Sabbat (1923)/Texte entier

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J. Ferenczi et Fils (p. --TdM).
COLLECTION COLETTE

Hélène PICARD

SABBAT
Roman

Préface de COLETTE
PARIS
J. FERENCZI ET FILS, ÉDITEURS
9, Rue Antoine-Chantin, 9
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
15 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 15.
25 exemplaires sur papier pur fil des Papeteries Lafuma,
numérotés de 1 à 25.


À COLETTE,
poète de la vie sensible.















« Je suis celui qu’on aime et qu’on ne connaît pas. »

PRÉFACE



Je t’ai jetée à la prose, Hélène, avec regret et scrupules, et comme si j’attelais un pur sang à un tombereau. Humilier un col fier qui n’eut jamais que le rythme pour maître, contraindre à l’ornière toute droite des sabots ailés qui foulaient les nues… J’ai tremblé plus d’une fois de ce que j’osais…

J’ai de quoi trembler bien plus, maintenant que j’ai lu ton livre. Une sorcière est née, aussi lustrée de démonisme et neuve que le chat non encore léché. Elle se sait, de par la Poésie, fille de Satan. À peine surgie de sa nuit onctueuse et aveugle, elle parle et enseigne, et se souvient de tout ce qu’elle n’a pas connu. Elle dit cette grande parole, qui fume comme un fagot : « Il y a une certaine salivation de l’esprit qui ne peut être que démoniaque. Les poètes la connaissent particulièrement… »

Mieux que le connaître, ce Satan nécessaire à leur pur sabbat, ils sont assez grands pour l’inventer.

Elle dit encore : « Si, du coquelicot, tu ne vois pas sortir Satan, nu comme le péché originel, pourpre comme le faste et le crime, tu es bien malheureux… » Ah ! bergère, je t’y prends. Bucolique à jamais, en dépit de tes nonnes, de tes cancéreuses, de tes villes incendiées et de tes fillettes possédées à l’ombre des pensionnats de province, ne mènerais-tu ton sabbat d’idées que parmi la fleur champêtre et sous une houlette ? Te voilà dressée contre le catholicisme, ma foi, de toute ta hauteur de cigale. Sévère et gigantesque, il en a vu bien d’autres… bien d’autres, mais pas celle-là. Tu l’atteins, et si bien qu’il en garde, collé à son front inflexible, le pétale d’une rose brûlante que tu lui as jetée avec les invectives qui peuvent rouler au gosier du plus terrible des rossignols.

Il en a entendu bien d’autres… bien d’autres, mais pas celles-là.

Peut-être que, noir et gigantesque, il se penche sur toi avec considération. « Elle aussi se connaît en péchés… »

Mais il ne te honnira pas, Hélène, autant que tu l’espères. Car il est subtil.

« Elle a, en somme, une idée de Dieu, et il n’est pas certain que sa joie, sa danse, sa douceur, par quoi elle pense nous échapper, soient aussi panthéistes qu’elle le croit… » Il a vu les cornes que tu attachas à ta houlette, les antennes diaboliques dont tu te coiffas, ta langue bifide, les signes maléfiques que tu dessinas, en pollen et en rosée, sur ton front — et tu pris bien garde que ta danse irrévérencieuse découvrît, à ton sombre antagoniste, un sabot, le sabot, ah ! ah ! Belzébuth, Lucifer, Asmodée, le sabot… Mais ton vieil adversaire ne s’est pas signé à sa vue. Il est subtil, te dis-je. « Laissez-la danser, va-t-il dire. N’avez-vous pas remarqué que son sabot n’est pas fendu par le milieu, et n’avez-vous pas reconnu — au piaffement, à l’or, à la cambrure divine — le pied de Pégase ?… »

Colette.


UN POÈTE














UN POÈTE

Ma mère, quand je venais de naître, ne cessa pas de murmurer, trois nuits durant : « Ce chat noir, ce chat noir, ce chat noir… » et son geste de blanche accouchée désignait mon berceau. J’y criais, je m’y agitais, extraordinairement, paraît-il, pleine, déjà, d’une vitalité étrange, et le mystérieux chat noir, au dire de ma mère, régnait contre ma joue, assis sur mon oreiller, ne me quittait pas des yeux, me témoignait une sollicitude jalouse, terrible et brûlante.

On s’inquiéta de l’état de ma mère : elle avait la fièvre, mais ses regards n’exprimaient aucune terreur quand, sous la mousseline du rideau, ils s’attachaient sur l’animal satanique et la petite fille qui ne cessait pas de se manifester par la tempête et qui était jolie comme une fleur méchante. La santé me couvrait de son venin doré… une boucle dansait sur mon front.

Puis, ma mère recouvra ses esprits, le chat noir ne veillait plus la nouvelle née, mais celle-ci — à trois jours ! — fut suspecte à ses gardes, et l’une chuchota à l’autre : « Pas étonnant que le Diable se soit emparé de cette innocente. Figurez-vous que, dans le château de famille, on a eu l’imprudence, pendant que Madame était enceinte, de fouiller les caves où le grand-père défunt qui passait pour un maudit, cacha, raconte-t-on, des monceaux d’or. Et quelles caves ! Un enfer de ténèbres. Bien sûr que, depuis le temps, le Démon s’était empressé de mettre la main sur le trésor. Quand on essaya de le lui arracher, qu’a-t-il fait pour se venger ? Il s’est tourné vers la petite. C’est tout simple. Et le baptême n’y pourra rien, vous savez. L’enfant est pour toujours en possession du Diable. Quant à moi, je ne reste pas plus longtemps auprès de ce monstre : avez-vous jamais rien vu de si beau ?… »

Le matin du quarantième jour, cessant, tout à coup, de gueuler, j’éclatai d’un grand rire, car je ressemblais à un bouton de rose qui tire son petit poignard parfumé, et je grandis dans la colère, les gazouillements, la malice et la force.

Dès que j’eus deux dents — et je fus précoce ! — je les essayai sur le sein de ma mère tout en l’interrogeant de mon regard sournois et brillant. « Eh bien ?… » me disait-elle, fâchée et stupéfaite que j’entreprisse, avec deux dents, une morsure. Alors, contente, sans doute, de lui avoir révélé mon intelligence, je tétais en ronronnant comme les chattes.

À six mois, je méritai que mon père me fouettât tant je montrais, déjà, d’entêtement et de raison. À quatorze mois, quand on me mit en présence des bêtes du jardin des plantes, je donnai le spectacle de la folie amoureuse : des larmes de tendresse coulèrent sur mes joues. Dès lors, j’avais parcouru le monde, et j’en revenais, chaque soir, sur mes petits pieds nus.

À trois ans, je possédais le don de double-vue, et personne, autour de moi, ne perdait un joyau, un torchon ou l’esprit, sans que je disse immédiatement : « Il est là-bas… » et je courais droit au rubis qui brillait dans une rainure du plancher, au torchon mêlé au linge sale de la servante voleuse, à l’esprit égaré sur une fleur : je rapportais un papillon et le rendais au cerveau du dément.

Plus tard, déjà hostile à la douleur physique et à la plainte que je méprisais, je déclarais à ma poupée : « T’as mal au ventre, eh ben ! je vas te donner un coup de « peignoir », et je la laissais pour morte, une épine plantée dans le cœur. Puis, dans un grand déploiement de danses, dans une grande débauche de chansons, de cris joyeux, de tintamarre métallique, je l’enterrais, et, mes cymbales aux doigts — deux casseroles — je frappais la tombe d’un pied victorieux. Alors, dans la transfiguration sacrée de la sibylle, je criais : « Y est pus… A parti, là-haut… » Et, vraiment, je voyais, dans l’azur, rire les yeux bleus de ma poupée.

Hélas ! le Diable était, en moi, tout divin, encore. Je sentais, sur ma joue, la griffe vivante, et, sur mes paupières, la langue lumineuse et passionnée. Rien n’avait, dans mon âme, diminué la puissance, altéré la beauté, offensé la ferveur de mon Diable amoureux. Comme vers mes cinq ans, je commençai à devenir une charmante petite fille comme les autres, je suis à l’aise pour dire que, de ma naissance à mes cinq ans, je fus la merveille surnaturelle. Qui affligea, qui blessa, qui fit pâlir mon adorable Démon en moi ? Fut-il jaloux de mon alphabet, lui qui, déjà, m’avait appris à lire, dans ses yeux, le secret stellaire ? Méprisa-t-il mes hochets, lui qui me berçait dans ses bras, contre le soleil noir de son cœur ? Ricana-t-il devant mes jeux, lui qui me faisait des colliers mouvants de fourmis, des couronnes sonores de hannetons, des ceintures palpitantes de libellules, et qui, un soir, dans un désert de montagnes, comme ma bonne qui me portait fermait la grande porte du château, jeta contre mon visage un extraordinaire quadrupède dont je sens encore l’haleine enflammée et fraîche sur ma joue ? « Le Diable ! Le Diable !… cria la servante, Seigneur Jésus… » Mais la licorne me regarda ineffablement et s’enfuit dans la lande marécageuse, une étoile au front…

Blâma-t-il les leçons de morale qu’on me donnait, à moi qui fus, à mon commencement, rapineuse, orgueilleuse, batailleuse, indisciplinée, insociable — complète ! — violente, par la couleur, le parfum et l’agression, comme l’œillet, insatiable et mauvaise comme les petits des hirondelles qui ont toujours faim et le désir des ailes dans leurs yeux étincelants ?

Souffrit-il qu’on ne me laissât pas ainsi qu’il m’avait faite, c’est-à-dire gracieuse comme le frelon élastique, débordante comme la coupe qui pleure sur son cristal limpide, et si inspirée que mes regards étaient des hymnes, mes gestes des incantations, mes rondes des sabbats ?

S’indigna-t-il qu’on parlât de me conduire, quelque jour, à l’école, de me faire asseoir sur un banc servile, de m’enseigner à tirer parti de la laine et du canevas, lui qui, un matin où je me trouvais seule, m’arracha amoureusement de mon lit, m’emporta, au roucoulement singulier d’une tourterelle invisible, dans une chambre abandonnée où je fus mise en rapport avec certaines de mes futures divinités étranges : les poisons, les fantômes, les grimoires, le souvenir, les portraits, les fleurs aux gestes las d’anciennes promeneuses, la danse ailée aux brodequins d’or et douce et funèbre comme la cendre ?…

Protesta-t-il qu’on m’enlevât à mon plus farouche amour : la Solitude, à cette mère pensive et puissante qui fut, hélas ! la rivale heureuse de la mienne, qui avait, pour chevelure, le feuillage et le vent et, dans sa poitrine sauvage de hulotte, la grande plainte du clair de lune ?

Ah ! mon Diable, qu’êtes-vous devenu ? Comment a-t-on arrêté, en moi, la marche de votre génie ? J’étais née, je le sais, pour la réalisation parfaite, moi qui fus possédée dès ma première heure, marquée pour cette divinité inouïe que couronne, à son origine, la rose infernale. Et, me souvenant de votre pelage lustré et sombre, du satin de vos oreilles aristocratiques, ô Satan-chat, de vos yeux ambigus et savants, de votre gorge qui initiait, déjà, la mienne au soupir dévorant des grands maudits, de votre gueule où étincelait la braise de mes futurs enfers, de votre rire muet qui laissait, sur le mystère et l’invisible, sa traînée de flamme, de la patte despotique que vous posiez sur ma tempe, dans le berceau où s’éveillait mon destin de poète, je déclare que vous ne fûtes pas qu’une vision ravissante et singulière de ma mère délirante, car ma pure mère au bleu regard communiqua toujours avec les mondes inexplorés.

Mais Diable universel, Diable infini qui, plus tard, divinisiez mon enfance et le soleil révolté de ses cheveux, pourquoi, pourquoi m’avez-vous quittée ?

— C’est toi qui m’abandonnas, créature ! Quand tu commenças à comprendre, tu perdis la connaissance, et, déshonorée par la science acquise, il te fallut dire adieu à la sagesse innée. De tes vertus démoniaques qu’on appelait « des défauts », on essaya de faire des qualités néfastes, et mon Chef-d’œuvre déchu pleura… Tous les poètes, en s’humanisant, tuent, plus ou moins, en eux, un Lucifer. Mais quoi qu’ils fassent, quoi qu’il arrive, ils se souviennent toujours de la terrible Présence première, et, parfois, quand tu me sens tressaillir dans ton âme et jusque dans tes entrailles…

— Ah ! tais-toi… c’est trop magnifique… Prise de pudeur, folle aux yeux de lumière, je cache, dans mes bras, mon visage en fleur et en feu. Et, pourtant, comme je regarde, comme j’écoute, comme je vois, comme j’entends ! Les ossements des morts chantent ainsi que des flûtes, et la création salue, une fois de plus, le serpent qui s’égrène de même qu’un collier sur les mains tentées des hommes… Mais je devrais être si belle !

— Tu l’es plus que tu ne le crois, mieux qu’on ne te le dit, toi qui ne t’arrêtes pas de regarder vers le soleil, toi qui n’as jamais laissé crouler dans les heures ton cœur fait pour l’éternité, toi qui n’aspires qu’à une gloire : l’Ascension…

— Des liens me retiennent, des murailles font de l’ombre, autour de moi, encore…

— Tu ne penses qu’à t’évader. C’est là le commencement de votre seconde divinité, celle que vous acquérez, poètes… Et ceux d’entre vous qui ne cessent pas de dire : « Il faut partir ! » sont, déjà, en route.

— Oui… le sommet moral du monde lyrique… Je le pressens. Je l’atteindrai, peut-être… Mais l’expression serrée et flamboyante comme le marteau qu’on abat dans la forge… la Victoire sobre et pure que drape son vol blanc… l’aigle planté, par ses mille ongles de rubis, au cœur du rêve et en révélant, par le battement d’aile harmonieux, le sens infini… l’impossible versé dans une coupe et offert à la soif humaine ?… Hélas ! ce que je veux enfanter ainsi qu’une louve perdue dans le désert des étoiles n’est, sur mes joues, que du silence mouillé… Et le Génie n’a laissé, dans mon âme, que le parfum de ses brasiers et son… adieu.

— Eh ! crois-tu que ton désir n’anime pas le Désir, que ton tourment n’alimente pas la Fournaise sacrée ? Les poètes, vous êtes solidaires, et, parfois, miraculeusement, le soupir qui tremble sur la lèvre de l’un de vous suffit à provoquer la tempête dans la poitrine d’un autre. Tes larmes que tu crois vaines arrosent célestement les prés d’un de tes frères, et tu ne sais pas à quel point la fleur, il te la doit, à toi qui as pleuré.

Vous êtes ensemble une grande patrie vibrante, les poètes, et que le divin Voyageur s’avance ici ou là, qu’importe ! Tous les échos, à ses pas mystérieux, se réveillent et se jettent mutuellement ce cri qui est la récompense du soleil vivant : « Il a passé ! Il a passé ! »

— Fraternité des âmes éblouies !… Et, pourtant, ne vivons les chansons de personne si nous ne voulons pas tuer, en nous, la Chanson éternelle. Je n’ai jamais marché hors de moi-même, sans moi-même. Une merveilleuse simplicité m’a toujours environnée d’orgueil. « Je suis… ai-je dit, à toute heure de mon existence… L’universelle harmonie m’agrée et m’enrôle… » Forte de cette pensée, j’ai vécu, mon absolu cloué à l’âme comme un soleil.

Après ? Tant pis.

— Va, poète, va… L’allégresse est avec toi… Va…

— La tristesse me semble une infirmité, une flétrissure. Chez les poètes, n’est-elle pas inconcevable ? Il n’est pas possible que les Initiés, maudits ou bienheureux, ne soient pas des tempêtes de joie et d’avidité, et nous, et nous, langue de la gueule du Miracle, dragon dansant et flamboyant, nous nous plaindrions ! Il n’est pas possible que les vivants du lyrisme se sentent porter en eux leur décomposition future et traîner leur squelette comme un témoin sans yeux qui regarde le néant. Ce n’est pas vrai ! Notre tombe, nous, les poètes, nous la couvrirons de roses et la parerons de l’urne voilée, mais nous ne l’admettrons pas, et nos cercueils, nous nous verrons toujours les soulevant, pour les lancer dans le chaos du chaos, sur nos épaules pleines d’étoiles.

— Émouvante fresque ! Mais le poète ne sait jamais si le symbole monte vers la Divinité ou s’il en descend. Qu’importe ! Une image, c’est, déjà, un autre monde…

— Eh quoi ! tu reprends la forme du chat impérieux et charmant, de la noire et pure Présence…

— Tu viens de le mériter. Toute espérance vous jette à vos premiers génies, poètes. Je te salue…


LA SORCIÈRE














LA SORCIÈRE AU COUVENT

La converse nous laissait en présence, ma grand’mère, moi et Jésus. Celui-ci, frais comme une rose aux yeux de myosotis, souriait dans la moisson blonde de sa barbe. Nous nous jetâmes, lui et moi, un regard et nous nous comprîmes. La converse qui, fatalement, manquait d’élégance, n’avait qu’un pittoresque prévu, et ses clefs d’abbaye, formidables et puériles, son groin candide et agressif, sa robe grise qui rappelait l’odeur de l’humble souris des couloirs, n’étonnèrent pas davantage la sorcière de dix ans qui, la veille, encore, poursuivait, dans son Ariège, de rocher en rocher, la sirène au cœur de neige, fille intrépide et fuyante des Pyrénées.

Madame sainte Angélique qui venait d’entrer posa sa main de parchemin dégoûté sur mon épaule et dit, de sa voix aigre, en me faisant connaître son visage rapace et pompeux : « Cette enfant est à nous. Nous en ferons une petite sainte. »

Ma grand’mère salua de tout son mantelet cossu, d’un noir extravagant, ne fit aucune excuse à la sorcière de dix ans qu’on arrachait à la nature, lui recommanda l’ordre, l’assiduité, le travail manuel, particulièrement le raccommodage des bas, et, enfin, si possible, la culture du latin.

La petite porte se referma sur la petite grand’mère, et la grande Madame sainte Angélique à l’œil d’aigle impérial et vieillissant, précipita la sœur de la mandragore dans la salle de catéchisme.

« Dites-vous bien, mes enfants, gémissait un homme noir et long, que ces supplices-là dureront toujours, toujours, toujours. L’enfer, ce lieu de peines inimaginables où vous plonge un seul péché mortel… »

La sœur des couleuvres ouvrait tout grands ses yeux dorés. Elle sentait le foin et le soleil, et, donnant un coup de coude à sa voisine, chétive petite pomme d’espalier bourgeois, elle dit trop haut : « Quand est-ce qu’on joue aux billes ? »

Une nonne à la face de vieux singe méfiant et scrupuleux, s’approcha : « La Nouvelle, apprenez qu’on ne parle pas au catéchisme. Monsieur l’aumônier vous donnera une mauvaise note. »

En effet, il cria : « Une goutte de sang dans le cerveau (?) — crac ! et c’est fait. Dans quel état, ô mes enfants, paraîtrez-vous, si la mort vous surprend, d’un moment à l’autre, devant le terrible Juge ? Que poserez-vous sur le plateau droit de la balance ? Sur le gauche — ô épouvante ! — je vois vos mensonges, vos désobéissances, vos tiédeurs, votre gourmandise… »

La sœur des digitales et des scorpions prit, dans sa poche, un quignon un peu sec et le dévora à belles dents.

« La Nouvelle, sortez ! »

Ce mot lui fut souvent répété au couvent et dans la religion qu’il enseignait. Rien de plus naturel. Les sorcières, ce sont des fagots à bûcher, et quand les sorcières ont approché les nonnes et les prêtres, elles comprennent l’antagonisme fondamental qui rend si suspect un bréviaire à une corne et réciproquement.

Malheureusement, les sorcières enfants qui, pleines de candeur, jouent avec les hiboux et le Diable, ne voient, de leurs yeux trop lucides, la plupart des hommes à soutane et des femmes à cornette qu’en épouvante. Dans leur ascendance, sans doute, se promènent pas mal de pénitents noirs, de religieuses-geôlières à l’œil en lucarne de prison, et comment aurais-je accepté, sans crier et bondir, la gent bornée et persécutrice, moi dont l’aïeule maternelle fut cette brune et belle montagnarde, cette sorcière à l’œil vert qui, dans son parc sauvage, récitait des vers de Desbordes-Valmore, la céleste damnée, aux hulottes de minuit ?

Quant aux nonnes de mon adolescence, en voici quelques-unes : Madame saint Paul, la potinière imbécile à la chaude voix de garçon. Madame saint Eustache, si goinfre et si pieuse — au couvent, ça va ensemble la ferveur et la boulimie — et dont les borborygmes étaient aussi zélés que les rosaires. Madame sainte Rosalie, grotesque et apoplectique — cou énorme et voix de fausset étouffée par la pléthore, l’hypocrisie et l’eau bénite. Madame saint Pascal — la supérieure — à la tête de Jésuite mondain, au sourire prudent et gâté, douce, molle, douteuse, fruit blet et véreux des greniers célestes. Madame sainte Augustine habitée, au ventre, par le fibrome et, à l’âme, par la perfidie élégiaque. Madame saint Bernard, « le Voltaire » du couvent, l’« encyclopédiste » suspecte à la supérieure, mais si pittoresquement parente du vase étrusque, du gendarme et du requin que la sympathie qu’elle nous inspirait, nous la répandions en éclats de rire irrévérencieux sur ses pas.

