Sept lettres de Mérimée à Stendhal/06

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Sept lettres de Mérimée à Stendhal, Texte établi par Casimir StryienskiAux frais de la compagnie (p. 47-52).
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VI

Aix-la-Chapelle, 5 juillet 1836.

Votre lettre qui m’est arrivée à Aix-la-Chapelle m’aurait fort effrayé si je n’avais en même temps reçu d’autres nouvelles rassurantes. K. a vu mon père dans un moment où il était fort mal. Depuis il va sensiblement mieux et les médecins qui le voient d’ordinaire en ont très bonne espérance. Pourtant cette maladie et son grand âge me font faire de bien tristes réflexions sur le moment où il faudra le perdre.

Quel beau pays que l’Allemagne des bords du Rhin que feu Napoléon nous a fait perdre ! On y est de dix ans en avance sur la France. Que dites-vous de ce pays des bonnes manières et des vertus chevaleresques où l’on assassine avec cette activité ? Il me semble que nous sommes devenus bien ignobles et tous les jours je me surprends à regretter le bon temps de la Restauration lorsqu’il y avait de la société à Paris, que l’on causait, qu’on se moquait du Roi et des ministres sans songer à faire des révolutions.

Je partirai aujourd’hui pour Cologne, et de là je remonterai le Rhin jusqu’à Strasbourg probablement. Je m’arrêterai à Bonn, Coblentz, Mayence, peut-être à Manheim. J’ai appris que je trouverai à Bade mon ennemie capitale, et je renonce à y aller. Je serai donc le 12 ou le 14 à Strasbourg, le 17 ou le 18 à Metz. Probablement le 25 à Laon. Au reste je vous préviendrai quand je serai à Metz. Je vous ai attendu pieusement à Mayence. Vous étiez par moi recommandé à la police et l’on vous aurait communiqué mon itinéraire. J’avais compris que vous aviez envie de voir les bords du Rhin. C’est moins intéressant qu’on ne le dit. Il y a dans les Vosges de plus belles montagnes que le Drachenfels, et des châteaux autrement pittoresques. L’architecture rhénane est une autre humbug[1] et ne vaut pas celle de la France ou de l’Angleterre.

Savez-vous que les Anglais vont grand train. Je voyageais l’autre jour avec le neveu de Lord Auckland, charmant jeune homme, riche de cent mille livres de rentes, ressemblant de figure à Jacquemont et un peu de tournure d’esprit. Il me disait que le plus court serait de passer le bill sans la participation des lords et de les laisser protester. Or ce jeune homme sera pair un jour, et ne se dissimule pas que la révolution qui va avoir lieu peut très bien lui faire perdre sa fortune. Mais, dit-il : Les Lords are a damned set of obstinate headstrong prejudiced men[2], et il n’y a pas moyen de les ramener à la raison.

Je ne voyage pas avec une admirable espagnole. Je vous mènerai à mon retour chez une excellente femme de ce pays qui vous plaira par son esprit et son naturel. C’est une admirable amie, mais il n’a jamais été question de chair entre nous. Elle est un type très complet et très beau de la femme d’Andalousie. C’est la Comtesse del Montijo autrefois Comtesse de Teba dont je vous ai souvent parlé.

Je suis grandement et gravement amoureux d’autre part. Je crains votre traduction. Il y a des gens que le monde regarde comme des scélérats et qui ne peuvent pas dire un truism qu’on n’y découvre un axiome de crime. On en trouve dans votre livre et cela pourra vous nuire. Il y a deux mois chez la Duchesse de Broglie je me hasardai à dire cette platitude, qu’ayant vu un asile pour l’enfance j’avais été profondément triste de voir ces pauvres enfants assujettis à des mouvements automatiques, mangeant en cadence et se comportant comme de grandes personnes. J’ajoutai que c’était une pensée bien amère que sans ce régime-là, ces enfants seraient peut-être écrasés dans la rue par des voitures, brûlés vifs chez eux ou mangés par des cochons. Mme la Duchesse a compris que les asiles étaient détestables en ce qu’on empêchait les enfants de faire ce qu’ils voulaient, et que je m’affligeais de voir une institution qui avait un but moral. Voilà nos juges.

Mille amitiés.
Strasbourg, 14 juillet.

Je n’étais pas sûr de votre adresse en écrivant d’Aix-la-Chapelle. Je vous ajouterai d’ici quelques lignes.

On m’envoie une si prodigieuse quantité d’épreuves à corriger ici qu’il faut que je reste au moins deux ou trois jours ici. Je ne serai probablement à Laon que le 30, car je n’avais pas compté dans mon calcul de jours deux ou trois que je dois passer à Trêves en Prusse d’où je me rendrai de Metz. Je vous avertirai de là ou d’ailleurs.


  1. Blague.
  2. Sont un tas damné d’hommes, obstinés, entêtés, pleins de préjugés.