dérobée sans voir les yeux ardents du gitano attachés sur elle avec une expression indéfinissable. Dès qu’il se voyait observé, il reprenait sa feinte indifférence ou son sommeil simulé.

La nuit entière se passa ainsi. Au point du jour, le voiturier s’arrêta à l’entrée d’un bois. Il faisait très-froid. Morenita était glacée, elle avait faim. Algénib, qui paraissait insensible à tout, ne parut pas non plus s’inquiéter d’elle et descendit comme pour marcher un peu, sans lui demander si elle voulait en faire autant, et sans lui dire où elle était. Le conducteur s’éloigna aussi. Morenita se crut abandonnée à quelque péril inconnu ; en proie à une affreuse inquiétude, elle eut l’idée de fuir de son côté pour se soustraire à son étrange protecteur. Elle le pouvait, la voiture restait ouverte. Elle l’eût osé, mais elle ne le voulut pas.

— C’est de la confiance qu’il exige peut-être, pensa-t-elle. Je feindrai d’en avoir.

Elle se sentait sous la main d’un maître.

Au bout d’une demi-heure, Algénib reparut avec le bohémien.

— Venez, dit-il à Morenita.

Il la laissa descendre sans lui offrir le bras, paya son conducteur en lui secouant la main d’un air affectueux, et marcha le premier en prenant à travers le bois, sans se retourner pour voir si sa compagne le suivait.

Elle le suivit résolûment, quoique brisée, et arriva avec lui