Oublierai-je Madame saint Roch, brutale et obtuse, punissant en masse comme Jéhovah, chien hargneux du Bon Pasteur, fanatique conductrice de tribu, ayant — la malheureuse ! — du poil et des clefs partout ? Sa lourde mâchoire, son lourd crucifix, sa lourde sonnette faisaient d’elle un Dominique à la colère permanente, mais, de temps à autre, comme elle était une passionnée de l’Eucharistie, elle beuglait le nom de Jésus avec une impudeur désespérée, et nous nous apercevions, alors, qu’elle possédait de ravissants yeux bleus.

Oublierai-je Madame saint Maurice, cordiale, intelligente, généreuse, en tous lieux, sauf, le soir, au dortoir ? Là, quand nous nous déshabillions, qu’il s’agissait, pour nous, de nous précipiter vers la secrète « petite chambre », et que la trompette d’Absaroth résonnait à ses oreilles, elle éteignait brusquement le gaz, frappait son sein creux d’un poing sonore et vociférait des litanies à la chasteté qui, par réflexe, nous faisaient songer au libertinage.

Je dois, encore, citer Madame sainte Agathe, momie et guenon, yeux jaunes et peau jaune, correcte, insensible, posant le même regard fixe et luisant sur l’ostensoir, à la chapelle, et sur le bain de pieds des enfants, à la buanderie… Madame saint Lucien si dure aux orphelines, avec une face camuse, sylvestre et brune, mais couvrant de fanfreluches blanches et bleues sa nièce, cette sanguine et coléreuse Marie-Thérèse, consacrée par la marâtre faunesque à la « bonne Mère » de tous.

Et place à Madame sainte Marie du Jourdain ou du Liban — je ne sais plus — aux yeux de veau supplicié, à l’odeur néfaste, qui, la cinquantaine dans sa rotondité flasque et sa hauteur démesurée, taquinait, dans un rondeau, les « fâcheux » trente ans d’une de ses sœurs en religion, célébrait, dans un madrigal, les épousailles d’une novice encore un peu rétive et de l’Agneau enragé d’amour, et, faisant, à tous coups, rimer : « Ange » et « fange », racontait, dans une villanelle, ses transports, par les prairies divines, quand le lis de la vallée à la ceinture et la harpe de David aux doigts, elle danserait en Dieu au milieu de ses « jeunes compagnes ».

En attendant, avec un empressement affreux, elle nous poursuivait dans tous les coins, le crucifix dans une main, le portrait de Marie Alacoque dans l’autre, ses manuscrits dans les poches et sous la bavette de son lugubre tablier… Et quand, furtivement, elle avait passé, que trouvions-nous dans nos pupitres ? Des aveux incendiaires sous la forme d’images où il n’était question que de cœurs transpercés d’un glaive et de lis sur lesquels les langues apostoliques étaient distribuées par une colombe à l’œil implacable.

Mais, comme nous repoussâmes toutes ses avances, elle tomba dans une langueur qui nous débarrassa d’elle car, après avoir réuni, autour de la couperose distinguée de ses grands traits moroses, toute la communauté, la supérieure, alarmée justement, l’envoya exalter en vers, à la campagne, à la maison de retraite, les nonnes hors d’usage et le cochon que les filles de Sion faisaient engraisser pour fêter la sainte Catherine.

Enfin, je veux, certes, présenter cette autre « épouse du Seigneur », Madame saint Savinien, la maîtresse du pensionnat, aux sombres yeux effroyablement beaux, à la parfaite et minutieuse prononciation dentale, et mauvaise, mauvaise, mauvaise — ah ! la garce ! — comme le silence d’une cellule qu’on n’aime plus, et, vipère voilée, dans les glandes de sa mâchoire plate, fabriquant du poison à l’ombre de la croix…

Sans âme, presque toutes, ces saintes, ainsi que ceux qui ne travaillent qu’à leur salut éternel. Pas de flancs, et, pourtant, obèses : ballons de bure. Pas d’os, et, pourtant, étiques : fantômes de cachemire noir.

Et, pourtant, parmi ces cigales du cantique, ces moustiques exaspérés autour des cierges en feu, ces taupes du chemin de croix, ces fourmis dévorantes de la récolte suprême, ces chenilles de la rose du matin, ces termites des parvis sacrés, voici Madame sainte Joséphine qui rêvait de toute sa blancheur épanouie et lasse, voici Madame sainte Anne qui n’était qu’aristocratie mystique, que jeunesse, sagesse, mais désespoir. Je baisais les mains de celle que j’appelais : « Sainte Douleur ». Je regardais mourir de regrets, de musique et de ses grands yeux noirs celle que j’appelais : « Sainte Cécile ». Pauvres vases d’élection remplis par les larmes des vies manquées !

Deux ou trois religieuses, harmonieuses dans leur vocation, aimaient les enfants, les myosotis, la méditation, le sourire, le rayon du soleil sur leur cornette blanche, le pas de Jésus dans leur cellule…

Grâce, poésie, prière de la captivité monacale, je ne vous oublie pas. Mais les autres ? Les vingt autres ? Les trente autres ? Toutes les autres ? Vous les rappelez-vous, vibrante et jolie Madame sainte Claire, vous, qui, tant de fois, avez pleuré contre mes cheveux révoltés ?

Le couvent réussit, d’abord, avec cette perfection qu’il apporte dans les petites choses, à me rendre incompréhensible son Dieu mesquin et ostentateur.

Du reste, dans les églises idolâtres du Midi où la folâtrerie fastueuse des nonnes nous promenait, je n’étais capable que de terreur ou de poésie. Ici, je respirais, toute pâle, l’odeur humide des morts et des catacombes ; là, je m’enflammais pour ces prédicateurs imbéciles et charmants qui, dans les verrières, ont un cou de taureau et, sous leur robe de bure, la grande agitation des cavales sauvages.

Parfois, je fleurissais, lis corrompu par la désolation et la pénitence, sur la branche des chandeliers pompeux ; parfois, les bottes de myrte me semblaient d’agréables martinets que devait souhaiter l’impétuosité des petites saintes de quinze ans.

Je fuyais les nappes avares, les cierges éphémères, les chaises qui gémissent de porter les prières moroses, les humiliations aux jupes de mérinos de ces parentes pauvres des chapelles orgueilleuses : les dévotes aux yeux baissés, mais je m’éprenais de quelque Gabriel d’un bleu satanique, dans la rosace d’une abside.

Peu à peu, le goût d’une sorte de dissipation spéciale s’empara de moi : je mettais en « imagerie » toute l’église — ce qui m’y épouvantait et ce qui m’y enchantait — et j’éprouvais une joie de petit Satan joueur, fautif et vengé.

Et puis, la victorieuse couleur rouge des vitraux m’a toujours prédisposée aux jeux de l’inspiration, de la tuerie et du désir.

J’étais poète. On ne doit pas enfermer les poètes. C’est dangereux pour eux et pour ce qui les entoure en les bornant. Ils fichent le camp comme ils peuvent, ces forcenés, et, comme je suis équitable, je dis que les nonnes étaient les nonnes, mais que la sorcière était la sorcière.

Bientôt, je m’étonnai extraordinairement : ici, les draps funéraires, les buis glacés, les goupillons sinistres, les officiants obtus, suppliants et vengeurs qui organisent autour des morts — ces vivants entre les vivants ! — le Carnaval de l’Épouvante.

Là, les saints cupides qui ne cessent pas d’être aux prises avec l’avarice des veuves et le petit sou des orphelines. Ils finissent toujours par rafler l’un et par faire, dans l’autre, fumer un peu d’enfer. Il est vrai qu’ils signent, en retour, de fabuleux assignats : les Indulgences, ces gredins délicieux, et je ne sais ce qui me stupéfait le plus : ou l’humble tronc d’Antoine — ce gagne-petit — ou le cœur rutilant de Judes qui, en sa qualité de beau garçon, arrache — ce rastaquouère bouclé — émeraudes et rubis aux aventurières de la dévotion.

Cependant, j’avoue que ces démonstrations affreuses ou ces idolâtries intéressées ne m’empêchaient pas de me pâmer devant l’anguleuse douceur des Philomène et des Roses de Lima, de faire, du plâtre de leur innocence, ma communion enfantine, de me jeter, dans la fournaise des topazes béatifiques envahies par le soleil levant, avec un cœur ravagé d’or et de folie, de m’absorber dans l’adoration d’un de ces reliquaires qui tiennent de l’apothéose et de la damnation et autour desquels sont cristallisés, en joyaux insolents, la sueur et l’effroi des esclaves chrétiens, de chérir la blanche Vierge à l’heure étoilée des litanies… Mais était-ce là de la piété ? Et quand je frémissais d’un étrange et prodigieux sadisme en contemplant l’éternité des saints en robe pourpre, les saintes armées de la quenouille ou parées trop fémininement de la colombe, les roses affamées de perfection avec une lèvre boudeuse de vierges tentées, les pavots qui, décidés à ne pas passer par le purgatoire, ont solennellement renoncé, le scapulaire au cou, aux voluptés de la vallée de larmes, les boutons d’or pénitents qui meurent de repentir sur des fagots d’épines, les cœurs pleins d’une passion provocatrice et sinistre, les bons Pasteurs très fatigués, les jeunes Louis de Gonzague, anémiques, verts, atrabilaires et louches, la pensée élégamment funèbre au pied de la croix obliquement frivole, le confesseur déchaîné coiffé d’une tourterelle bien sage, le décent Ermite livré à la peau de bouc et à la litière de foin doré, je sentais que toutes ces splendeurs qui régnaient sur le vélin et la gélatine, avec trop de candeur pour être pures, étaient inspirées, peut-être — qui sait ? — par le Diable, mais sûrement pas par le Dieu dont j’avais la vague, amoureuse et formidable conception.

Ainsi, dans les églises, quand je n’y étouffais pas d’angoisse, tout me ravissait en m’éloignant du Dieu qu’elles révèlent, tout jusqu’à ces brutes bibliques qui, dans les verrières, me faisaient étinceler de lyrisme : Abraham armé du glaive, Jacob tenté par l’échelle d’or, Moïse qui ruisselait de l’âcre sueur des prédestinés de Jéhovah et l’hystérique mangeur de sauterelles qui, lançant les bêtes affamées et plates dans la terreur des mondes agonisants, condamne la Création en ouvrant, sur elle, des yeux furieux et terribles dont l’un est une lune rouge et, l’autre, un soleil devenu fou.

Mais Dieu ? Mais Dieu ? Mais Dieu ?

Ces déformations délirantes provoquaient, excusaient les miennes. La belle Proserpine, la licorne folle, la sorcière ressuscitée, la miraculeuse Dame au pied fourchu : la Poésie ne quittait plus l’enfant exaltée et farouche.

Un jour, elle jeta les violettes de Thaïs sur les pieds énormes et cornés d’un prophète, roc habité par la pénitence, les criquets dévorants et les vents parfumés du sud… Un soir, dans le cristal sensible d’un vase pur rêvant sur un petit autel isolé, elle entendit tinter la perle de Cléopâtre… Une autre fois, elle y vit tomber, adorablement, l’obole de Marie l’Égyptienne qui fut accessible, à force de sainteté, à la concupiscence des passeurs…

Mais Dieu ? Mais Dieu ? Mais Dieu ?

. . . . . . . . . . . . . . .

Quant au confessionnal, ce cachot où clapotent, dans l’ombre, les égouts de la misère et de la médiocrité humaines, cette boîte coiffée de poussière — et de quelle symbolique sculpture ! — je l’avais en horreur. Il n’y tombait, de mes lèvres, aucune confidence dont je pusse rougir, mais j’étais… délicate, et je crois que ma délicatesse fut la raison première de toutes les révoltes de ma vie. J’abominais le prêtre dans cette prison ridicule et triste. Il sentait la sacristie et la laideur, il posait sur moi des lunettes troubles et curieuses, il soupirait à tort et à travers, m’offensait par ses questions, et puis, le « combien de fois ? » qui suit l’aveu a touours semblé, à mon esprit vite diverti, le leit-motiv d’un frivole jeu de société.

Un jour où j’entrais dans la chapelle afin d’y saluer quelque coupable Gabriel d’azur, soudain, dans le confessionnal, assis, attentif, amusé, le doigt levé et la barbiche dansante, m’apparut le Satan qui sait, comme moi, que l’ingénuité et la malice sont deux sœurs gracieuses et jumelles quand elles s’ébattent à l’air pur et mêlent leurs jeux qui, pour la première, consistent à cueillir la rose et, pour la seconde, à la sentir.

« Comment, aurais-je pu dire, cette fois-là, en toute innocence, à mon catéchisme, répandez-vous tant de préceptes, de lois, de menaces, de rigueurs, quand j’ai, moi, une si rudimentaire et si touchante notion de ce que vous appelez : « le Bien », de ce que vous appelez : « le Mal » ?

Mais je n’étais, encore, qu’une fillette extravagante et rêveuse, et l’épreuve monacale n’éclata sur moi, dans toute sa violence, que plus tard. Elle dura des années. J’avais fait cet acte charmant et vide : ma première communion avec une ferveur désespérée et ravissante, mais l’enfer dont on ne cessa pas de me menacer, à cette époque, était resté dans mon âme terrible de poète.

Bientôt, je sentis tomber, sur mon front, les larmes de l’angoisse couronnée d’épines. J’entendis, aux doigts des nonnes, le jeu des ossements et des chapelets. Je sentis le souffle brûlant et sulfureux dans les rideaux de mon petit lit de pensionnaire, déjà touchés par l’eau de Javel. Je connus les dépravations du jeûne, du chemin de croix, de la confidence faite à voix basse à une robe noire qui pèche en écoutant gémir le péché, de l’examen de conscience s’inspirant des manuels secrets qui, dans les chapelles obscures, entre le plâtre hystérique et le bois pantelant, halètent autant de concupiscence que de peur du Diable.

L’inquisition incessante du Dieu de l’effroyable de profundis ne quittait plus mon âme que, jadis, le moindre jardin faisait si libre.

La sœur des violettes, ces douces démoniaques, pâlissait, devenait longue et sérieuse, ne sentait plus le soleil et le foin, mais l’alpaga et le savon dégénéré que vendait, entre des prises de rhubarbe et la bénédiction papale, sœur saint Mercanti de Jésus.

La sonorité de son esprit joyeux, elle l’avait fêlée pour longtemps contre la porte de fer des tribunaux catholiques. Pauvre sorcière de dix-sept ans ! Déjà, ce réceptacle enivré des soleils croyait aux pleurs et aux supplices des réprouvés.

Des prêtres aboyants, des nonnes miaulantes l’envahirent.

« Vous perdre, rêver dans les prés du Seigneur ? Mais considérez-vous donc, trop gracieuse sorcière aux joues trouées de fossettes, aux nattes couleur de châtaigne sous le soleil d’automne : Vos yeux dorés ? De la damnation. Votre sein velouté ? De la pourriture. Votre joue attentive au miracle de l’heure ? Une offense aux saints visages rongés d’ulcères et de crainte de Dieu. Votre innocence ? Une embûche. Votre pudeur ? Toute la malice. Votre silence ? Tout le péché. »

Dans cette crise, un Oblat vint nous prêcher une retraite. Celui-là ne badinait point. Il avait dû planter, jadis, quelques périssables oignons de tulipes, à Port-Royal, tout en méditant sur la prédestination.

Le Père Olivier ? Un homme de quarante ans, gras, sans force, crevant de sainteté et implacablement brun. Il portait, sur sa poitrine, un crucifix de cuivre astiqué férocement, et ses grands yeux meurtris étaient ceux d’un martyr fort pommadé.

Comme je fus l’implorer, un soir, dans le parloir où il se tenait à la disposition des « âmes en peine », il me rassura à peu près, en ces termes : « Courez vers la volupté, jeune fille… vous êtes perdue ; mais agenouillez-vous cinquante années, sur nos carreaux froids, pas une de vos prières ne vous dira : « Tu es sauvée. » Si vous serrez contre vous, le parfum de la vie, dans votre brûlante ceinture, notre rigueur vous condamne ; mais si vous portez le cilice, sur vos flancs déchirés, l’infini silence des pierres monacales ne cessera plus de vous torturer, car, sachez-le : dans les labyrinthes de la Grâce, on cherche, on trouve, on suit, on perd Dieu… On le rencontre encore… Il vous échappe, soudain… Il vous tend les bras… Vous lui parlez… Qui répond ? Ah ! trop souvent, nos larmes plus vaines que les gouttes des cierges funèbres… Le cri d’un saint qui n’ose plus mourir…

Votre santé ? Un esprit malin l’anime. Détestez, en elle, la tentation insolente et rieuse, Mais si vous méritez l’humble état de maladie, redoutez, en lui, la tentation tremblante et plaintive. Voyez-vous, quoi qu’on fasse, dans la vie mortelle, on ne fait que changer de démons. Quels sont les plus éprouvés parmi nos frères ? Les florissants ou les desséchés ? La joie est-elle plus tentée que la douleur ? La chair est-elle plus faillible que les os ? Le jeûne ne nous damne-t-il pas autant que le pain ? Et l’éternel piège n’est-il pas tendu de la soie des chasubles à la bure des frocs ? »

Ah ! « pauvre ! », comme on dit chez nous et avec un accent qui aurait désarmé Jéhovah, lui-même.

Il fallait, après cette entrevue de l’Oblat et de la sorcière, voir les dix-sept ans de celle-ci !

Un soir, le Pascal décharné de Jansénius, elle l’entrevit sur le seuil de sa destinée éternelle.

Dès lors, elle refusa le pain au lait du dimanche, la promenade du jeudi où, tout en allant rendre visite aux « Solitaires », farouches nonnes cloîtrées, on achetait un sou de cacahuètes dans la banlieue rongée de lumière et fleurie, parfois, d’un pantalon de fantassin.

Accablée par cette idée qu’elle était un infime, mais très responsable Point d’interrogation éternel devant le divin Hurluberlu d’Olivier, les stérilités de son amour, l’arbitraire de ses prédilections, ses tyrannies, ses disgrâces, ses foudres, elle connut, enfin, — ô perversité catholique ! — le scrupule plus rongeur qu’une plaie, l’inquiétude plus désorganisatrice que la fièvre, le doute plus aride que le sol des Judées vaincues.

C’était de la « belle ouvrage ». Pauvre sorcière de dix-sept ans ! Elle maigrit, ne dormit plus, s’éloigna de la communion et appela tout bas sa mère.

« Une damnée ! » disaient les vieilles religieuses en rassemblant leurs lunettes et leurs râteliers, en me passant au cou des scapulaires de leur fabrication dont la moire bleue ou verte semblait vomie par quelque gastrite angélique, et les borborygmes de Madame saint Eustache se firent réprobateurs comme le tonnerre du Sinaï.

Mais la sorcière de dix-sept ans qui cherchait le Dieu de la nature heureuse et à laquelle on présenta le Dieu des moines et des obsédés tomba dans une inquiétante mélancolie. « Crise de la dix-huitième année », diagnostiquait le docteur Pratiquant, dévot prolifique qui, oint, modeste et brûlant, faisait penser à un cierge père de onze bougies.

Pauvre sorcière de dix-sept ans ! Dieu, pour elle, était ce qui lui restait du sourire maternel toujours absent… Tout ce qu’elle espérait quand elle portait ses yeux, comme elle a coutume, au-delà de l’horizon…

On la condamna au Dieu que l’on fait passer d’une burette à une nuée vengeresse, qui ensanglante, dit-on, les mains de Marie Alacoque et incendie les flancs des Dominique et des Torquemada.

Elle eut, en effet, sa crise de la dix-huitième année.

On la boucla, seule, — cette réprouvée, — à l’infirmerie qui, se trouvant sur la buanderie, était, aussi, la patrie des cancrelats. Puis, après diverses épreuves, elle en descendit fraîche, vigoureuse, sournoise, vivante…

La foi — celle du couvent — elle l’avait laissée sur la cheminée de la sinistre petite salle, aux pieds d’un indescriptible Sauveur des hommes qui, d’un doigt poussiéreux, présentait son cœur au jus de tomate, cependant que, sans cornette, un châle noir sur son crâne tondu, réglementairement, le soir, à huit heures, se penchait, sur un lit douloureux, l’infirmière en chef : sœur sainte Indifférence de la Mort.

LA SORCIÈRE ET MONSIEUR COMBIENDEFOIS

Sans soutane, sans tonsure, un certain M. Combiendefois est fort répandu. Lorsqu’il est vraiment convaincu, comment attendre de lui de la tolérance ? Le dogme est le dogme, un canon est un canon.

Alors, la casuistique sous le nez, comme une tabatière, l’orthodoxie sur le ventre, comme un cataplasme, affreusement sanguinaire entre l’encrier monumental — vanitas vanitatum ! — et l’humble veilleuse conjugale — Madame, faisons un chrétien — il mènerait, au bûcher, Torquemada, lui-même.

Ce qui réjouit la sorcière, c’est que ce fanatique en pâte de guimauve qui sent l’antichambre papale et le foulard de coton, la chaufferette et la dévote, le sirop pectoral et la maxime pieuse, escorterait le farouche Inquisiteur non pas en cagoule, mais en… casque à mèche.

Ah ! ce furieux à relations mondaines et à pignon sur rue ! Comme les gens sûrs de leur fait, il parle toujours au nom de la communauté : « Vous ? Vous rôtirez éternellement. Les péchés de la chair ? Ils sont si vite expédiés par nous, ils sont si discrets, les pauvres ! Ces péchés-là ? Peuh !…

— Entendu. Ce sont les vôtres.

— …Mais le péché d’orgueil ! Le péché de révolte !

— J’ai affreusement pâti de votre religion. Au nom de quoi voulez-vous que je ne le crie pas ?

— Elle combattait votre esprit détestable.

— C’est possible. Mais quels drôles d’apôtres elle a fait se dresser contre moi ! Ils m’ont plus torturée, encore, par leurs exemples que par leurs menaces.

— Que voulez-vous ? Ce sont des hommes comme les autres…

— En effet… En effet… Mais, en somme, ce n’est pas tant leurs faiblesses que je leur reproche, bien que leur sacerdoce devrait les garder en grâce et en dignité, comme je suis gardée en dignité et en grâce par mon sacerdoce : la Poésie. Ce que je hais en eux, c’est ce goût par trop frénétique pour les grincements de dents, les tortures, le désespoir éternels… des autres.

On se délivre, enfin, de cette imagerie délirante, mais songez aux enfants trop sensibles qui ne la perdent plus des yeux à l’âge où l’on doit faire son salut à coups de poings, le soleil sur l’échine.

Quel drame pour ceux qui ont connu cette obsession-là !

Un saint ministère ? En voulez-vous un ? S’employer religieusement à rendre dignes de la recherche et de la possession de Dieu les jeunes âmes qui, fatalement, mais… plus tard, ont faim de Dieu.

— Une religion pour chacun, alors ? Nous avons été élevés dans celle-ci. Nous l’observons, et remarquez qu’elle n’est pas incompatible avec les soins que nous demandent notre ménage responsable de trois domestiques, l’établissement de nos fils, le mauvais caractère de nos brus, nos héritages et nos rhumatismes, la considération que nous tenons de nos biens fonciers et de nos défunts vidames, avec la prospérité de notre usine, le renom de notre étude…

— Chers notaires prédestinés !

— Ce que nous savons, c’est que nous devons vous damner, nous qui n’avons pas…

— Ces soleils dévorants dans l’âme. Vous devez me damner, vous qui, une fois l’an — au moins — pour être en règle…

— Parfaitement : pour être en règle.

— …Allez raconter vos médiocres turpitudes à la robe qui est toujours la même sur celui qui prise, mange trop, pèche, blesse la pureté des vierges, ouvre la géhenne à des âmes d’écoliers, plaisante avec puérilité et bonhomie ou assiste, indifférent et machinal, ceux qui font le dur labeur de suer une dernière fois…

— Nos directeurs de conscience ne peuvent pas tous être des François de Sales… Mais point de salut…

— Hors de l’Église. Je sais… Je sais… Dès qu’un enfant de sept ans ouvre son catéchisme, il tombe sur cette déclaration fondamentale. C’est charmant. Mais, vous, vous serez sauvés, vous qui, une fois l’an — au moins — pour être en règle…

— Parfaitement : pour être en règle.

— …Recevez sur votre langue flétrie par la bile de l’envie ou la pituite de l’intempérance, le… pain des Anges.

Jeune vierge agenouillée à la table immaculée, jadis, je défaillais, chaque fois, de crainte devant ma part.

Et, pourtant, chaque fois, aussi, je bondissais quand un de vos ministres, en formules bureaucratiques, comme le percepteur exige que l’on paie les impôts, exigeait que j’aie la foi.

— C’est si facile !

— …Les enfants sans Dieu ? Triste chose, sans doute, mais les enfants qui ont eu le vôtre, vraiment, à fond, quand ils ne s’ensevelissent pas dans les cloîtres déments et désespérés, savez-vous ce qu’ils deviennent ? À la fois, des outrés et des abouliques, comme vous, ou des révoltés, comme moi, qui, éperdument, veulent autre chose, des larmes de feu sur le visage…

— Vous rôtirez éternellement.

— Pourquoi ?

Parce que vous voulez autre chose.

— Oui… Dès ma première heure, j’eus le Diable en moi, c’est-à-dire la liberté. J’exalte cette prédestination.

— Satan en vous ! Dès votre première heure ! Malheureuse, malheureuse ! Vous êtes de ceux que le divin Sauveur…

— Je sais : Le vôtre.

…A, de toute éternité, marqués pour la réprobation.

— Hein ?

Ce sont là des mystères insondables. Mais, voyez-vous, les ailes qui vous soulèvent, qui vous emportent, qui nous humilient, qui nous soufflettent, qui nous épouvantent…

— Elles me torturent surtout. Le vol est une si grande angoisse quand il commence ! Il faut tant de courage — si vous saviez — à ceux qui sont passés par le baptistère, pour n’être pas… des catholiques, car, ainsi que vous le dites : c’est si facile !

Mais c’est de vous qu’il s’agit, présentement, de vous qui serez sauvés, qui aurez à jamais, à jamais, à jamais — vous en avez la certitude et vous en éprouvez une certaine coquetterie, heureux privilégiés ! — une couronne de roses sur votre tête poudrée des pellicules du fonctionnarisme, pelée ici et là, élégamment, par l’artério-sclérose et quelque peu déshonorée par votre sécurité de comptables car, enfin, le ciel, c’est votre retraite, cher Monsieur Combiendefois…

— Nous le gagnons.

— Oui… en faisant maigre, le vendredi. Je me suis laissé dire que vous préfériez le saumon au bifteck.

— Blasphématrice, hérétique, impie, et, sans doute, relapse !

— Appelez-moi simplement : « Poète », allez… Ça suffit à mes épaules.

Vous rôtirez éternellement, mais nous, à jamais, à jamais, à jamais, face à face avec l’Esprit, nous sentirons la félicité sans nom baigner…

— Votre gueule ravissante, c’est entendu.

Chacun de nous — n’est-ce pas ? — lui présentera son petit carnet. Sur l’un, Il écrira : 0, et ce sera l’Enfer. Sur l’autre : 20/20, et ce sera le Paradis. Sur l’autre : la moyenne, et ce sera le Purgatoire. Il y aura des cancres, des médiocres, des forts en thème et… l’Instituteur… comme toujours.

Ça, Dieu ?

Ah ! qu’a-t-on fait de mon adolescence, de ma jeunesse ? Je sais quelle niaiserie et quel désespoir on dispense chez les saintes Patronnes des écrouelles, protectrices de couvents, d’ouvroirs et de congrégations, chez les bedeaux qui éclairent d’un cierge de quinze sous la route de l’Éternité.

Je ne me suis pas endormie, une fois, quand j’étais belle, chaste, avide de la plus noble vie et du plus grand rêve, sans m’entendre menacer de la mort subite, du Dieu vengeur, de l’enfer, de l’enfer par quelque nonne maladive ou gonflée de sang comme un bourreau.

Sur quatre-vingts pensionnaires du couvent de*** n’y aurait-il eu que moi de martyrisée, puisque j’étais la plus innocente, la plus mystique, par cette religion dont je n’ai connu que les pièges sensuels et retenu que la condamnation implacable, c’est trop, c’est trop, c’est trop.

— Vous ne cessez pas d’avouer que vous êtes possédée, malheureuse !

— Comment l’entendez-vous ? À votre façon effroyable, mesquine et ridicule, sans doute ?

Mais silence. Il sera plus digne de moi, à l’heure de ma mort, de tourner mon visage inspiré vers le soleil levant.

Adieu, Monsieur Combiendefois.

LA SORCIÈRE DÉLIVRÉE

Je rentre dans l’église, mais, aussitôt, je me sens plus désespérée que la pierre tombale dans une abside sans vitraux.

« Allons-nous-en », me dit mon âme.

Je résiste. Je heurte un banc pour écouter gronder les profondeurs glacées du lieu saint et je respire l’encens refroidi dans les chapelles qui sentent la mort des roses blanches.

« Allons-nous-en », me dit mon âme.

— Pas encore. Il me semble que, tout à l’heure, je serai, ici, moins affligée, peut-être.

Je touche le lin jaloux de mes mains habituées à l’humilité passionnée, à l’ordre ingénu, à l’avarice blanche des couvents. Je regarde les bouquets des petites saintes fleuries par la sensualité, la chlorose ou l’innocence des ferveurs. J’appelle les saints, ceux qui furent pauvres, sales, vagabonds, et qui firent connaître aux verveines de la route leur ulcère générateur de béatitude. Mais les saintes à la taille de bergère, les saints nomades qui, pour mon enchantement, portent le bâton et la besace, ces folles adolescentes, ces humbles fous m’ignorent.

« Allons-nous-en », me dit mon âme.

Je me tourne vers les patriarches et les apôtres magnifiés dans les verrières. Désolation violette des tuniques pures ! Crosses d’or sans pitié qui me rejettent des faveurs et des maisons de l’Esprit !

« Allons-nous-en, me dit mon âme. Fuyons le confessionnal : l’eau miraculeuse n’est pas pour toi, créatrice de miracles. Elle coulerait en vain sur ton visage de sorcière plus aride et plus parfumé que les landes des solitudes.

Que ferais-tu d’un Dieu vengeur et silencieux, fille de poésie et d’éclats de rire ? Que ferais-tu d’un Dieu qui ne communiquerait avec toi que par l’odeur de soutane et de pénitence ? Ah ! rappelle-toi, chaque fois… chaque fois… Le Dieu restreint t’a châtiée. Il t’a fait porter contre toi des accusations qui avaient la bureaucratique revendication des folles. De chacun de tes instincts, sortait une tribu gémissante. Dans le confessionnal, tu rôdais autour de la luxure avec l’air sournois et maudit d’un prêtre qui a le chapeau sur les yeux.

Va vivre, et tu seras pure. Va te mettre nue, et tu seras sauvée. Va te rouler dans l’herbe, et tu es éternelle…

— Ah ! pourtant, Dieu, je l’aime…

— Oui… mais tu le possèdes chez tes bêtes dansantes qui broutent l’Âge d’or dans tes songes… Il est, pour toi, dans la nature aux cornes vertes, aux rires discordants et joyeux, et ton satanisme le salue parmi les papillons dont l’aile emplit de soufre les doigts qui l’ont faite prisonnière.

Va-t’en, va-t’en de ces bancs rigides, de ces dalles sous lesquelles des ossements inconsolés exhalent toujours les soupirs de la contrition et de l’épouvante catholique.

Va-t’en de cet orgue qui n’égale jamais la colère de tes ouragans et celle de ton silence.

Va-t’en des dévotes et des fanatiques, toi qui as la dévotion sacrée du choix et de l’orgueil, la violence et la haine de tout ce qui ne tend qu’à l’Amour.

Pars d’ici, toi qui veux faire des flèches victorieuses de tous les rayons de ton esprit, toi qui sais qu’il n’y a que des maudits ou des esclaves sous le regard des tyrans, toi qui penses que les ailes ne se mesurent qu’avec les ailes et que les fils de l’Espérance ne répondent qu’à l’Infini…

Ici, rien ne veut de toi, les chaises te repoussent, les statues te chassent, l’encens corrompt ton odeur naturelle et puissante, la Forme douloureuse étonne ton corps qui n’est que joie, liberté et mouvement.

Va-t’en. Les ministres de ce lieu ne t’ont jamais absoute… Jamais… Même au temps de ta première communion que tu fis avec une âme trop sainte. Tu es de ceux, ô prédestinée, que rien ne libère, sauf le rêve, et qui ne trouvent la paix que dans la révolte fleurie des démons universels.

Va courir dans le vent, sorcière, et tu sentiras que ton commencement fut une palpitation d’ailes et le rythme même de la volupté.

— Encore un peu… pour voir si je ne me suis pas trompée, jadis, quand l’anémie des cierges et la névrose des cantiques me rendaient intolérables les couvents. Là, les soupirs n’émeuvent pas un seul rossignol, les gestes ne nourrissent pas un seul grain de blé…

J’avais, déjà, compris que, partout, où se dressent des murailles, des prisonniers gémissent…

— Tu sais bien que la beauté, que la gloire divines sont, sur tes doigts légers, les rayons du matin, que l’éternité est à toi, ô Vie à jamais transmissible, sève des feuilles, sensibilité des antennes, éclosion de la rose… Éclosion ! Poète, poète, poète…

Va retrouver, dans la libre nature, le Dieu sans nom et aux mille visages qui ne t’a jamais empêchée d’être belle, de t’épanouir, de te mêler à la récréation du monde, de croire aux nymphes, de danser avec les anges, de caresser les faunes, de faire éclater, buissons en fleurs, à tes côtés, les miracles et les sortilèges, de donner ton cœur aux réprouvés, ton âme à la sainte Lyre, d’appeler la poésie : « Notre-Dame de Satan », de jeter tes bras nus au cou de toutes les folies et de consacrer, sorcière mystérieuse, ton innocence à l’amour…

— C’est vrai. Je trouve, tout de suite, ma place au soleil. Que fais-je ici ? Frôler des robes noires quand tout sent l’œillet dans mes Espagnes, le santal dans mes Indes, le cinname dans mes Arabies, quand j’écoute le silence de Jésus dans mes Palestines éternelles…

Et vous, Jésus, et vous ? Ne nous délivrerons-nous pas ? Qu’a-t-on fait de votre cœur qui aimait, comme le mien, les lis, les enfants, les possédés, la Cène — ce sabbat de pureté et d’amour ! — la croix, Barabbas et les parfums ?

Je détourne avec douleur mes yeux de ce cœur anatomique, de sa crudité sadique et cruelle, et, plongeant vos pieds sacrés dans le lac de Tibériade, ô mon frère de rêve et de folie, je vous lave de cet apostolat sombre, de cette rédemption accusatrice, de ce reproche incessant de nous avoir tant aimés qui ne vont pas, frère divin, avec vos cheveux de lumière et vos songes que le vent du Cédron emportaient…

Âme du froment, vous qui ne vouliez être, sans doute, que l’Hostie d’un soir, dans la caresse innocente et rude du Bien-aimé…

En votre nom, vous qui rêviez de Dieu parmi les hommes, vous savez qu’on inventa la sanction la plus inconcevable : la mort éternelle à l’amour…

Venez avec nous ! Je suis certaine que vous voudrez ajouter, vous que toutes les poésies, toutes les démences entouraient, le rayon de votre Mystère éternel à la vigilance du feu souterrain que la ronde aimable des démons ne cesse pas d’attiser pour rallier, autour des morts, les chaudes sorcières de la nuit.

Et la corolle de douceur et de silence qui représente votre corps et votre sang, enseigne-t-on, emportez-la, de grâce ! Elle est livrée aux langues qu’on absout des péchés de sacristie…

Ah ! si l’instant de Dieu doit fondre ineffablement dans les âmes, dites, Jésus, dites, ce n’est pas à l’aide de ces formules, ce n’est pas à cause de ces complaisances conventionnelles d’un pécheur pour un pécheur et lorsqu’une chasuble d’apparat se penche sur une lèvre soumise, routinière et pardonnée.

Vous la poserez, vous, la corolle mystérieuse qui, sûrement, veut se donner à des grâces plus naïves, sur les marguerites et sous l’aile des oiseaux, sur le museau du chien errant et sur le cœur ardent du loup. Et, comme le loup ne demande qu’à entendre votre Évangile, il l’écoutera prêché par vous, — à vous qu’on a toujours trahi ! — contre vos genoux, le rayon à l’oreille, le royaume du Seigneur dans l’âme, la paix sur la gueule, un soir où votre robe de lin sera le lis même de Génésareth.

Vous l’offrirez, la suave corolle qui, sûrement, veut se donner à des faims plus profondes et plus secrètes, aux maudits qui cherchent la Divinité dans l’orgueil et le martyre, à ces réprouvés qui sont étrangement les grands Élus. Et puis, aussi — n’est-ce pas ? — à Madeleine et à Judas. À elle, car elle fut blonde. À lui, car il fut tenté, furtif et pendu.

LA SORCIÈRE ET LA VIE

Je suis sans péché, mais coupable. De quoi ? De tout. On me suspecte, on m’accuse trop et toujours pour que je ne sois pas infiniment coupable. Ceux qui m’aiment le savent et me le reprochent avec une âpreté affreuse. Ils ne me pardonnent rien, ni le ricanement de l’impie, ni la jaunisse du jaloux. La menteuse, la dissolue, la méchante, la criminelle trouvent grâce. Pas moi. Jamais, jamais on n’a cessé de me condamner et jusque et surtout dans le foyer ardent de mes vertus terribles.

Je suis sans péché, mais coupable. De quoi ? De tout… Et de l’horreur des abattoirs et du venin qui se forme dans les glandes de la vipère. Je sais que le vitriol qu’on a lancé sur un visage pauvre et sale a eu mon sourire quand on l’enferma dans le flacon désespéré. La mère qui égorge son nouveau-né fronce, comme moi, les sourcils quand je médite. Le loup qui poursuit le loup aux fins du carnage a mon agilité puissante et volontaire, et la colombe qui crève son œuf d’un bec féroce a, comme moi, le cou très blanc.

Les malfaiteurs pensent à moi quand ils s’enfoncent dans l’ombre, écrasent le cœur de la boue, et mon chuchotement accompagne le silence de la clef clandestine qui ouvre la porte au-delà de laquelle on tue.

J’erre dans les rues où respirent si péniblement, comme des asthmatiques, les édredons de plumes au fond des rez-de-chaussée infâmes. Je me dresse dans le confessionnal, entre le pénitent et le juge, témoin au double visage, et tous les deux, en me détestant, implorent mon intervention.

Je danse sur le cœur des saltimbanques, soir de faim et de pluie et le sac de feuilles mortes est, surtout, lourd de mon poids sur les épaules révoltées.

Ah ! je sais… Je sais ma parenté avec les poignards et mon alliance avec les poisons. La Robe rouge a été teinte de mon sang chaque fois que les maudits ont expié, et je me demande ce que je suis le plus : le pendu ou le gibet.

Je suis, dans la brutalité des colères, le coup de poing. Dans les nostalgies des femmes, l’oiseau bleu qui bat des ailes au seuil des paradis fermés, et, dans leurs convoitises, le serpent de diamant qui ne cesse pas d’étinceler et de s’évanouir.

Je jette des roses à l’impudence ailée des nuits d’Épicure, mais, dans la fosse bénite, je suis le soupir des vieux chrétiens débiles et forcenés, car aucun de nous ne meurt jamais tout à fait à sa misère…

Dans les béguinages, je suis le séraphin qui neige sur la paix des âmes naïves, mais, dans les cellules monacales, je fais de mon ombre pénitente une croix sur le mur, et Satan vient, en pleurant, s’y attacher…

Que je suis coupable ! Je fus l’enfant innocente à laquelle on suggéra la malice en la lui reprochant. Je fus l’adolescente chaste que visita la volupté masquée de nuit et parfumée de sommeil. Je fus l’épouse magnifique et douloureuse, mais je suis partie de mon foyer avec des malédictions, car je dus être, sans doute, à travers des années de dévouement surhumain, infiniment coupable et digne de la rue étrangère à laquelle on me jetait.

Je n’ai abordé l’amour qu’avec mes vertus et la foi que j’avais en Dieu. J’ai respecté ses mains brutales, donné à son regard menteur, le sens de mes vérités et, dans son égarement, prié tout bas, pour sa rédemption. Quelle générosité fut la mienne ! J’ai supporté, en lui, ce qui m’était odieux, et adoré ce qui me torturait dans l’âme. J’ai pardonné, dans le dégoût et la révolte car la chair est prompte à me désespérer, et je n’ai, dans la volupté, que le refuge de l’esprit. Mais l’amour m’a chargée du pire, et j’ai été punie, pour mon héroïsme, comme la prostituée pour le sien, car les hommes ne font pas de différence entre les sourires…

Et comme l’amour m’a dit : « Va-t’en !… » Et quel accent de réprobation il avait ! Ai-je, à mon insu, méprisé son corps ou versé, dans son âme, un boisseau d’étoiles ? Je ne sais pas… Je ne sais jamais ce qui sort de moi, l’eau lustrale ou le philtre mortel et si mes ailes ne sont pas en forme de glaives…

Mais le soir où, légère, chantante, limpide, musicale, j’ai répandu des roses sur notre couche, mon amant et moi nous devînmes sombres comme une nuit d’expiation et nous n’avons que soupiré et gardé le silence dans les fleurs.

Que je suis coupable ! On ne cesse pas de m’accuser. Et quand je montre mes mains vaillantes, mon regard fier, ma solitude pure, quand je dis de quoi j’ai été capable dans le renoncement, l’implacable discipline, le sacrifice plus exaspéré qu’un suicide, quand j’avoue, prise de passagère faiblesse, que je vis sans caresses, dépouillée, par ma volonté, du plaisir, privée, par mon commandement, de tout festin terrestre, quand je raconte : « Je gagne mon pain, je prie, je suis douce tant que je peux, bonne au-delà de moi-même, et — suprême magnificence ! — malgré moi-même… Quand je crie : « Mes passions, je les ai traitées comme des filles dont on veut, dans les couvents furieux, sauver l’âme à coups de lanières. Mes passions, je les ai réduites à la ceinture de corde, aux racines sans sel. Je suis, pour moi-même, un bourreau au visage de fer. Je me tords — entendez-vous ? — le cou plusieurs fois par jour et je me jette sans souffle sur le plancher de ma prison inhumaine… Je suis l’exception et l’exemple dans le monde corrompu, avide, jouisseur… » On me regarde, c’est-à-dire, on me condamne, et, tout bas, on me répond : « Vous êtes capable de tout !… »

Je suis coupable puisqu’on m’accuse. C’est, là, le grand, l’irrémédiable forfait : on m’accuse… Et il y a bien de la justice dans le courroux dont nos frères nous frappent.

Tout est équitable, en somme.

Qu’importent ma raison à ceux qui découvrent que la tentation aux flancs de chien halette partout où je garde le silence, mes larmes à ceux qui contemplent mes yeux vivants comme ceux des fauvettes cruelles, les fruits de ma douceur à ceux qui comprennent que je suis l’arbre des violences, mes patiences de chaque jour à ceux qui devinent que je suis la foudre inspirée et le simoun dévastateur ?

Que font mes cilices à ceux qui entendent mon secret rire inépuisable, les défis que je me lance et mes paris inconscients contre ma paix et mon salut éternel, mes vêtements modestes à ceux qui voient, dans mon ombre, danser ma poésie, jaune comme un genêt chargé de la fortune du soleil, mes privations à ceux qui se disent que le bonheur des prédestinés, quels qu’ils soient, et des vocations désespérées me soûle de son absolu et me tient droite, au milieu de tous, comme les rayons annonciateurs ?

Que fait ma vie limitée à ceux qui ont appris que je suis sans limites, et que, seul, mon dédain du médiocre et de l’à peu près m’a éloignée de l’alliance de mes semblables alors que j’ai souhaité celle de la louve romaine et du bœuf divinisé ?

Qu’importent mes habitudes austères à ceux qui entrevoient l’apparat, l’orgueil, la mise en scène, les reines de Saba et les Balthazar de mes songes, qui écoutent l’hallali de mes désirs dans mes forêts cachées ? Et, plus que tous, ne sais-je pas que je peux, aussi bien, me servir du fouet pour faire danser et piaffer mes passions, dans les jeux étincelants des cirques, et que nos grandes sagesses sont toujours en raison de nos perversités profondes ?

Sang qui vous jette sur le sang… Besoin éperdu de tarir une poitrine, dans le silence… d’obtenir la pâleur suprême sur la face de ses condamnés… Ah ! crimes avortés qui portâtes votre intention jusque sur le soleil funèbre d’un couteau ou les pistils dansants de la digitale, je vous avoue, moi…

La charité a pour excès, dans les âmes comme la mienne, le despotisme. Qu’importe donc mon dévouement à ceux qui crient que je suis de la race des saints fanatiques dont la bure flambe à la place du cœur, qu’aimer, pour moi, c’est prendre et régner, c’est charger, sur mon dos, ma proie chérie, en faire, dans ma solitude, ma substance secrète, en nourrir ce cœur farouche qui doit battre toujours et auquel suffit l’amour qu’il éprouve, comme, à Dieu, suffisent les mondes qu’il crée ?

Mes mérites… oui… Ils sont tangibles, mais chétifs, puisque humains. Que sont-ils au regard de mes possibilités inspirées de mes pays invisibles et de mes remous infinis ?

Que je suis coupable puisque je suis, à la fois, ce réceptacle et ce moteur universels ! Penser, sentir, imaginer, rêver, savoir, quelle culpabilité ! Et comme je suis responsable de tout ce que je conçois ! Ce qui fait un être, ce sont les divinités qui le possèdent. Tout est équitable et, sans douleur et sans colère, j’accepte la suspicion de tous puisque, dès que j’ai bégayé, j’ai senti mon cœur d’enfant-poète envahi par cette Connaissance qui fait de vous — pardonnez-moi ! — le grand Coupable, mon Dieu !

LA SORCIÈRE CHEZ ELLE

I

La Possédée.

Dès qu’elle se fut donnée à un sorcier sordide, puis à un autre sorcier sordide, — ils le sont tous quand ils ont forme humaine — la sorcière s’est purifiée pour toujours. « Ça, le plaisir !… » a-t-elle dit, en mâchant l’herbe buissonnière qui est si fraîchement amère aux salives pures, et elle a ri sur les simples, fouettée par le vent. Alors, l’univers a vu, dans ses yeux, la divine menace, et, la nuit qui suivit, elle fut ensevelie sous son propre soupir.

La sorcière n’est pas assez faible — Dieu merci ! — pour vouloir être deux, elle qui est sans nombre, et qui sait, par ses songes où règne l’ingéniosité de Satan aux sept rires, que la ressource parfaite et la fin des fins sont, pour elle, dans l’inconscience et l’activité de son repos.

Qu’une fleur se présente à elle et lui montre ce qu’elle peut cacher de poussière féconde dans son silence parfumé, et la sorcière devient fleur.

Qu’un papillon palpite, indéfiniment, sur la même rose, avec la frénésie, l’hébétude enivrée d’un maniaque au désespoir, et la sorcière sait que les antennes vont plus loin que les flèches et les scalpels.

Qu’un buisson désire le printemps de toutes ses épines, déjà rouges d’un corail qui pleure, et la sorcière est, soudain, le nid de ce buisson, c’est-à-dire trois œufs et quatre ailes.

Que le bronze s’émeuve, et la sorcière appartient à la sonorité de tout son cœur massif et lent.

Que le poison végétal révèle sa présence à la sorcière, et celle-ci s’emploie, aussitôt, au crime embaumé et clandestin dont la consommation la rend plus soûle que la mandragore au soleil.

Qu’une musique vive, et la sorcière, au dernier accord, est plus harmonieuse que l’eau qui coule sur les pieds des douces présences forestières.

Qu’un dieu descende, et la sorcière monte à sa place.

Qu’un danseur use sa langueur dans le rythme sacré, et la sorcière a l’air, plus que lui encore du serpent amoureux des flûtes.

Qu’un parfum passe, et la sorcière dont les aisselles ont l’odeur de la chèvre et de la violette, le suit en le multipliant mille fois par la puissance et la suavité.

Qu’une main la touche, et la sorcière apprend que la place de la volupté est, pour elle, aussi bien sur son orteil rose que sur son sourcil brun.

Qu’un baiser l’appelle, et la sorcière lui répond par les cent rossignols que la cage de sa poitrine contient.

Qu’un meuglement se fasse entendre, et la sorcière, couverte du poil des vaches rousses, armée de cornes pacifiques, écoute chanter dans les clarines l’appel mélancolique des pacages au pasteur sans nom.

Que le jardin soupire, et la sorcière a l’âme de la feuillée. Que la jungle gronde, et la sorcière a des flancs de louve. Que le soleil couchant plante sa rouge croix dans les sapinières, et la sorcière, comme un hibou plein de la sagesse de la cabale, se pose, l’enfer aux prunelles, au sommet du gibet rayonnant qui s’éteint peu à peu…

Que le printemps joue du carquois et du pipeau, et la sorcière devient tourterelle, fait courir, dans sa gorge, la perle roulante de l’ivresse et bat des ailes dans la seconde où halettent les dieux.

Que la graine tombe, et la sorcière prend racine dans la terre souterraine et, déjà, voit se balancer, au vent, ses trophées de feuilles.

Et que le Diable ait soif.

Alors, la sorcière qui n’est plus qu’un étincellement d’or, se sent portée aux lèvres altérées comme une coupe.

« Par Satan ! C’était ça, le plaisir, cette hâte ridicule, ce désespoir de marionnettes dont le fil va se casser ? Ah ! laissez rire la sorcière ! Que s’approche un sorcier désormais ! La révoltée et la rieuse le recevra, cornes en avant, comme les chèvres.

Connais-tu, sorcier, la branche flexible sur laquelle je me balance et qui fait soupirer l’arbre jusqu’au pays des morts ? Connais-tu l’ascension qui me transfigure et la marée qui me flagelle de l’ouragan de son galop ? Connais-tu le thym précieux à ma tiédeur, l’ortie agréable à mon sang rétif, le houx qui a raison de moi et sa cruauté qui m’achève ?

Comprends-tu ? Non. Que m’importe ! Mais Satan, subtil et pudique, Satan qui me visite dans mon sommeil plus doux et plus paisible que celui d’un enfant, ne m’a jamais mêlée à lui que par l’enchantement de la poésie. Je te jure que je ne sais pas sa vigueur de mâle ; mais, seulement, son ivresse de lyrique, et par la grâce, la beauté, la magie des images qu’il me présente, il est mon amant le plus direct, bien que le plus secret.

Je me ferais exorciser, crois-moi, si mon initiateur me montrait, à l’heure de l’amour, le bout de son oreille, sa poitrine velue et ce que montrent les amants communs qui n’ont, certes, pas grand’chose. Et, surtout, j’aurais peur, oh ! si peur, d’être la sorcière qui fornique avec les plus bas et les plus débraillés démons du sabbat ! Jamais honte pareille ne m’est arrivée… Y penses-tu ?

Combien de mes semblables ont subi les cornes ébréchées, les queues embrasées et fumantes, la langue pendante et le pied fourchu, le nombril dans lequel est enchâssé l’œil suave d’une pécheresse en renom !

L’une d’elles, ne cesse pas d’être la proie — la malheureuse ! — d’un perroquet borgne, d’un singe à jamais impénitent, d’un porc facétieux coiffé du bicorne fleurdelisé arraché au front d’un mort mégalomane.

Et puis… Et puis… la complicité horrible du manche à balai, de la marmite entremetteuse, du crapaud accouplé au soufflet dans lequel les méchants esprits du soufre et du phosphore mènent un vacarme insensé, du bouc court vêtu qui a de la braise plein le derrière…

Oh ! quelle vision affreuse !

Mais crois-tu que je ne me sens pas divine quand, de la voix d’un oiseau, jaillit le cri qui me libère ?

Crois-tu que, par la splendeur de mes songes et la fin qu’ils poursuivent, je ne salue pas la prédestination de mon être qui n’appartient à rien de ce qui a une limite et connaît l’assouvissement ? Qui saura jamais ce que la nuit a voulu de moi et comment, dans ce monde fantastique où le sommeil m’emporte, la présence d’une rose ou la respiration de la mousse sensible suffit à me vaincre dans la volupté ?

Mais ce qui compte, c’est que mon âme, dans ses royaumes les plus lointains, reçoit les ondes de mon frisson suprême, c’est que la fête créatrice s’ajoute à ma seconde fulgurante, c’est que le consentement de l’univers porte ma joie comme sa bacchante, le pampre, c’est que le mystère, en égarant mon ivresse, la rend infinie.

Ah ! c’est que mon soupir tombe de la plus haute colère : de celle des fleurs pourpres et des ailes frappant l’azur, c’est que je ne meurs que de vitalité éternelle, c’est que ma perfection, dans l’instant, est réalisée par le profond travail amoureux de tout ce qui germe, fleurit, murmure, rampe, vole, rayonne et que je deviens, tant est complète et magnifique l’harmonie entre la sensation et le rêve, l’épouse des épis ou de la lune rose.

…Des couleuvres pareilles à des couronnes bleues… Des lézards qui jouent au soleil, comme des topazes, et se recueillent, comme des émeraudes, à l’ombre… Des tortues qui éclairent leur carapace d’avares des feux de leurs yeux de rubis… Des léopards qui s’essayent au pas humain en se tenant debout dans les forêts mouillées de lune… Des rossignols qui se voilent de leur musique… Des tribus d’éphémères qui tournent, m’entraînent et meurent au moment où j’étreins l’indicible…

…Des colombes agressives que je chasse de ce geste vaincu qui révèle mon âme à jamais insoumise… La seconde qui frémit à mon doigt comme une libellule qui voudrait ouvrir ses ailes… Le silence qui écoute, autour de moi, des choses que je n’entends plus et que je recherche avec cette ferveur des angoisses adorables…

…Des rubans qui multiplient, à mes bras, l’effleurement de leur azur léger… L’aile en forme de poignard des hirondelles voyageuses, leur cri qui en est comme le scintillement rapide et dur… La plainte du grillon dans sa solitude d’herbe… Une sandale empourprée par l’aurore et qui danse pour un berger tandis que, moi, dans le miracle de la plénitude, je suis la gloire du mouvement !

…Le courlis qui fend l’épaisseur de l’humidité végétale d’un vol guetté par les chasseurs alors que j’éprouve, aussi, l’ivresse de la fuite sous l’œil brûlant de l’embuscade…

…Cette odeur de violette quand le crépuscule est un automne si doux dans l’automne, et, moi, cette saison comblée de langueur…

…Ce collier qui fait causer l’Orient à mon cou… Cette robe blanche que je passe et qui, soudain, est la robe rouge que je déchire dans la délivrance…

Ah ! sorcier, voilà mes rêves. J’en ai tant d’autres ! La merveille, c’est qu’ils font de moi la possédée, dans tous les sens du mot, et Satan qui, pour mon ravissement et le sien, les invente toujours plus étranges et charmants, est, en vérité, un amant unique.

Hors d’ici, sorcier ! Tu n’es riche, toi, que de tes appétits et de tes organes. Les chétives choses, quand on connaît un baiser plus substantiel que la pâture à la faim des bestiaux, quand le soleil des blés où palpite la caille vous incendie lumineusement sur le cœur de l’Amour universel !

Ah ! la sorcière a vite su les misères, les affronts, les dégoûts des couches réelles ! Elle en sortit souillée, amoindrie, haineuse, pleine de griffes et de morsures… Et toi que j’appelle « sorcier », mais que je devrais appeler « mâle » puisque tu as de lui la brutalité et l’indigence, tu voudrais entraîner la sorcière vers la litière sèche et t’en faire cette ennemie qui resta, chaque fois, épouvantée d’avoir vu assommer son rêve, enchaîner son désir, déshonorer sa danse, briser ses bras qui n’aspiraient qu’aux infinis…

Va-t’en ! Tu es laid, impur, féroce, pauvre, pauvre, pauvre… Où sont tes abeilles nuptiales ? J’ai les sens de toute la flore.

Où sont tes vampires aux yeux d’étoiles ? Je suis la hulotte qui plane au-dessus des sépultures que leurs morts légers quittèrent, portant leur cendre précieuse dans l’urne élyséenne.

Où sont tes singes aériens qui, de liane en liane, se jettent le cœur de la forêt ? Chut ! Je suis la forêt.

J’ai un mot familier : « Ailleurs ! Ailleurs !… » Eh bien ! j’entends par là que je ne suis pas pour toi, ni pour les autres, ni pour aucune des réalités de ce monde transitoire.

« Ailleurs », c’est, pour moi, le pays de feuilles et de ténèbres chaudes où pleut l’extase en gouttes d’or… Le rivage où les vents deviennent furieux et lyriques à écouter les promesses des voyages… Cet Âge d’or éblouissant où le rhinocéros surgit des hautes herbes marécageuses et m’aborde, sobre et paré comme un sage chargé des secrets primitifs.

« Ailleurs », c’est pour moi, ces étonnantes prisons pleines de glaives captifs et de joyaux crucifiés… C’est ce monde inouï où j’entends les voix du sang, de la pensée, des morts, de la passion terrible qu’aucune faim humaine n’a dévorée, encore…

Mais tu ne comprends pas.

Sache seulement, qu’ « ailleurs » est à moi quand la nuit, autour de mon repos, exalte l’éternité des choses, et que la goutte d’or qui s’écrase sur mon front, que le vent qui bat ma robe et veut partir, que le salut du pachyderme qui rit de toute sa gueule étincelante de science, que la prison qui m’offre ses trésors martyrisés, que les voix qui me parlent du fond des âges et au nom de ma puissance sans bornes sont, pour moi, générateurs de délices inconnues, et qu’après avoir pressenti l’inconcevable dans la volupté, j’ai le dédain de l’infime étreinte habituelle.

Ne comprends pas… Ne comprends pas… Que m’importe ! Mais je comptais à peine seize ans que, déjà, le sommeil m’apprit l’autorité, la folie, la chanson, la gloire du Diable qui fait des sens et de l’âme de ses créatures le grand battement d’ailes des Univers inexplorés.

Et j’étais, pourtant, si pure ! Mais belle et mystérieuse et, toujours, frémissante comme l’avoine au vent des prés.

Et si mon confesseur — ah ! ah ! ah ! — me chargeait de pénitences, me couvrait de sourdes invectives, ne crois pas que ce soit à cause de mes fautes, — je n’en commettais pas — mais à cause — ah ! ah ! ah ! — de mes yeux dorés.

II

L’Inspirée.

Je ne sais pas ce que je chante. Je ne sais rien de ce que les autres croient savoir. Je n’interroge jamais personne. Quand je me tais, sournoise et lointaine, c’est pour me perdre dans la conversation des petites filles et des chardonnerets, et mon génie est mon éclat de rire au nez des sages.

— Puis-je t’approcher, sorcière ?

— Qui es-tu ?

— Bémolus, le poète.

— …Je suis belle par l’harmonie de mes gestes attachés à mon âme comme les pampres à la vigne. Je suis douce de toute une violence vaincue, et parce que depuis le temps — hélas ! — on a fouetté beaucoup de bêtes. Je suis folle à cause de tous ces arbres qui font de l’ouragan dans mes silences, une tempête de feuilles vertes, une tempête d’espérance qui souffle du vent, du vent par mille bouches pures. Je suis folle.

Bémolus, à part. — On me l’avait bien dit.

— …Je n’ai que des sensations et des rêves. Les unes sont la chair de l’intelligence. Les autres en sont l’esprit prophétique. Quand je touche une fleur, j’ai tout compris. Quand j’en imagine une, je la crée.

— Écoute-moi, sorcière.

— …Je suis religieuse par toutes les forêts qui ont fait de l’ombre sur mon âme. Mais je n’ai pas de plus grande gloire que ma furie, les jours où je pense que la nature est une révolte incessante et splendide et que les chênes vont à l’assaut de Dieu.

— Tu n’as pas l’air d’une maudite, pourtant ! Tes yeux sont pareils à la lumière.

— Chut ! Je suis une maudite : signe de divinité… Tu ne comprends pas ? Dis-toi, simplement, que j’ai le rire bleu de la foudre, l’irrésistible montée des déluges, les ailes de ce qui — cyclones ou rébellion — tourbillonne, s’élève et se bat.

Il n’y a qu’une chose qui compte : c’est d’avoir des ailes.

— Ah ! sorcière, que la joie est extraordinaire ! Moi, j’ai la mélancolie des luths oubliés… Le silence effrayé des lacs dans les montagnes…

La Sorcière, à part. — Encore un !

— Sorcière, je suis comme une bête qui a faim.

— Mange.

— Sorcière, je suis comme une bête qui a soif.

— Bois.

— Sorcière, je suis comme une bête qui a reçu toute la charge d’un fusil dans le ventre et qui attend son néant dans la poussière…

— Qu’est-ce que le néant ? Qu’est-ce que la poussière ? Moi, je ne connais que l’éternité et les roses.

— Je suis plein d’usure et de ravage. Sur ma beauté mortelle, se flétrit, aux tempes, un myrte, et je sens que ma lyre désaccordée…

— Comme ce grillon est gentil ! Il fait le tour de la forêt avec sa chanson… La forêt semble avoir un collier de sonores petites perles brunes…

— Mais, sorcière, l’énigme de l’univers ? La cruauté de l’amour ? Le mystère de la divinité ? Le ricanement hideux de la mort ?…

— Hein ?

— Quoi ! Sans trembler, tu regardes le monde ? Quel aspect a-t-il pour toi ?

— Ça dépend… Un jour, celui d’un bouquet de violettes d’un sou… Un jour, celui d’un fleuve immense : et je descends les siècles écoulés sur une pirogue de soleil… Un soir, celui d’un bois où le silence caresse, de sa main de brume, l’argent des oliviers… Un soir, celui de la pluie qui, de sa fraîcheur enchantée, pénètre la tristesse des vieux saules… Parfois, celui de la puissance heureuse et de la force aux bras levés, quand j’entends l’orage des Archanges battre les forêts et les tours…

Mais, en somme, rien ne me paraît simple comme l’univers puisque je m’enivre de toutes ses manifestations, puisque sa lumière, est, à mon dos, bonne comme au dos des lézards, et son air vivifiant pour mes poumons comme pour les poumons du faon qui vient de naître. D’où mon ravissement continuel, Bémolus…

— Se peut-il ! (à part). — Quelle brute ! — « Et tu es, dit-on, un poète, un vrai ?…

— Ça, oui.

— Je m’attendais à te voir pâle…

— Décharnée…

— Tu regardes, avec une ivresse stupide, le bracelet de baies de genièvre qui entoure ton bras, et, sur toi, cette robe qui te va mal…

— Ne sois pas amer, Bémolus ! Mon bracelet me fut donné par une petite fille inconnue qui sentait la sapinière et la solitude. Seul l’Invisible sait ce qu’elle a inventé de miracles, animé d’ombres radieuses, ajouté de grâce à l’univers et d’éternité à son âme quand elle a assemblé ces baies sauvages. De sa chanson balbutiante, naissait, une fois de plus, la Poésie, qui n’est, ô Bémolus, engendrée que par les petites filles et les fous. — Méfions-nous d’eux ! — Quant à ma robe, elle m’est indifférente. La parure, pour moi, est chose vaine lorsqu’elle n’est pas un divertissement, un symbole, une folie… J’aime poser sur ma tête, des couronnes et non des chapeaux, et, aussi y planter des cornes, et puisque ma robe est moins belle que mon corps, me voici nue…

— Oh !…

— Comme je suis charmante ! Éloigne-toi, Bémolus, que je me marie à l’amour, dans la caresse des églantines, ces jeunes filles de la forêt…

— Je t’en conjure ! Ne me laisse pas seul, ce soir… Mais remets ta robe pour que je n’aie pas à rougir devant toi.

— Imbécile !… Me voilà vêtue. En suis-je plus pure ?… Mais qui sait voir l’innocence de mes yeux ?…

— Si tu connaissais la splendeur des miens quand je suis frappé par les chères mains impitoyables ! Consumé par mes Déjanire…

— Tondu par tes Dalila…

— Quand Léda me donne, pour rival divin, un cygne…

— Et, les autres, un pourceau…

— Comme tu m’affliges ! N’as-tu donc jamais souffert de l’amour ?…

— Si… jadis… à mon aurore… Quand je n’avais que quelques centaines de siècles. À présent que je compte presque le double de mon âge ingénu, je sais que l’amour est l’amour et non un être pour la possession duquel nous devenons idiots et criminels et qui nous garrotte devant le râtelier de son absolu où il n’y a pas gros à manger, je te jure…

Maintenant, je sais que l’amour n’est pas tels yeux ou tels autres, mais tous les yeux qui reflètent la lumière divine, aussi bien ceux de la rosée que ceux du Diable qui sont riches de trillions de facettes, aussi bien ceux du hibou accroché comme une veilleuse, dans la nuit forestière, que ceux du berger qui danse, la flûte aux doigts, pour son chevreau.

S’il me plaît de retrouver un être dans l’aridité odorante des fleurs sauvages, de le faire jeune de toutes les feuilles qui poussent, grave de toutes celles qui tombent, de le mêler à la clarté qui m’exalte, à l’ombre qui me rend si pensive, de donner, aux fruits que je mange, sa chair, et, aux bêtes que je caresse, sa mystérieuse séduction, je ne veux plus devenir le monstre qui, au nom de l’amour qu’il éprouve, fait dépendre tous ses soleils d’un regard, toutes ses plénitudes de l’incertain sourire de la bouche convoitée, toutes ses harmonies de l’approbation de l’âme qui est toujours l’ennemie et toujours l’étrangère quand on l’adore comme la divinité unique.

Les as-tu vus, ces infirmes farouches et dégoûtants : les désespérés d’amour ?… Dans leur lazaret, ils ne savent pleurer que sur leurs ulcères et faire honte, à la création émerveillée, de la vermine de leur malheur.

Ah ! c’est fini, va… Si l’amour ne me sacre pas plus belle, plus vivante, plus chaude, plus libérée, plus parfaite, s’il ne m’apprend pas la science infinie dont l’expression la plus pathétique est le chant de l’oiseau ou le bourdonnement de l’abeille, si, non plus but restreint, mais moyen sacré, il ne m’allie pas, à la Bête qui trône au-dessus de Dieu, aux Séraphins enfermés dans leurs ailes ou aux Démons que j’ai décousus de l’Enfer, eh bien ! qu’il ne soit plus pour moi, désormais, qu’une de ces anciennes petites idoles d’argile auxquelles nous sourions dans les Musées naïfs.

Elles ont porté, jadis, tout le poids de la ferveur humaine. Inclinons-nous, mais passons, et disons-nous que nous avons mieux à faire que de mourir pour la statuette, nous, les poètes qui devons forger sans cesse l’univers à notre image.

Et, surtout, songeons que nous avons à nous préparer à l’autre vie. N’y entrons que légers et parfumés comme au sortir du bain et du sommeil…

— Il n’y a qu’une certitude : la mort.

— Oh ! de grâce, assez. L’adieu de l’instant ? Petit défi dont mon éternité se couronne…

Je suis plus solide dans l’espérance que le cèdre dans la lumière du Liban.

Regarde : je tends, à la mort, mes mains blanches, et elle boit les étoiles qui les remplissent.

Je ne m’inspire que de moi-même, Bémolus, mais ma philosophie est la corbeille de rêves que l’innocence pose, chaque soir, au chevet des enfants. Il n’y a qu’eux qui possèdent et qui ont raison.

J’ai toujours cru que, de ce monde, je passerai dans le monde illimité dont nous n’avons, par la poésie, qu’une révélation confuse. Mais nos pures caresses, nous les donnons avec nos mains recueillies de là-bas, et, souvent, notre ombre prend, par les sereines nuits de lune, la forme parfaite qui sera la nôtre, un jour…

J’ai entendu, une fois, des flûtes invisibles cerner si amoureusement mon âme, que j’ai su quelle musique il me reste à entendre…

Une autre fois, des anges qui auraient, sous l’apparence de papillons pleins de rire, butiné la multitude fleurie des démons, sont entrés chez moi et m’ont dit : « À bientôt !… »

Tous les rêveurs qui ont quitté ce monde ne cessent pas de m’entretenir : leurs paroles ont, pour moi, la signification de constellations dorées sur un ciel de géométrie divine.

Il m’arrive, dans ma solitude, de voir des larmes sur ma main… Et, tremble, Bémolus : ce n’est pas moi qui les ai pleurées… Et ces rossignols dont le silence est l’harmonie suprême !… Ne les entends-tu jamais ?… Et ces livres qu’il ne nous est donné de lire qu’un soir, mais qui nous font, pour toujours, riches, à la fois, de certitude et de ce tourment qui est le premier appel de l’au-delà !

N’as-tu jamais éprouvé que tu complétais Dieu par un de tes sourires ? N’as-tu jamais dit inconsciemment : « Je pars !… » Quand ces mots mystérieux sortent de ma bouche, je suis, ô poète, pleine d’ailes terribles… Et je n’attends que le vent : c’est la mort.

Un matin, un char voilé de ramée et que nul conducteur n’accompagnait, s’est arrêté devant moi, et j’ai compris combien le voyage que j’ai à faire est doux… — Visions ! visions !…

— Nos seules réalités. Quant à moi, il me suffit de penser : « Je suis », et je me vêts d’éternité, comme une fontaine, de feuilles.

Ce que nous sentons, c’est ce qu’il y a d’éternel en nous.

Lorsque, la nuit, je rêve que j’ai des ailes, des antennes, des suçoirs, du parfum, des corolles, des trompes, des pattes, mille pelages chauds, l’âme de la gazelle, le ventre du tigre, la connaissance de tout, et la petite tête impérieuse du serpent couronné de l’Éden, crois-tu que je ne communique pas, alors, avec l’immortelle vie qui sera la mienne, plus tard, quand, tout en sachant que je suis toujours moi, j’aurai le toucher délicat de la divinité, l’instinct inconcevable de la bête, la gloire éclatante de la fleur, et le goût, sur la bouche, de la divine faute que le Génie, divin coupable, a commise en voulant savoir ?…

— Notre corps pourrira, sorcière…

— Écoute : un jour où Satan battait, autour de moi, comme une mer heureuse autour d’une île nouvellement découverte, où j’étais pleine de fables et de chansons, d’inspiration et de mutinerie, où je saluais dans le soleil la solidarité des tendres pèlerinages de la création, je dis à ma mère qui, par sa naïveté et son regard bleu est une étrange initiée : « Je vis… je vis… je vis… Mon souffle qui anime la forêt fait craquer l’écorce des arbres. Mes rayons visitent les cœurs. Je suis, partout où je passe, l’Annonciation hybride dont la pourpre est portée par deux archanges ennemis et souriants : l’un accepta Dieu. L’autre, plus épris de lui, encore, le combattit.

Les serpents furtifs lèvent, à mon geste, leur tête sagace. Ma vivacité est une ronde de mouches bleues dans les étés perpétuels. Ma joie est aussi répandue que la lumière et l’herbe. Je suis respectueuse de mes amours comme le chêne de son ombre.

Je suis mille fois sorcière, et magnifique dans toutes mes formes. Parfois, à la place de mon cœur, j’ai une douce perdrix qui couve… Parfois, à la place de ma bouche, fleurit le pavot de Faust sur lequel vient bourdonner le Satan velu et chaud dont le dard cherche le poison des fleurs savantes…

Je suis les veines des feuilles, le mica du sable, le petit visage pur qui, dans les premières violettes, a l’ineffable mélancolie du printemps et je pleure devant les rubans naïfs du bois qui me font penser que, jadis, j’ai mérité, en robe verte, l’adolescence…

Je suis armée, soudaine, têtue, rapide, chantante, durable dans le granit et les pétales, étincelante dans le feu et les blés, concentrée dans les clous, insouciante dans les flèches, comme la mort… Je ne montre de moi que les visages que je veux et je les ai tous. Je sais offrir l’amphore alors que je tiens, derrière mon dos, le poignard, et je ne te dis pas sous quelles fleurs j’ai enseveli ceux dont je suis la sépulture…

J’ai les détours de l’oiseau qui fait son nid, la ruse violente et souple de la bête qui guette la bête, la méditation de l’eau dans les vasques des fontaines, la divination de l’arbre qui donne, en pressentant l’orage, tous les signes du désespoir humain…

Et je suis méchante, méchante, dans le jeu et la folie ! Sur mes flancs, pointent les épines du houx et du mahonia car je suis, aussi, redoutable à moi-même.

J’ai autant d’antennes que d’instincts, autant de griffes que de colères, autant de caresses que de racines, autant d’amour qu’il en faut pour enfanter l’Amour !

Ah ! l’on peut m’enfermer dans le cercueil, va… Un quart d’heure après, venez voir : je n’y serai plus… »

Eh bien ! ma mère qui n’a jamais péché contre le rêve, qui pense gravement que le lis est le sortilège des Anges et le papillon le miracle du Diable, ma mère qui sait que, dans toutes les jungles, il faut des colombes et des loups, et, dans toutes les mers, des perles et des naufrages, ma mère qui est agréable aux purs génies de tous les mondes, n’a pas raillé ces paroles insensées.

Elle les regardait partir là-bas, là-bas, légères et bondissantes, et nous eûmes, toutes les deux, cette vision : l’Épouvante des tombeaux chancelait un peu, frappée au cœur par la Révolte qui, cette fois, prenait la figure confiante et rieuse d’une Espérance-enfant.

« Le Miracle est à ceux qui le provoquent » m’a simplement dit ma mère. Et elle a baissé les yeux.

Sache, Bémolus, que les paroles insensées ont une vertu étrange. Celles que je venais de prononcer entrèrent dans le gosier d’un rossignol qui se trouvait par là et le firent si mélodieux que ma mère pâlit.

« Je te rappelle, me murmura-t-elle, que ma mère, à l’heure de sa mort, disait entendre chanter des oiseaux ravissants à son chevet. Et, effectivement, son visage suprême appartenait à l’invisible musique… »

— Ah ! sorcière ! Et le terrible chat noir que celle qui t’a conçue voyait, sur ton berceau, quand tu ne comptais qu’un jour ?

— Qu’importe l’apparence de nos génies, poète ! Des yeux de phosphore ou des gorges amoureuses, qu’importe ! Souhaitons la présence des génies à ceux qui naissent, à ceux qui meurent…

— Ah ! sorcière, tu n’étais pas si touchante, si innocente que tu veux bien le penser quand tu voyais ton cercueil à jamais vide de ton corps, ce corps trop vivant qui n’est que danse et qu’étincelles… Ton corps tu l’as donné au Diable, possédée !

— Satan ? Je le concevrais, s’il n’était pas. Et il sortirait, un soir, de mon silence.

Et, comme je ne peux pas, non plus, me passer des Anges, crois que leur milice éblouissante naît sans fin de ma droite et qu’elle sera ma postérité.

Je suis maudite et sainte, c’est-à-dire, poète. Ne puis-je pas faire du ciel et de l’enfer, de la Merveille, en un mot, quand il me plaît, les yeux là-bas ?…

Dieu ? Mais je ne cesse pas d’entendre son appel éperdu dans mon âme, car c’est lui, poète, qui prie.

Écoute bien et tu l’entendras.

Ne devons-nous pas l’exaucer ? C’est du désir que j’ai de mettre, avec toute ma douceur humaine, mes mains sur son visage inconcevable, qu’est fait l’amour que je lui donne.

Le Dieu inconnu et sensible ? Il implore notre tendresse pour les agneaux par la candeur des pâturages, il nous rappelle combien est court notre voyage par le cri du courlis qui va émigrer, il réclame notre recueillement par le frisson du roseau isolé dans le marécage, il admet que nous l’accusions avec le sang du crime et le hurlement du loup, il comprend que, parfois, nous blasphémions devant le soleil, ce dragon insensible et dévorant, la lune, cette morte attentive et glacée… Et, dans ses aspirations inouïes, sa frénésie créatrice, comme il est porté par ce démon superbe : notre orgueil ! Comme il est servi par cette bête sereine : notre force ! Comme il est heureux et enrichi quand nous rêvons dans l’abîme et sur les sommets ! Comme il respire quand nous crions : « Non », car il sent, alors, sur sa face, passer le grand mouvement des ailes !…

Dieu ? Tous les jours, il se penche vers moi plus tendrement : « Ma créature ! me dit-il… Tu t’avances dans la vérité et tu progresses dans la perfection car tu es joyeuse.

Tu comprends, toi, ce que doit être la poésie : mon jour de fête. »

Il est des fous, Bémolus, qui font, de la poésie, une folle oisive et interrogative qui, perdue dans la solitude, se jette sur les pèlerins : « Où en est la vie ? leur crie-t-elle. Où en est Dieu ? » Et les pèlerins, avec raison, haussent les épaules.

Il est des fous qui lui donnent deux masques : l’un blessé, l’autre grimaçant, et, ces faux visages, ils les attachent, en les opposant, à un bâton chétif. « Voilà notre hochet : la douleur et le doute… » et ils l’agitent avec des gestes de rois obsédés.

Il est des fous qui enveloppent cet Archange du linceul et qui abandonnent aux vers une proie de lumière.

Il est des fous qui traînent cette sorcière devant le grimoire qu’ils ne cessent pas de feuilleter : « Nous ne savons rien, » gémissent-ils, tandis qu’à la porte de leur antre se tient, attentif et magnifique, le bélier aux cornes d’or qui rompt jusqu’aux scellés des étoiles.

Il est des fous aveugles qui promènent cette majesté dans les limbes, en tâtonnant. « Il n’est, lui chuchotent-ils, que ces régions mélancoliques… » Et, pourtant, ils n’auraient qu’à crier une parole de foi pour que leurs yeux s’ouvrent et qu’ils voient s’avancer, vers eux, la Robe blanche qui est aussi évangélique que le lis du Nazaréen.

Il est des fous qui, au nom de cette prêtresse, insultent les entrailles éternelles, mais qui ne savent pas armer son bras du glaive bleu qui, dans le nuage des myrrhes prophétiques, consomme le sacrifice divin d’où s’élève, en battant des ailes, le grand secret.

En vérité, qu’avons-nous besoin de fous désœuvrés, de fous puérils, de fous pourvoyants de la mort, de fous désespérés, de fous infirmes, d’énergumènes maladroits ?

Oui… oui… « le cri strident aux caravanes ! » comme gueulent certains d’entre eux. Pauvres insensés !

Mais sache, Bémolus, que les poètes sont criminels quand ils ajoutent des plaintes aux larmes, quand ils égarent un peu plus les tribus inquiètes.

Que les poètes s’asseyent dans l’herbe et distribuent à chacun sa part de Dieu.

Qu’ils s’appuyent aux jeunes arbres et racontent qu’un lis est né.

Qu’ils ne désespèrent pas des astres — surtout ! — puisqu’il leur est permis d’aller y déployer leur danse.

Qu’ils versent inépuisablement le vin d’espoir, nos échansons intarissables !

Qu’ils parlent coutumièrement de l’éternité. Qui, sinon eux, en auraient le sens ? Je dirai : l’instinct.

Qu’ils se projettent sur l’azur, dans une gloire toujours plus victorieuse, puisque, là, est leur vérité et leur symbole.

Et quand il rencontre Dieu, qu’il lui dise donc, le Poète :

« Je salue, en toi, ma présence. » —

— Serions-nous vraiment si magnifiques, sorcière ?

— Oui, par l’allégresse. On n’aide personne avec ses sanglots, mais, moi, je sauve ce que je veux quand je danse. En riant, devant un désespéré, c’est comme si je donnais un coup de cymbale sur la porte retentissante du bonheur, et, musique en marche, bientôt, je ferai tomber les murailles, et, comme un troupeau longtemps captif, je pousserai les astres devant moi…

— Pourtant, sorcière, si tu as quelque lecture, tu dois te rappeler qu’il est des chants désespérés dont l’écho sera à jamais cher à l’âme des hommes, qu’il fut un pélican funèbre qui ne cessera pas de battre des ailes sur les rivages perdus… Il exista un certain Musset…

— Je ne connais que lui et je l’adore. Mais sa gaminerie m’est plus précieuse et bienfaisante que ses absinthes empoisonnées, Dieu merci ! Qui alimenta ses douleurs ? Son génie léger et brûlant. Je te répète qu’il n’y a de vertu miraculeuse que dans la grâce et l’ivresse, et si Musset eût été moins blond et moins dandy, sans doute, n’aurait-il jamais écrit La Nuit de Mai

— Tous les poètes ne sont pas les amants de Ninette et de Ninon. De si grands vivent dans le désespoir !

— Ils n’y mourraient pas s’ils se donnaient le temps de vieillir, ces nigauds. Plus le poète avance, plus il rayonne, et il ne tend qu’à remonter vers la source de jeunesse…

— Eh bien ! moi, je vénère Faust, Rolla, René, Prométhée, tous ces sombres coupables qui ont, pourtant, prononcé des paroles divines, essayé des gestes immortels.

— …Oui… Mais donne-leur, à présent, la joie… et rien qu’elle. En possession de cette fronde de lumière, quels horizons ne feraient-ils pas s’ouvrir !

Faust n’a qu’entrevu l’ombre du profil satanique dans ses cornues bleues ou vertes. Rolla ne fut éloquent que par le blasphème. Ce n’est pas assez. Heureusement que René, quand il ne comptait, encore, que l’âge d’un petit garnement, a roulé sa carcasse de chrétien maudit dans les genêts en fleur. Supporterions-nous, sans périr d’ennui, la solennité de ses désespoirs, si, à dix ans, il n’avait eu les chausses sur les chevilles et toute la sauvage Armorique à ses poings de vagabond ?

Quant à Prométhée, figure-toi, Bémolus, que ce captif m’émeut moins que son rapace. Qu’importe la souffrance lorsqu’on sait ? Mais le vautour, comme je voudrais le délivrer de sa faim affreuse ! C’est lui le dévoré.

Ne penses-tu jamais que les monstres sont tristes, et que nous avons, aussi, à chanter pour eux ?

Je te dis que l’inconcevable appartiendra, un jour, à l’Espérance.

Dieu, de tout temps, n’a-t-il pas murmuré aux poètes :

« Vous découvrirez ma sagesse partout où sourira votre folie.

Vous vous suspendrez à Dieu, comme la soif au vase.

Le visage de l’eau, du feu, de l’air vous sera plus proche et plus tangible que celui des hommes.

Mystérieusement, vous verrez la rose sourire aux lèvres de la tombe, et, devant les ossements des sépulcres, votre âme sera prise du désir de la danse et de cette frénésie qui lance les soleils dans les mondes illimités.

Dans toute image, même la plus naïve, vous surprendrez la foudre amoureuse et armée.

Vous assisterez, les pieds nus, à votre avènement et à votre sacre, à l’invasion de votre être par le combat divin.

Vous ne cesserez pas d’être animés de cette révolte qui est le premier signe des prédestinés, et vous serez la grande liberté noire qui s’étendra, les soirs de bataille, sur les camps dépouillés et les tentes abattues.

De mes Bêtes glorieuses, vous aurez les griffes sacrées. De mes saints Soldats, vous aurez l’honneur et l’armure. De mes Princes maudits, vous aurez l’esprit embrasé d’orgueil et de pureté, la certitude démoniaque, fleuron d’airain des couronnes de feu.

Le ciel, battu par votre vitesse, vous aspirera, soudain, dans sa clarté, aigles puissants ; mais rassurez-vous : vous ne quitterez pas les fables, licornes, et vous jetterez toujours, des chaumes aux ronces, les fils légers de la Vierge matinale, aurores…

Où que vous passiez, vous étincellerez d’intelligence douce, et, à la table des hommes, vous rirez, faim divine, entre les fruits et le pain.

Dans les solitudes, vous déchiffrerez la belle maxime qu’un lis écrit sur le mur d’un rêveur.

De vos paroles jaillira la sapience des sibylles, et le rocher, plus sensible que la bruyère, encore, tremblera d’allégresse quand vous chanterez.

La sève errante dans la vigne rompra, sur vos mains, ses colliers de fraîcheur, et le serpent tournera sa tête vers la Genèse à votre approche.

Et, sans fin, je vous l’affirme, l’ouragan de l’Amour vous emportera vers le rire ébloui du Monde, corps de lumière.

Vous vous retrouverez partout, où que vous erriez, et, parfois, quand vous serez chargés de l’odeur des troènes et de l’abondance musicale, vous demanderez à la vie son amitié en pleurant des fleurs, et de grands pactes se feront.

Autour de vous montera le bourdonnement ensoleillé des oracles quand l’été règne sur son trépied d’amour.

Vous recevrez la visite des univers — ô rois silencieux ! — et vous la leur rendrez, petits enfants purs…

Vous sourirez sous votre aile éternelle.

Vous ouvrirez la porte secrète où votre nom est gravé entre deux astres triples, et des alliances seront signées avec mes compas, et les prodiges animeront les écritures, comme des dragons…

Méditez, leur a-t-il dit, dans mes jardins d’acanthe, colonnes sages.

Grandissez, grandissez au-dessus de votre mère, de votre maison, plus haut que le tilleul, que le cèdre noir, que la tour, que la vie, génies furieux et doux.

Quand vous serez comme parfaits, dans l’initiation et la prière, vous m’entendrez, parfois, alors que les heures sont les roues pensives des étoiles, vous demander pardon tant je vous aurai comblés de grâce et de science ; mais vous resterez humains.

Vous recueillerez, au pied de l’arbre, l’ombre du bûcheron pour en caresser la fatigue. Des soirs, vous vendrez vos beaux yeux de poètes pour acheter l’humilité et la jupe boueuse d’une misérable, et vous sertirez ses pauvres péchés honteux de diamants inconnus ; mais vous resterez très purs.

Vous donnerez à la lampe de ceux qui veillent et qui attendent, par les nuits de pluie et de détresse, le pas de l’Annonciation, vos regards de Satans fidèles ; mais vous resterez joyeux.

Mes chevaliers, mes prêtres, mes démons, vous délivrerez la sirène de sa prison de corail, et les mers vous feront un cortège injurieux et triomphal.

Vous marierez la bacchante au raisin, la bergère à la prairie, la nonne à sa bure, Ophélie au drame et à la fleur, le mendiant à sa besace, Pallas à ses lances d’or, la candeur à sa quenouille et Madame de Saba à ses rubis.

Vous tiendrez captive, sur votre poitrine palpitante, la fée qui, de ses ongles aigus, égratigne tout et fait saigner la vie dans le cœur des bouquets.

Vous caresserez, dans leurs cellules, ces saintes diaboliques qui ont si innocemment perverti, au nom des Paradis, les pervenches et les ermitages, et, tout ce qui est excessif et ingénu, comme la danse et le suicide, vous l’aimerez d’amour.

Puis, ô puissances végétales, ô musique récréative, vous serez mes pelouses et mes jets d’eau, dans mes domaines du soir…

Souvenez-vous qu’il n’y a pas que moi qui vous possède, créatures… » —

— Je viens d’entendre trois notes bien singulières. J’ai peur. Est-ce toi qui as ri, sorcière ?

— Si tu as à me le demander, tu es un piètre poète, Bémolus. De même que les paroles de Dieu m’arrivent distinctes, le « Ah ! ah ! ah ! » éternel du Diable ne cesse pas de me poursuivre. Nous nous occuperons mieux de lui, plus tard, bien que j’aie vu poindre, ici, là, et, même, partout, pendant que je te parlais, la corne pensante.

En poésie, vois-tu, Bémolus, il n’est pas possible de ne pas fréquenter le Diable. Osons dire que nous ne sommes pas que des Mages, nous, les poètes. Crions, au nom du Diable, roi des perversités adorables, que nous sommes, aussi, et surtout, de beaux salauds. Mais tu ne peux savoir ce que j’entends par cette épithète expressive. Je la donne au solitaire qui dort, la joue sur sa guitare, au rêveur qui pâlit parce que le cabaret a posé, derrière les vitres sales, sa face caressante et douloureuse, à l’innocent qui pense à toutes les curiosités des serpents et des Ève, des lampes et des Psyché, des coquillages qui se groupent, toujours, au fond de la mer, pour surprendre la mer, et que la mer, toujours, disperse…

— Pourquoi l’innocent est-il si troublé ?

— Parce qu’un petit insecte noir poind du cœur jaune de la reine des prés…

Ah ! beau salaud, ma foi, le bienheureux maudit pour qui tout est transposition démesurée, résistance et frisson, contradiction et jouissance, amour coupable et défendu, délectation pleine de larmes, rapprochement étrange, renversement profanateur, interprétation savante, ambiguë et pensive ou proposition plus ingénue que le rire d’un enfant !

Bémolus, comment t’expliquer ? Il y a une certaine salivation de l’esprit qui ne peut être que démoniaque. Les poètes la connaissent particulièrement. Sombre, enchanteresse volupté que nous éprouvons quand l’œil oblique se pose sur nous ! Oui… l’hymne au Créateur… Mais l’accent de la couleur rouge prisonnière, en robe de rubis, dans la crypte que nous connaissons tous ?

Pas de démonisme : pas de Poésie. Si, du coquelicot, tu ne vois pas sortir Satan, nu comme le péché originel, pourpre comme le faste et le crime, incendié comme les villes frénétiques, Bémolus, tu es… bien malheureux. Ce que l’on conçoit en stricte sainteté n’a rien à voir avec la Poésie, cette sainte démone.

Le poète ? Je me le représente un peu sacrilège, un peu bandit, voire burlesque, quelquefois, très réprouvé, fort tendre, encore plus méchant, plein, à la fois, d’irrévérence et d’amour pour le miracle, fier comme la Jungfrau, le jour de l’Ascension, ayant toujours, surtout quand il est en robe d’innocence, le désir d’être damné parce que ça fait bien dans les fastes chanteurs…

Trois sous de génie en plus, et le voilà complet.

J’avoue encore que s’il passa par le catholicisme, école de sadisme, de dépravation et d’incomparable sensualité, il peut devenir magnifique, à la condition… de ne pas rester catholique, car, dans cette religion-là, on crève de peur, de lâcheté… — on se dit, alors, « scrupuleux », et c’est très élégant. — Mais je te répète que ce qui peut arriver de mieux à un poète, c’est d’être un défroqué.

Quant à toi, Bémolus, je te défends de réciter l’Ave Maria. Tu n’en es pas digne, toi qui n’entends pas rire la soif du Diable, dans la gourde, faux pèlerin !

Les vrais, va, savent ce que c’est que la tentation.

Poésie : grand Péché.

Mais, écoute ce que Dieu dit, encore. Peut-être, parle-t-il par la bouche de Satan… Qu’importe ! Écoute :

« J’avais compté sur mes poètes pour m’assister dans ce travail formidable où, si péniblement, je m’enfante tous les jours.

À eux d’alléger la mer, de draguer le sel, d’emplir les boisseaux, d’unir les étoiles et la braise, les rameaux et les clous, les couronnes et les fouets, d’accorder la royauté à qui la demande, la divinité à qui s’en croit digne, d’offrir le cilice à ceux dont le regard est pur et sombre comme un cloître, de béatifier les possédés et les fous, de dire que le crime n’est que l’excès du malheur…

À eux de donner l’absolu à l’instant, l’âme à l’heure déclose, de découvrir et de sacrer les visages dont je veux faire un lac, un lis, une douleur, d’affirmer que la vie est un tambour de clarté, qu’on n’a qu’à l’attacher à son flanc et qu’à le battre de sa chanson… À ces magiciens de surprendre la lente éclosion du monde dans la fleur, à ces dieux rapides d’offenser tendrement la douce pudeur du miracle et du rêve, à ces initiés pensifs de diriger mes aurores vers les ruines, de bercer les anges désolés des torrents, d’apporter ma paix à ceux dont l’âme crie, ma source à ceux qui ont des pieds de pèlerins, mon éternité aux mères qui vieillissent, mes larmes aux enfants qui ne vivent pas, de montrer leur route aux oiseaux qui la cherchent, d’ouvrir l’enfer aux Orphée sonores de désespoir et de musique, d’apprendre, à leurs bien-aimés, quand ils les contemplent et les étreignent, comment Dieu désire…

À mes poètes de réveiller les morts et de caresser l’amour !

À eux de m’assister de leur génie et de m’asseoir dans ma plénitude. À eux de me dégager de ce monde confus qui m’environne, encore, et dans lequel j’erre avec mon ombre trop pensive et mon pas de Rêveur qui ne fait point de bruit… À eux, de comprendre que je ne me révèle, tout à fait, que par la ferveur des âmes et le vouloir des choses, à eux, mes poètes, de savoir que ma Divinité n’est satisfaite qu’à la condition d’entendre, dans un cœur humain, un Dieu qui lui répond !

Mais je ne fis qu’ébaucher, que songer et qu’attendre ! Qu’ils sont longs à venir mes libérateurs, mes apôtres aux talons nus, mes pionniers aux outils inspirés comme des lyres, mes archanges vomis par les foudres triomphantes, mes Dominations envahissant l’escalier des étoiles, guidées par le Dragon insatiable et révolté !… Qu’ils sont longs à s’éveiller à eux-mêmes, les poètes, mes Lucifer aux robes pures !

Ils ont, en eux, mon souffle infini et créateur. Qu’attendent-ils pour en faire la tempête d’où sortiront l’univers éblouissant et définitif, l’arche sauvée et bondissante, la colombe, c’est-à-dire l’Esprit pur, planant sur mon œuvre inachevée et douloureuse qui sourira, enfin ?

Je me penche vers le levant, dans les fournaises des aurores : où sont-ils ? Je me penche vers le couchant plus vert et plus léger que les jardins d’Armide : où sont-ils ? Je regarde le croissant magique et fragile : comment l’un d’entre eux ne l’a-t-il pas encore dérobé ? Où sont-ils ? Où sont-ils ? Bien loin du soleil, hélas ! de cet empire amarré qui ne demande que la liberté, l’ascension et le règne, et il est dit que, trahi par tout, depuis le commencement des mondes, je le serai aussi par le tout-puissant Amour… » —

III

Sainte Sorcière.

Voici que s’avance la sorcière qui ne ressemble à rien, car elle est tout. Elle s’assied sur une roche, dans la broussaille bourdonnante, et le vent des abeilles et des pollens lui chuchote dans l’assentiment universel :

« Toi qui, vivante, as arraché de toi la sépulture de Pascal et poses ton regard pur sur la nature, toi qui ne t’adresses pas aux saints de plâtre auxquels on ne vient montrer que des péchés et des ulcères, mais qui donnes le sacerdoce aux chênes puissants, au blé nourricier, au rossignol consolateur, toi qui sais — ô secrète ! — que les seuls damnés sont ceux qui portent, contre leur cœur, la lyre éternelle et chantante, toi qui as coutume de dire : « Les Maudits sont grands et la foudre est belle… »

— Parfaitement.

— …Toi qui vis, sorcière…

— Eh ! que pourrais-je faire d’autre ? En vérité, je ne vois pas…

— …Toi qui es toute lumière et toute intuition, qui te moques des philosophes avec les lièvres et les agneaux…

— Et, aussi, avec les merles et le serpent universel.

— …Toi qui ne cherches qu’un Dieu, pourtant, mais qui n’admets pas sa rigueur et n’implores pas son amour… Toi qui t’offres à lui comme une aide de bonne volonté, fière et douce, et qui, lorsqu’il te murmure, du fond de la violette : « Libère-moi ! » lui dis simplement…

— Vivez, Seigneur.

— …Toi qui ne fus mise en servitude ni par les coutumes, ni par les lois, ni par les cultes, ni par l’amour, ni par tes sens, ni par ton rêve, ni par les autres, ni par toi…

— Ni par moi.

— …Toi qui échapperas même à la mort…

— Surtout à la mort.

— …Toi qui n’accompagnes aucun roi et ne paies aucun esclave, qui t’es séparée des captifs et n’as pas suivi les vagabonds, qui n’as que faire des couronnes…

— Sauf de celles que je me tresse.

— …Toi — ô farouche et radieuse ! — qui ne dis pas comme les autres lorsque tu penses comme Dieu…

— Il est des jours où il pense comme moi.

— Chère orgueilleuse ! Toi qui es, à toi-même, ton commencement et ta fin, ta caravane et ta tente, ton maître et ton disciple, tes honneurs et tes récréations, ta force et ta liberté…

— Moi qui m’ayant voulue seule, suis seule.

— Gloire à toi ! Nous te déclarons sainte.

— Vraiment ?

Et cette folle ne rit pas, et cette méchante a, sur le visage, le recueillement brûlant de la ferveur, et cette millénaire, soudain, met son âge contre son genou, et, d’un effort violent de ses mains victorieuses, le casse en deux comme un bâton : « Mon âge, dit-elle, voilà ce que j’en fais ! » Et elle le jette dans les primevères qui ont une heure et à travers les nids qui sont le printemps éternel : « Je compterai, bientôt, quinze ans », soupire-t-elle, cette ingénue. Et, nue et pure, l’adolescente s’étire, la fraise au sein et l’ombre pudique et veloutée plus bas…

« …Toi qui possèdes ce don inouï de te transformer à chaque seconde, toi qui, vieille comme la terre, deviens, tout à coup, jeune comme le bouton d’or, toi qui, plus méditative, sombre et mystérieuse qu’un puits, as, pourtant, la folâtrerie des papillons dans les antennes, et, dans l’âme, le doux parfum égal du sainfoin en fleur… Toi qui combats ta sagesse avec des cornes de chevreau, mais qui fais, aussi, se coucher la vie à tes pieds comme une lionne soumise…

— Elle est surtout pour moi la licorne tentatrice et puissante, et, dans l’ouragan couleur de feuille d’or, je sais quels oiseaux bleus nous poursuivons…

— Tu as le visage même de la joie et sa main ardente. Jamais on ne t’entendit murmurer contre la pauvreté de l’existence.

— Il me semble que c’est nous qui devons l’enrichir et lui donner. N’est-ce pas agir en dieu qu’ajouter son allégresse à un rayon de soleil ? Et puis, qu’importe toutes les disgrâces puisque la source du cœur n’est jamais tarie ?

— Ah ! sensible créature ! Moulin léger et palpitant sur la cime du monde… Ailes pures sur l’horizon… Et — qui sait ? — peut-être, es-tu bonne…

— Je ne suis pas bonne du tout. Je suis juste, c’est différent. Je suis fraternelle, c’est autre chose. Et si je ne me nourris pas de la chair des bêtes, c’est parce qu’elles ont, comme moi, le collier rose du sang au cou. Manger ce que l’on peut caresser, ce qui peut frémir, sous votre main, par les muscles, les nerfs, le pelage délicieux, le cœur contracté et vivant, l’aile ouverte et consentante ! Ah ! comment égorge-t-on tant de dieux ?

— Toi qui reconnais que tu es sorcière, et que ton état étant le tien…

— Étant le mien.

— …Te semble incomparablement plus beau que tous les autres …

— Oh ! oui.

— Eh bien ! nous te déclarons sainte.

— Pourquoi pas ? Il y a si longtemps que sainte Révolte fait claquer, autour de moi, le fouet de la lumière, et ne cesse pas de me dire : « En route ! En route !… », que sainte Espérance m’apporte, tous les jours, des ailes plus vastes !… La suprême s’appellera : la Délivrance. Je l’attends, et puis, je m’élèverai sur le monde… Depuis que je suis née, saint Orgueil m’apprend que l’âme est l’âme et que tout ce qui a pensé et voulu est divin. Mais chut !… Ne voyez-vous pas que sainte Folie attache à mes bras ses grands rires musicaux plus dorés et plus joyeux que des sonnailles ? Et qu’enfin, sainte Jeunesse me garde dans sa sainte candeur et dit à sainte Éternité, en me présentant : « Elle est impérissable comme la rose de mon front ?… » —

« Tous les saints sont mégalomanes. Le signe est constant, indubitable, certain, formel… » prononce un corbeau dont le vocabulaire est aussi lapidaire que peu varié et qui ressemble à Érasme.

Et, sur ce, on entend partout ce cri d’amour : « Sainte Sorcière ! Sainte Sorcière !… »

Ainsi l’appellent les feuilles qui soupirent avec la gorge fraîche et verte des beaux soirs, les pierres que le char écrase, la mandragore qui rit à son poison chéri, le serpent qui s’enivre de son venin, la blancheur qui veut devenir une colombe, le pampre qui s’imagine être toute la vigne, le rossignol qui veut avoir une couronne de lune, le loup qui crie : « Donnez-moi à manger les mauvais poètes, et, peut-être, ne dévorerai-je plus les agneaux… »

Sainte Sorcière ne sait où donner de la tête. Elle fait : « C’est bien ! C’est bien ! » de sa main un peu rude et parfumée de nature, mais il suffit qu’elle veuille affranchir les uns, assister les autres, approuver tout ce qui vit, l’ordre divin a lieu, et les morts, autour d’elle, se mettent à respirer doucement…

« Sainte Sorcière, lui crie Merlin, tu avais perdu ton âme… », et il présente à l’étonnée un pipeau qu’il a trouvé dans la menthe.

« Sainte Sorcière, lui chuchote Obéron, je m’empare de ta pudeur », et il montre à la furieuse qui rit tout de suite, le feuillage, le long feuillage qui se balance au vent.

« Sainte Sorcière, lui murmure Urgèle, n’as-tu pas un philtre à me donner ? L’amour déchire mon cœur », et sainte Sorcière arrache incontinent le cœur d’Urgèle et met à sa place un saint petit oiseau qui ne va plus cesser de chanter.

Le silence, le mystère, la sagesse, la grace, la joie, la dissipation, le rêve, le rythme, les espaces, l’Âge d’or, les mondes invisibles et le cher petit monde sensible aux yeux d’animal gracieux, crient sans fin : « Sainte Sorcière ! Sainte Sorcière !… » Le jour lui offre sa joue : c’est pour que sainte Sorcière étende, sur elle, le beau soir velouté ; le baiser la supplie de le conduire aux lèvres des hommes ; les morts l’implorent : « Caresse nos os dans le sol noir… » et la lyre se présente : « Tu l’entends ? gémit-elle. Il veut sortir. » Et sainte Sorcière qui devient, alors, sainte Musique, délivre Dieu, ce prisonnier des cordes d’or.

« Sainte Sorcière, canonise-nous. » Ils sont pleins de préjugés, ces habitants des buissons.

« Soit », dit sainte Sorcière, et, de l’épinevinette, s’échappent saint Moineau, saint Lézard et saint Lis.

L’état bienheureux n’empêche pas saint Moineau de laisser tomber une crotte sur la collerette toute blanche d’un saint petit enfant qui, gonflé d’importance dominicale, court acheter un saint gâteau.

« Que ma religion est charmante ! » pense sainte Sorcière.

Saint Lézard, l’auréole à la tête, donne, tout à coup, les signes d’un trouble significatif. Une lézarde le regarde avec une si extrême bienveillance que sainte Sorcière ouvre, toutes grandes, ses prunelles rieuses. Elle sait que la vie est plus précieuse que la sainteté, et, d’ailleurs, se fond en elle par l’amour.

Saint Lis, bien qu’il soit pur entre les purs, ou, plutôt, parce qu’il est pur entre les purs, est envahi, soudain, par mille bêtes étranges appelées « criocères », mais sainte Sorcière, qui est savante entre les savants et donc se moque des naturalistes, sait que ces insectes rouges, cornus, frénétiques, qui font entendre des paroles méchantes — zzzzzzz…i ! quand on leur chatouille le ventre, sont des diables.

Sabbat ! Tout est sabbat dans la nature heureuse. Saint Lis appartient à ses démons pourpres et sonores, et sainte Sorcière constate que la blancheur peut être plus agressive, plus souveraine que mille lances dirigées vers le soleil. « Comme la pureté est terrible !… » murmure-t-elle, et saint Lis prend, à ses yeux, forme d’Archange bardé d’argent.

« Que tu es beau ! Que tu es beau ! » Les rayons s’exaspèrent autour du cœur embrasé, foyer de violence et d’amour. Voyons, qui palpite ainsi : les pistils animés du mouvement créateur ou la flamme plantée dans la poitrine des Lucifers ? Est-ce le pollen, averse odorante, qui tombe au vent, ou la pensée démoniaque qui cherche, dans l’azur et la clarté, des réceptacles divins ? « Tige de saint Lis, êtes-vous le corps de saint Lis ? Pétales soyeux, êtes-vous des caresses ? Baiser de Satan, m’appelez-vous par cette bouche de fleur ? »

Sabbat ! Tout est sabbat au soleil de la poésie.

Et, autour de ce lis que, par jeu, sainte Sorcière a fait saint parce qu’il est innocent, comme elle est innocente, parfois, un serpent rit, la Genèse à sa bouche dangereuse, une tortue semble semer, en se promenant, sur le sable, l’or du temps… Les épines déchirent l’âme de la rose avec leurs griffes de corail, un seau monte du puits et une nymphe s’en échappe en jetant les ailes de sa danse, au vent…

Le blé chante, et, sur sa lèvre dorée, les chansons sont les coquelicots, les chèvres bêlent le tourment de leurs flancs maigres et brûlants à la broussaille, la gorge de sainte Sorcière est douce d’un roucoulement et, dans ses yeux, circule l’eau des fontaines.

Effroi divin ! Elle sent son visage épars comme le parfum du jasmin et le rayonnement de la pivoine, et voici que, magnifique, universelle, délivrée, elle entend glisser son cœur, dans le fleuve des choses, comme un dur et souple poisson d’argent…

Mais, soudain, son cœur qui a, déjà, changé de nature, son cœur, d’un coup d’ongle, est fendu. Les grains de rubis de cette grenade d’or roulent à terre et Satan rit.

« Sainte Sorcière, dit-il, épouse chaude, ô toi qui pèches tant car tu ne pèches pas, tout — n’est-ce pas ? — suffit à nous donner le faste. » Et il jette un mousseron des bois dans la robe verte.

« Tout suffit — n’est-ce pas ? — à nous donner le songe. » Et, d’une pipe étoilée, il fait monter, entre lui et sainte Sorcière, un nuage odorant.

« Tout nous est tentation, n’est-ce pas ? Nous ne rêvons qu’écraser les étoiles, comme des raisins bleus, entre nos blanches dents… Tout nous invite à partir, à partir… Le galop de ta bête chérie, la Chimère, quand tu la chevauches, n’est, dans la nuit, qu’une étincelle…

Que tu es secrète, sainte Sorcière, lorsque tu fais silence, car les cieux te donnèrent leur douceur à garder, que tu es tendre quand tu portes l’odeur de ta robe légère et l’immatérialité des cygnes, au fil de l’eau, que tu es pure quand tu cherches ta route de cristal alors qu’il pleut sur les jeunes forêts, le soir !

Que tu es inquiétante, sainte Sorcière, quand tu passes, à ta main, le gant de mystère, quand tu poses, sur ton visage, le masque de caresse, quand, soudain, pareille à la goëlette étrangère, tu tangues, tu triches, tu siffles, tu fuis !

Que tu es solide quand tu contemples, au fond de l’horizon, ta puissance de vigne, que tu es forte quand tu soulèves dans tes bras le soleil couché sur l’espace vivant, que tu es jeune quand tu es pareille à l’écureuil qui gambade et ronge, au-delà de sa joie, au-delà de sa faim, que tu es grave, quand, dans le bois, la fauvette brune écoute pleuvoir ton cœur, sainte Sorcière !

Comme tu aimes tout plus qu’avec ton cœur puisque tu ouvres à tout ton âme parfumée, comme tu es belle quand tu traverses la multitude des étendards hostiles pour aller saluer le bleuet des champs, ce cantique bleu ! Comme ton sein est gonflé du soupir végétal, comme ton corps s’apparente à la forme animale, comme tu es répandue : l’air, l’amour et le danger ne le sont pas plus que toi, sainte Sorcière !

Nourris la volupté en mangeant cette fraise ; laisse-moi éblouir ton destin en te baisant les yeux ; mords la douleur au talon, vipère ; chante encore cent mille ans, rossignol ; allaite les maudits, généreuse louve, et celle que tu appelles sainte Damnée : la Gloire.

Flagelle, tempête ; entre dans ce lis, abeille ; peuple tout, solitaire… Et ris. »

Sabbat ! Tout est sabbat, n’est qu’éternel sabbat…


SATAN














INVOCATION

Apparais-moi, le ventre ouvert et digérant — ô Gigantesque ! — la luxure de tout un royaume détruit. Aie, dans les yeux, cette bestialité implacable et désespérée qui fait de toi la suprême Brute, Satan. Pousse, devant toi, dans le cri des Égyptes pénitentes et le silence des Sodomes embrasées, les tribus de Jéhovah qui désespèrent Moïse, mais montre à ce triste fondé de pouvoir que la baguette d’airain c’est toi qui l’animes et que les tables de la Loi tu les portes sur ta poitrine formidable, Satan.

Que l’enfer sorte des trous de la cagoule, Moine qui fais de l’ombre sur les cilices et les croix, et puisque tu es le bouc, ô Satan, fornique, devant moi, avec, à la fois, quatre sorcières coiffées de feux follets et du rire des morts maudits.

J’attends dix mille chats pleurant du soufre, autant de hiboux aux ailes doublées de phosphore, et qu’au milieu de ces milices lugubres, s’avancent les inquisiteurs haletants, car la croix dont ils assommaient leurs victimes est, maintenant, en travers de leur gosier.

Je veux voir les sept péchés sous la forme de charognes transpercées d’épingles dansantes, ou de papillons qui auront pour ailes l’âme de Sardanapale et de Balthazar, ou de folles aux yeux de pierreries.

Montre-moi le serpent de la faute accouplé à la colombe du salut, et, autour de ce symbole sacrilège, la ronde de tes suppôts qui gonflent, chacun, de leur rire hideux, un soufflet aux pustules de crapaud.

J’appelle ces réprouvés dont l’élégance sacerdotale et ointe, précieusement, est si chère à mon catholicisme exaspéré, et, parmi eux, je saluerai celui que j’aime : le rouge Prince de l’Église à la lèpre masquée de noir.

J’appelle ces maudites dont je suis. L’une a l’escarpin de feu scellé à son talon de danseuse trop chaste ; l’autre, le collier de rubis planté comme un couteau à son cou de séductrice qui dit toujours non, et, parmi elles, je retrouverai la Dame de qualité dont l’amant mourut en la possédant et qui cache d’un gant de velours, stigmatisée d’une morsure, sa main coupable.

Répands, autour de moi, les nuits glacées de la pénitence sifflante et à jamais tentée, le bleu sinistre des concupiscences impies, le rouge effroyable des crimes commis dans le ventre des mères, le jaune blêmissant des cieux de catastrophe, alors qu’au chant métallique des guerres, la haine, le viol et les loups se jettent sur les mêmes proies. Je veux voir, à la fois, le violet des chasubles et celui des stupres mentaux, le blanc des pires souillures et celui des colombes que nourrit l’éternité des poètes… Fais-moi connaître le vert de toutes les putréfactions : celle du chien noyé, celle du cadavre qui éprouve, peut-être, de la volupté aux caresses des larves, celle de Jéhovah qui finit, tant il en invente, par être dévoré par les sauterelles… Satan.

Je t’en supplie ! Que je satisfasse absolument cet amour détestable que j’ai pour la présence du poison. Fais-les-moi tous sentir et toucher, dans leurs mille cellules pensantes, et que les fleurs vénéneuses, filles du soleil et de la mort, s’inclinent, une à une, sur mes lèvres, avec des sifflements de vipères soûles… Satan.

Ouvre, pour moi, ces écuries où la décadence des Empires se vautre quand, las d’inquiétudes et de blasphèmes, les Nabuchodonosor se réjouissent de n’apporter, au néant et à sa pourriture, que la carcasse d’un pourceau… Satan.

Offre-moi, comme autant d’enfers, les cœurs que j’ai pavés des braises de mon désir, et jette, enfin, dans mes bras, l’Être que je me suis refusé jusqu’à présent car nous n’étions pas dignes, encore, lui et moi, du nombre et de la splendeur de mes péchés, Satan. Que ma paupière batte sur lui comme l’aile de la hulotte néfaste, et qu’il vienne, qu’il vienne car le grand Salut, c’est se damner ensemble… Satan !

— Est-ce bien toi qui parles ? Je sommeillais sur la gerbe blonde de mes foudres, et, une fois de plus, je rêvais que l’azur était à moi.

— Pardon ! Mais je n’ai, encore, donné du Diable que le lyrisme.

— Eh ! qu’ai-je donc de plus, à ma fille naïve ? Pourquoi, toi, poète, ferais-tu de moi un autre être que le Génie, ce musical damné ? Pourquoi ne resterais-je pas, pour toi, avant tout, l’écumeur des mers irréelles qui a, dans sa poitrine, le pillage divin, le naufrage bienheureux, la mort qui saute vers les étoiles avec les barils de poudre en révolte, et, pareil au tonnerre, le rire de son cœur ?

Satan ? C’est ce que chaque homme a de plus vivant, de plus involontaire en lui.

Voyons, ma fervente Démone, ressaisis-toi, et poursuis ton œuvre en ouvrant de plus en plus les ailes de ta démence sacrée. Le sabbat de l’esprit est autrement plus terrible que l’autre et combien plus fastueux ! Se déshonorer avec quelques diables crottés, quand la nuit sent le curé et la sorcière et les haillons des maudits honteux, est un jeu de mauvais goût, bien désuet, et qui ne vaut pas un coup de mes cornes, ma fille.

Mais recréer Satan, c’est autre chose. Toute grande poésie est infernale car elle a mes deux puissantes vertus : la révolte et l’orgueil. Eh ! qu’as-tu fait jusqu’à cette heure, sinon t’affranchir et espérer ? L’espérance est le plus immense orgueil, enfant de mon cœur.

Laisse mon alchimie puérile bouillir dans les creusets des Faust rudimentaires. Laisse mon imagerie effroyable et ridicule pervertir encore les adolescents abouliques qui nourrissent de vinaigre leur anémie rebelle et les prêtres qui, dans le sadisme effréné des peurs catholiques, se croient déjà embrochés par mes démons de théâtre forain parce qu’ils ont, parfois, le feu sous la soutane.

Enfant, enfant, je ne fais pas commerce de corne de jeune bélier égorgé sous le nombril des sorcières en rut ou de viscères de serpents surpris par la hache, à l’instant de l’amour.

Mon trafic est plus grave. Je suis le contrebandier qui passe les âmes de pur métal d’un monde à l’autre. Déjà, je t’ai soulevée dans mes bras. Bientôt, je te chargerai sur mon dos. Ma marque, à ton front, n’est pas une tache de suie. Elle est une traînée d’étoiles et, puisque tu invoques Satan, mérite-le.

Mais, va, je te connais. Tu joues aux osselets dans la tempête…

— Et puis, pour crever des cerceaux je n’ai jamais assez de diamants. Il me faut, encore, les poings d’or du soleil.

— Je sais. Tu viens de m’invoquer avec une si étonnante candeur ! Comme tu as cru dire des abominations !

— Oui.

— Ah ! Ah ! Tu n’ignores, pourtant, pas que la damnation est ailleurs, et que sentir une rose est le grand tourment pour le poète, donc le grand péché. Mes mille tentations dévorantes n’entourent que celui qui rêve, les bras croisés, sur son vêtement de lin, et l’enfer — par ma foi ! — l’enfer, on le visite en robe de Béatrix et en couronne de laurier.

Quant à ce chapitre que tu me consacres, où en est-il ?

— Ô mon Archange rayonnant ! Tu as bien vu que je comptais, pour le nourrir, sur la sale magie, la sombre cabale, les horribles messes à rebours, les immondes sorcières qui vont s’accroupir autour de la lune tandis que Belzébuth, chien des ténèbres, hurle dans le silence des morts…

— Folle !

— Pourquoi ?

— Sacrée engeance des poètes ! Ils ne doutent de rien, et comme ils ont raison ! « Et votre livre ? Quand nous le donnez-vous ? » leur demande-t-on… « Mon livre ? Je l’ai quasiment fini… — Hum ! — Oui, fini… » Ils n’en ont que le titre. Mais quels génies ne voltigent pas autour du titre d’un livre de poète, surtout quand il est à faire ? D’eux-mêmes, les génies en forment les pages, et puisque tu as bien voulu nommer : Satan la deuxième partie de ton poème, ma fille, eh bien ! — par Satan ! — je te veux aider.

— Quel bonheur ! Mais je m’y attendais.

— Ah ! divine fausse innocence des poètes ! Pervers charmants, maudits délicieux !

Je viendrai te prendre, demain, à minuit.

— Où me conduiras-tu ?

— Chut ! Mais, par Satan, je veux te prouver que l’enfer est autrement subtil, mystérieux, délicat et… infernal, ma fille, qu’on ne se l’imagine à travers le catéchisme et les sermons du carême.

Je te mettrai, par la suite, en présence de quelques autres de mes possédés. Tu les as, d’ailleurs, tous connus.

À demain, minuit.

LA NUIT DES NONNES

Un… deux… trois… quatre… — Voix de l’éternité que vous êtes grave ! — Cinq… six… sept… huit… — Cloche du couvent comme vous sonnez lentement tandis que, dans une cellule, les nonnes veillent la nonne défunte ! — Neuf… dix… onze… douze… — Ah ! Ah ! Ah ! que la chouette a un beau cri ! Il semble que son hoquet de folle lui est arraché de la gorge par le coup de poignard de la lune.

Sœur sainte Marie-Ange est morte à dix heures, hier soir…

— Je la connus, jadis, dans le couvent où nous étions pensionnaires. Elle avait seize ans, des boucles brunes, des joues veloutées et blanches, le sourire subtil de la musicienne… Elle portait, sur la poitrine, le large ruban vert de l’enfant très sage, et ses yeux aux cils forestiers étaient verts comme son ruban, comme des feuilles printanières et si tentées… Elle s’appelait Marguerite, m’aimait d’amitié pathétique et se perdit par orgueil,

— Par volupté, aussi, la très chaste ! Te rappelles-tu quand, sous le rayon des vitraux où l’Archange s’armait d’azur et de colère, sa longue tresse légère et sombre étincelait ? La tête dans les mains, elle priait, elle priait. Elle était l’édification du couvent. Mais toi qui regardais avec exaltation cette sainte, toi qui péchais au nom de toute la vie amoureuse en adorant la chevelure ténébreuse et scintillante de paillettes d’or et du rire de l’Archange, tu fus moins coupable qu’elle.

Plus que toi, encore, elle eut le sens de Satan, cette marguerite…

Te rappelles-tu qu’Octave Feuillet réussit à la pervertir, lui donna l’aristocratie factice du dédain social ? Jouait-elle assez à la Princesse incomprise et froide, cette brûlante réprouvée ? Octave Feuillet ? Eh ! Eh ! Je prends, aussi, forme mondaine et romanesque, imbécillité fastueuse de « jeune homme pauvre ».

Ta Marguerite, au retour des vacances, portait, dans ses bras, un grand bouquet blanc — elle adorait le blanc, comme toutes les maudites — et elle allait le jeter aux pieds de la Vierge rustique qui ressemblait à une rude gardienne de brebis, là-bas, dans la chapelle du fond du jardin où tout était satanisme, du rossignol des coudriers à la violette indigente.

« Mon Dieu, disait-elle, j’ai rencontré un brillant lieutenant de vaisseau, au bal. Il avait des yeux d’Orient et il sentait le tabac des bouges. Il m’a parlé des fumeries d’opium… L’opium ? C’est un long voile d’argent n’est-ce pas ? — qui nous sépare des visages endormis… »

Ah ! Ta Marguerite, ta Marguerite ! Jamais elle n’eut une pensée obscène, jamais elle ne caressa ses seins adolescents, jamais elle ne demanda à l’eau pure autre complaisance que d’assurer la stricte netteté de son corps, elle communiait trois fois par semaine et recueillait, dans un album fleuri d’une pensée sauvage et violette comme le visage que je prends dans les allées des presbytères, les paroles incohérentes et enflammées de ce lyrique de la chaire : Lacordaire au froc blanc.

Une sainte, je te dis, une sainte !

Oui, elle fut extrêmement vertueuse et dévote, mais — ah ! ah ! — elle s’est faite religieuse. Vraiment, le lieutenant de vaisseau langoureux, canaille et parfumé la hantait trop… Et puis, elle avait, décidément, un goût déterminé pour le « jeune homme pauvre ». Elle en découvrit un autre… Et celui-là ne la laissa pas échapper. Il rôdait, les talons nus, sur les bords du lac de Tibériade…

Quand elle entra au noviciat, à dix-neuf ans, que t’écrivit-elle, elle qui était belle, riche, courtisée, musicienne comme toutes les damnées ? Que t’écrivit-elle ? « J’ai un fiancé céleste, un brûlant époux qui m’aimera toujours, toujours, toujours. » T’a-t-elle parlé d’un père divin ? Non ! Non ! Jamais. Le sens de l’éternité joint à celui de l’ardeur, voilà ce qui caractérise les démoniaques. Le feu éternel couvait dans le thorax étroit enveloppé d’alpaga noir. Elle fut ma fille plus encore que toi, et, ayant vécu dans la pénitence, la sainteté, la chasteté, — la prophétie comme tous les mégalomanes, — en pleine lucidité, une heure avant sa mort, qu’a-t-elle fait ?

— Elle a pleuré, en donnant tous les signes du désespoir.

— Pauvre enfant ! Le Dieu trop espéré était, une fois de plus, en déroute, et, dans les cierges funèbres, mon œil brillait. Elle l’a bien vu, va, et cette dupe embrasée et orgueilleuse a versé les larmes de la déception finale sur ses joues de cire.

Ne t’attendris pas. Je les ai essuyées doucement, et ta Marguerite qui avait offert, pour toi, au Dieu monacal — la naïve superbe ! — sa vocation de maudite, en comprenant, à la minute suprême de l’agonie, que le seul inspirateur de son existence séraphique fut moi, n’a plus songé aux parvis bienheureux, mais si prévus… Elle a fui allègrement dans la liberté que l’on gagne en faisant acte de mort…

Te la rappelles-tu aux cours ? Les religieuses en donnaient la direction à des messieurs fort distingués, fréquentant la messe, bons pères, bons époux, d’âge mûr. Mais la jeunesse est toujours au front des hommes qui passent les portes des couvents pour aller instruire les petites filles…

— Oui… oui… Je comprends tout maintenant. Je m’explique la petite tête hautaine et provocatrice de Marguerite, la coquetterie infernale qu’elle mettait à se montrer le plus possible de profil à ces messieurs, car ce profil était insolent, net et délicat comme…

— Le mien quand je passe les atours noirs et princiers de sainte Thérèse…

— …Elle regardait si étrangement le professeur de chimie !…

— Ah ! ah ! Faust et les cornues !… Tout est significatif, ma fille, mais on ne le sait pas assez.

— Moi, celui que je contemplais, c’était le professeur de dessin. Il avait la timidité honteuse et ravissante d’un faune surveillé par les nonnes. Le plus jeune de tous, on le disait beau, et quand il corrigeait, sur mon carton, la feuille d’acanthe…

— Sa main tremblait.

— J’en vois, encore, le poil blond et dru, la tache d’or si animale aux jointures…

— Eh ! le couvent vous éduque, mes filles ! Quant à ta Marguerite…

— Je comprends tout maintenant. Avec son petit accent précieux de Gasconne pédante, elle avait surnommé son chéri, cet homme aux rudes cheveux blancs en brosse, à l’œil dont l’iris, lentille d’or étroite et concentrée, était si satanique : « Le roi détrôné de Pologne. »

— Goût du faste et de la décadence. Tous les sadismes sont catalogués, chez moi. Et te rappelles-tu quand la réaction avait lieu, que le liquide bouillait et devenait angéliquement bleu, de ce bleu qui fait rire la salive entre les dents ?…

— Oui… Oui… Je me rappelle. Le bel œil vert de Marguerite prenait, alors, l’humide éclat de l’émeraude solitaire et farouche qui, dans la vitrine secrète, entre le chapelet de nacre et le poison médical, médite sur le sort des choses damnées.

Une fois, elle jeta un long cri, dans la salle de récréation hantée et nocturne, entre un saint Louis de Gonzague hystérique et la vitrine d’histoire naturelle où le système veineux saignait à côté des méduses et des ammonites. Elle jeta un long cri, cette sage… Le lendemain, elle courut, comme une folle, trouver le prédicateur de passage qui recevait avec mystère, au parloir, les enfants qui se croyaient prédestinées. Elle s’agenouilla, baisa les mains apostoliques — encore une toquade foudroyante et passionnée ! — et dit tout bas : « Mon père, venez à mon secours… »

— Ce prédicateur — ah ! ah ! ah ! — était vieux, digne et saint, mais il avait — regarde-moi bien, en ce moment — mes grands et noirs sourcils obliques…

— Toujours Satan !

— Toujours.

Montons dans la cellule de la morte.

— J’ai peur.

— C’est si bienfaisant d’avoir peur ! Quatre cierges brûlent autour de Marguerite. Qu’elle est belle, elle qui meurt à vingt-six ans, la poitrine étroite et condamnée, elle qui ne toussa pas une fois, et qui, pourtant, n’a quasiment plus de poumons dans la petite cage torride où chanta son cœur angélique !

Sœur sainte Alphonsine, n’entendez-vous rien ? — Hélas ! je n’entends que la pluie sur la feuille morte. Les chœurs des Anges, où sont-ils ? — Sur la feuille morte, ma sœur. Écoutez la douce pluie de la mort tomber dans la nuit de novembre. Écoutez le courlis crier dans vos jardins religieux. Écoutez toute la nature dont je suis l’harmonie et la damnation gémir avec amour parce qu’une enfant sans péché — mais si coupable, si coupable ! — vient, en pleurant, de fermer ses grands yeux verts sur les cierges funèbres.

Satan partout, partout… Où n’est-il pas ? Je vous défie, sœur sainte Alphonsine, de me dire où il n’est pas. Et s’il ne prenait pas souvent la place du divin crucifié, sur votre poitrine plate, vous donneriez-vous la discipline jusqu’à la pâmoison ?

Où n’est-il pas — dites-le-moi ! — Satan ? Quelle est celle de vous qui ne chasse pas, chaque fois qu’elle ouvre sa fenêtre sur les jardins sans espoir, au ciel limité et troublant comme un vitrail, l’inexprimable odeur de la vie avec l’odeur des troënes ? Pauvres nonnes ! Vous êtes chastes, mais c’est parce que vous êtes chastes que le péché vous assiège comme le bélier invisible dont les coups de cornes souterrains faisaient trembler Babylone.

Sœur sainte Alphonsine, Sœur sainte Séraphine, Sœur sainte Isabelle — ô vous l’abbesse des réprouvées, vous dont la bouche mince semble constamment bue par votre œil dévorant ! — pourquoi venez-vous de jeûner quarante jours ? À cause de Jésus ? À cause de moi ? Qu’importe !… Il savourait la Vie éternelle quand je reposais, sur son cœur inquiet et suave, ma tête de Bien-Aimé, jadis, à la Cène de la possession…

Ah ! si tout n’était pas tentation, c’est-à-dire si tout n’était pas Satan, que la vie et la mort seraient abominables !

Sœur sainte Alphonsine, Sœur sainte Alphonsine, qu’aimez-vous ?

— L’encens, cette musique vaporeuse, l’orgue, ce tonnerre qui souffle de l’encens, les vitraux où c’est si rose, si bleu, si rouge, si éteint, si embrasé, si mystérieux, si catholique, qu’il n’est pas possible d’y croire sans sombrer dans le désespoir délicieux du péché mortel inspiré par l’amour divin.

— Eh ! Eh !… Qu’aimez-vous encore ?

— Le bréviaire habillé de noir, fleuri de roses, la confession à voix très basse, et, autant que possible, à un Oblat, à un de ces religieux mélancoliques et à l’air espagnol qui soupirent à chacun de nos aveux, la main sur la croix de cuivre de leur poitrine farouche… La communion, au retour de laquelle, le voile nous tombe sur le visage, comme un drap funéraire, à nous qui sommes des mortes qui marchons… J’aime, aussi, le cilice, notre couche de corde, notre bure, notre plainte, dans la chapelle, la nuit, quand Jésus se refuse, et, aussi, le réfectoire où, une fois par an, nous sommes enfantines à cause de la couleur d’une pomme, un jour de grande fête liturgique…

— Gagnez le Paradis avec tout ça, si vous pouvez, garces divines ! Quant à moi, je vous damne… Qu’aimez-vous encore ?

— L’Ange qui entre dans la cellule de Marie…

— Pardieu ! Gabriel… Ah ! oui, le beau Gabriel ! C’est mon double chéri. J’ai mes yeux rouges ou ses yeux bleus, mon aile noire ou son aile blanche, mon sceptre royal ou son humble lis d’argent…

Nonnes, je fais toutes les Annonciations !

Bonne nuit, Sœur sainte Alphonsine. Veillez bien la morte. —

…Bonne nuit, ma fille. Tu souris maintenant ?

— Oui, car je sais que Marguerite fut, comme moi, une maudite.

— Plus que toi, ma fille, plus que toi.

…Elle portait, au retour des vacances, un grand bouquet blanc, dans ses bras débiles, et allait le jeter…

— Je la trouvai, une fois, presque évanouie aux pieds de la Vierge rustique qui ressemblait à une rude gardienne de brebis… Le rossignol des coudriers chantait derrière la chapelle où la violette indigente… « Qu’avez-vous, ô ma Marguerite ? » — « Figurez-vous que le lieutenant de vaisseau m’a dit, dans toutes les langues, l’aveu d’amour. » — « Et en français ? » — « Non… Non… C’était là un péché… Mais nous avons valsé ensemble. J’ai rapporté cette valse. Je vous la jouerai, demain au crépuscule, quand Madame sainte Agathe ira soigner ses engelures. Elle s’appelle : Espana. On y entend des castagnettes… » —

— Bien entendu.

— Et je t’assure, Satan, qu’en me racontant ces enfantillages, elle défaillait, elle défaillait…

— La maudite ! La maudite ! Rien ne fut innocent pour elle. Pas étonnant : elle était sainte. Six mois plus tard — la damnée ! — que gémissait-elle, dans un parloir où des roses artificielles s’empressaient — diaboliques, diaboliques ! — autour du Cœur stigmatisé, que gémissait-elle, toujours de sa même voix amoureuse et faible de colombe exténuée, que gémissait-elle au prédicateur qui avait — te rappelles-tu ? — mes grands et noirs sourcils obliques ?

« Mon père, je veux me faire Carmélite… »

Ah ! ah !

LA NUIT D’UNE DAME DE QUALITÉ

Entrons chez la dame de qualité dûment baptisée et catholique dans l’âme, c’est-à-dire par le sadisme. Entre le portrait de Mme Lafarge, l’accusée mystérieuse, et une peinture d’amateur représentant ces anodins bluets qui pervertiraient le Diable, lui-même, tu vois, chez elle, un saint Sébastien qui a l’air d’agoniser deux fois : pour faire plaisir à ses flèches, d’abord… ensuite, pour rendre hommage à son ivoire si jaune et si parfait. Voici, encore, jetée avec désinvolture, sur le sofa, la chasuble bordée correctement, je veux dire sataniquement, de violet, et magnifiant, dans son bouquet central d’un rose si violent et si sournois, mon agression obstinée et souriante.

Que dit-elle, la dame de qualité, couchée sur le pelage qu’elle appelle si passionnément : « Ma bête ?… » Que dit-elle en caressant la douce antilope morte ? Elle dit : « Pouah ! Pouah ! Pouah ! » Qu’est-ce qui l’écœure ainsi ? Le péché commis ? Non. Le péché à commettre ? Non. figure-toi qu’en ce moment, dans sa chambre somptueuse et nette où le paroissien est en évidence, elle pense au viol.

Elle pense au viol, comme, toi, tu penses aux hirondelles et au frais feuillage, et, au fond, la dame de qualité n’est pas plus pervertie que toi. Elle pense au viol, voilà ! Ce qui l’enivre, la comble, la fait si jolie, vois-tu, c’est le dégoût qu’elle éprouve, et quand tu t’exaltes en criant : « Oh ! ce myosotis ! » tu n’es pas plus innocente qu’elle, car ce qui t’enivre, te comble, te fait si éblouissante, devant le myosotis, c’est la tentation qui t’envahit, et tu sais que la tentation est la tentation, et que si nous admettons la culpabilité constante, ce n’est pas lorsqu’elle écosse des petits pois qu’elle est moindre, la culpabilité…

La chevelure de la dame de qualité est d’un châtain fort distingué, ma foi. Les secrets de René l’empoisonneur que se transmettent toutes les grand’mères, la font souple et brillante, et le chignon de la dame de qualité est le chignon élégant et solide d’une femme qui, ce matin, a fait sa prière et pris son bain dans un peignoir.

« Quelle horreur ! » dit-elle, tout à coup, et la dame de qualité qui est toute rouge donne, la brutale, un coup de coude à l’invisible.

À quoi pense-t-elle ? Au viol. Toujours, au viol. Cette fois, il est consommé dans l’appareil légal. La dame de qualité pense à sa nuit de noce. Et que veux-tu ? Elle a le souvenir mathématique, cette charmante femme. Ne te rappelles-tu pas, toi, avec une précision qui me ravit, les cornes d’un certain grillon qui sortait de son trou poudré d’or, dans le voisinage rose d’une pivoine quinze fois multipliée ?

— Oh ! ce grillon !

— « Oh ! cette… chose ! » dit la dame de qualité, et, prête à vomir, elle se pâme d’aise.

Toi, prête à pleurer, ne te pâmes-tu pas d’aise, aussi ?

Pourquoi serais-tu moins émue que la dame de qualité qui exècre, en ce moment, la hâte congestionnée de l’époux ? Pourquoi serais-tu moins troublée qu’elle, toi qui, en ce moment, adores une pelouse d’où ton premier grillon surgit, ton premier démon de bronze et de musique ?

La dame de qualité enfouit, à présent, son rose visage bien portant dans le poil de la chère antilope, et que dit-elle ? Elle dit : « Non ! Non ! Il ne me touchera pas. Il ne caressera pas la veine de mon cou d’un doigt qui tremble et qui supplie. Il ne suspendra pas, au lobe de mon oreille exquise, sa concupiscence qui coûterait cinq sous, dans un bazar, si la concupiscence était vendue aux rayons de la pacotille. Puisque je lui refuse l’entrée de ma maison, il ne pourra pas, ce garçon qui fait ses Pâques, songer, chez moi, en soupirant de contrition anticipée, à son confesseur qui sent, toute l’année, la morue du carême… Pouah !… »

— Mais la dame de qualité, de toutes façons, ne pense qu’à…

— Et toi ?

— Ah ! par exemple, si je…

— Tais-toi. Et le foin dans la grange chaude où l’araignée de l’après-midi court avec des pattes de soleil ? Et la rose agressive ? Et l’arbre vaincu ? Et la mousse qui appelle, la bouche humide ? Et la ronce qui retient, la griffe sèche ? Et le papillon qui a, sur ses ailes, les yeux implacables de sa luxure ? Et le lézard furtif comme la séduction ? Et ce léopard que tu n’as jamais vu et que tu ne cesses pas, cependant, d’étreindre tandis que son poitrail bat, si chaud et comme si humain, contre ta poitrine de démone chaste ? Mais pas pure. Non, non, pas pure ! La dame de qualité, et toi ? Ah ! ah !

Je te surveille, va, démone joueuse et qui sembles libre. Ce qui t’émerveille, avant tout, donc t’enchaîne, c’est le miracle qui fait partie de toi-même. Le miracle de la lèvre avide, mordue par la dent sagace… Le miracle de la prunelle, cette perfide prisonnière des cils…

Et la femme qui ne pense qu’à son miracle perpétuel, ne pense qu’à la volupté. Vous y pensez toutes !

Que dit la dame de qualité en se décoiffant ? « Ma chevelure est à moi. Pas au désir ! Je hais le désir car il prend, déjà, possession de moi. Quelle audace ! J’ai envie de cingler, avec mon gant gris, fin et si dédaigneux, serpent qui vient de Suède, le visage de tous les hommes auxquels je vois de certains yeux. Je sais trop qu’ils évoquent les trois ombres veloutées de mon corps en faisant ces yeux si humbles, si plaintifs, si désespérés, les cochons !… »

— Tiens ! Elle s’exprime comme moi…

— La dame délicate ? Oui.

Écoute-la encore : « Lorsque je songe que n’importe quel homme — Pouah ! — peut, en notre présence, humilier notre dédain d’une pensée ignoble… Quand je songe au réprouvé de bas étage qui s’empare, d’un doigt calleux, du reliquaire rare… Quand je songe…

Ah ! si la profanation était commise par un Nonce très pâle, très mystérieux, très parfumé — masqué de noir, peut-être — en disgrâce majeure, et dont chaque ongle serait une améthyste princière… »

— Permets-moi de te dire que la dame de qualité…

— Chut ! Écoute, écoute : « Le lit ? C’est pour rêver et dormir, être blanche pour ses oreillers attentifs, être nue pour ses rideaux pudiques, être belle pour ses miroirs savants…

Pouah ! Pouah ! Pouah ! Avant… Après… Pendant… Et les deux hommes qui m’ont… souillée, car ils m’ont souillée — je n’en connus que deux : deux de trop — je les déteste tant que je les tuerais pour qu’ils ne sachent plus que j’ai l’aurore, ici, la nuit, là, et, dans l’aine, une grande tache brune en forme de croissant… »

— Oh ! fais-la taire !

— Que non pas. C’est trop intéressant d’entendre penser tout haut une dame de qualité. Mais écoute, écoute ce qu’elle murmure, couchée à plat ventre sur sa bête chérie :

« Dites-vous, belle Endymienne — la belle Endymienne, c’est moi — que ces deux hommes que vous haïssez avaient une si affreuse mauvaise éducation qu’ils ôtaient, sous vos yeux, leur caleçon — comme si on a un caleçon ! — leurs chaussettes — comme si on a des chaussettes ! Ah ! la chaussette qui traîne par la chambre ! — un gilet dont le chronomètre, cadeau d’un grand-oncle… — c’est curieux : les deux hommes avec lesquels vous… couchâtes possédaient un grand-oncle… comme si on a un grand-oncle ! — …dont le chronomètre faisait… toc ! sur le prie-Dieu qui est toujours au pied de votre lit…

Ces deux hommes que vous haïssez, dénouaient, encore, une cravate qui coûta 2 fr. 95 ou 49 fr. 95 — c’est la même chose — déboutonnaient un veston qui avait, là, pour cent sous d’usure — vite le stoppage ! — et les larmes frelatées d’un vaporisateur, ici…

Une cigarette, un cure-dent tombaient de la poche veule… et puis, ces deux hommes — comme ils se ressemblaient, bien que l’un fût presque trop blond et l’autre presque trop brun ! — vous disaient, ô belle Endymienne, à vous qui êtes si raffinée, si hautaine…

Dans l’odeur de l’eau de toilette et de l’animalité en pleine exaspération, eh bien ! oui, ils vous disaient : « Ma petite femme adorée !… » et ils soufflaient, ils soufflaient comme des courants d’air dans un logis pauvre.

Et, sur leur face de mauvais voyous, vous ne voyiez qu’un désir : l’effraction.

Ah ! l’homme qui, dans ces moments-là, aurait figure froide et volontaire de filou, grâce sobre de scélérat ! Mais quel est l’amant qui, pour se donner de l’allure, s’imagine, dans ces moments-là, qu’il s’est promis de dérober le trésor papal, dans la muraille secrète, et qui chausse la mule de velours, et qui s’arme des clefs fleurdelisées, forgées tout exprès pour le contact du gant nocturne ?

Comme vous rêvez d’un Être assez spirituel pour entrer, sans frapper, chez vous, sans que s’ouvre la porte ; assez matériel pour que vous le sentiez, dans votre couche, tout contre vous, tout contre vous ; assez ravissant pour vous dire : « Je ne regarde pas l’aurore que vous avez, ici, la nuit que vous avez, là, la grande tache brune qui, en forme de croissant — ah ! ma chère, ma chère ! — est la damnation de votre chair éblouissante, sa permanente confusion, sa contradiction, son égarement… Un rien de peau de mûlatresse à cet endroit — cet endroit ! — et c’est le stigmate, galérienne ; la tare, princesse ; le péché originel, Madame ; l’arc-en-ciel de la… mésalliance, belle Endymienne… Mais — rassurez-vous ! — je ne regarde pas ces merveilles. À quoi bon ? En fermant les yeux je les vois si bien… Oh ! si bien !

— Taisez-vous, maudit. Vous me faites rougir jusqu’à l’âme.

— Honte délicieuse ! Quand l’âme rougit, le péché est bon.

— Le péché, qui le connaît ?

— Ah ! belle Endymienne, permettez-vous à celui qui, étant contre vous, tout contre vous, pourrait s’accorder d’autres licences, de prendre votre main dans sa main trompeuse, brune, dorée et méchante ?

— Oui.

— Voulez-vous que nous songions à Théodora, à Cléopâtre ? L’une faisait le péché en élevant le sceptre, l’autre, en avalant la perle, car le péché, en vérité, ce n’est pas…

— Oh ! non, ce n’est pas, bel inconnu, tout nu, tout nu, ce que les autres croient… Le péché ? Voulez-vous que je vous montre combien je suis belle quand je fais couler sur mon épaule le soleil mort d’une topaze, ce soleil mort qui se souvient d’avoir été vivant dans les yeux du Diable ? Voulez-vous qu’entre mes seins, je pose une médaille de velours ? Par jeu, bel inconnu, par jeu : mes seins sont blancs, le velours est noir.

— Ah ! pécheresse !

— Voulez-vous que nous nous taisions et que, soudain, la pluie tombe sur nos fenêtres envahies par le crépuscule ? La pluie qu’elle est adorable à entendre d’un lit d’amour où l’on est chaste et nu !…

— Ah ! voluptueuse !

— Voulez-vous que je vous dise ce que je cache dans cette vitrine ?… Sous mon sachet d’odeur, à côté d’un daguerréotype élégant et lointain — un homme aux cheveux noirs et plats — j’y cache… une provision d’arsenic. Je ne m’en servirai jamais, jamais, mais la présence du poison fait mes yeux plus beaux, plus graves que la pensée dorée et noire, dans un jardin de vieux palais. J’ai toujours chéri une certaine empoisonneuse. Celle pour laquelle c’est une façon d’aimer — vous comprenez ? — une façon d’aimer…

— Oui, je comprends.

— Elle lui disait : « Bois ! » et il buvait en la regardant avec méfiance et docilité. Avec docilité car elle était ténébreuse, avec méfiance car la voix de l’arsenic lui parlait, tout bas, dans le cristal pur…

— Ah ! criminelle !

— Quant au plaisir ? Non. Il épuise nos réserves cérébrales.

— Ah ! maudite !

— Si j’avais connu Pascal…

— Ah ! littéraire ! Mais tout ça va de concert. Une perversion ne quitte pas l’autre. Elles sont, ensemble, un collier si chatoyant, si rare ! La femme non pervertie…

— Pouah ! une femelle. Nos perversions, ce sont nos aristocraties.

Mais comment vous appelez-vous, forme idéale, arrière et brûlante ? Je sais… Je sais… Votre bouche est humaine, vos yeux sont animaux, votre barbiche est celle de la chèvre, vos cornes sont celles du dieu dominateur… Je vous aime, je vous aime. Je vous aime…

— Belle chérie ! » —

. . . . . .

…Eh bien ! que penses-tu de la belle Endymienne ? Tu ne réponds pas. Es-tu donc vraiment si fâchée que nous n’ayons pas quitté ta maison ?

— Perfide ! Comme tu m’as égarée, tout d’abord ! Mais… la chasuble violette et rose, le voluptueux martyr, la belle Endymienne couchée sur son antilope ?…

— Que fais-tu des sortilèges du Diable ? Tu m’en veux encore ?

— Oui.

— Au revoir… dame de qualité.

LA NUIT DE LA CANCÉREUSE

— M’as-tu pardonné ?

— …

— Oh ! m’accueillir, me caresser, me battre, essayer de me pervertir un peu plus — naïve ! — me dire tout bas : « Je vous aime… Je vous aime… » ce n’est pas — belle chérie ! — me pardonner.

— Assez !

— Allons, cette nuit, chez la cancéreuse.

— Chez la cancé…

— Oui. Elle connut Satan, celle-là, et mieux, et plus, peut-être, que la nonne aux yeux romanesques et que la dame de qualité — Salut, Madame ! — J’avais pris une forme étonnante pour l’asservir, la subjuguer et la perdre… dans ce monde. Quant à l’autre, nous en reparlerons. J’avais donc pris pour posséder Hortense, née dame de compagnie, forme de Juge. À trente ans, j’entrai dans la vie de cette femme. À trente-deux ans, elle entra dans la mienne. Tu te rappelles sa maigreur agressive et jaune, son grand nez triste et pointu, ses petits yeux, si noirs ou si verts — comme tu voudras — et cette richesse satanique : ses longs cils méchants. Elle était menue, menue, Hortense, et, de son squelette, on aurait pu faire une poignée de brindilles pour allumer le feu.

Brune, ça va sans dire, et même un peu frisée naturellement.

Du jour où je l’employai, cette révoltée bilieuse devint si douce, si souple, si humble que je ne doutai plus de mon pouvoir. J’étais né vieux garçon. J’avais de la misanthropie, de la clairvoyance, une maladie de foie, l’incurable mélancolie des hommes de robe. Je logeais dans une rue étroite, sombre, sale, aristocratique et un peu démente, aussi, car, sur de vieux hôtels, hantise des archéologues, les diables de pierre ne cessaient pas de prouver qu’au Moyen-Âge, la ferveur et l’obscénité, c’était quasiment la même chose.

Mon appartement se composait d’un entresol qui donnait sur la cour. Je n’ai jamais entendu marcher les locataires du premier étage. Je devinais, parfois, là-haut, un glissement de pantoufles ou de souris, et, les nuits de grand vent, de tels gémissements partaient de la chambre qui se trouvait au-dessus de la mienne que j’ai préféré ne jamais me demander si c’était les courants d’air qui s’injuriaient ou le paralytique valétudinaire qui se laissait aller, en rêvant, à son humeur morose…

Tu as vu la cour dont je te parle : du lierre funèbre, partout, un bouquet de menthe médicinale entre les pavés humides, une fontaine tarie ou qui coulait, quelquefois, comme pleure une vieille qui se souvient…

Je vivais dans l’ombre, entouré de mes dossiers, poursuivi, parfois, par le regard d’un condamné à mort, surveillé par les cartons verts. C’est étonnant combien la couleur verte s’installe chez vous dès que vous êtes désabusé et un peu chauve ! La mousse envahissait l’appui de mes balcons, et mes chandeliers Empire s’obstinaient à distiller du vert-de-gris. Je te rappelle ces immenses rideaux de reps qui semblaient avoir dix mètres de longueur. Ah ! les huit rideaux verts de mon salon vert ! Il fallait qu’il comptât quatre fenêtres, celui-là ! Une façon d’y voir un peu moins clair puisque la cour n’était que tristesse, humidité, végétation et souffle du nord…

Un chat faisait, entre Hortense et moi, un lien brûlant et silencieux, et quand cette bête noire qui ne cessait pas de fabriquer du phosphore dans sa prunelle élargie, se glissait sur les genoux d’Hortense, elle disait : « Jésus ! Pitié ! Seigneur ! » et elle se signait, car elle était pieuse comme une damnée.

Un soir — et avec quelle voix de congréganiste chlorotique et pleine de stupeur ! — elle me chanta une complainte que lui avait apprise une religieuse directrice d’ouvroirs, un de ces cierges maladifs qui n’éclairent que de la teinture d’iode et des humeurs froides. La cuisine où nous nous trouvions était un de ces bouges que les cancrelats parcourent, la nuit, comme des veines noires, et la lampe à essence, fumeuse et chétive, veillait…

Je compris qu’Hortense, confessée du matin, employait ingénument, contre moi, une manœuvre de sacristie.

Pourtant, j’écoutai jusqu’à la fin l’histoire des sept nonnes qui, liées l’une à l’autre, étouffaient dans une impasse du Purgatoire et ne cessaient pas de tremper leur robe de bure d’une sueur d’angoisse qui roulait, en perles de soufre, sur leurs mains vertes. C’était charmant. On ne peut s’imaginer de quoi sont capables, dans le délire, ces abouliques qui mettent la justice de Dieu en litanies dignes d’être psalmodiées devant les plus beaux sujets du musée Grévin.

Je n’ai pas besoin de te dire qu’avec l’aide du tisonnier, je laissai Hortense pour morte, au milieu de ses blattes, de ses cloportes, de ses mille-pattes, entre l’évier douteux et le portrait d’un propagateur de la Foi, un missionnaire couleur de bile.

Dès lors, ma dame de compagnie fut à moi, comme la braise au fourneau, comme l’araignée à sa toile, comme la glande salivaire à la gourmandise.

Entrons chez elle. Le Juge que je représentais vient de mourir à 76 ans. On ne l’a enterré qu’hier, et le lit est encore dans l’état où le laissa le vieux maudit lorsque quatre de mes suppôts, déguisés en humbles croque-morts, vinrent le chercher.

Le corps énorme a pesé, sué, souffert, là, dans ce creux, et les chandeliers Empire pleurent du vert-de-gris autour de mon buste de bronze. J’étais, ma foi, un beau Juge.

— Horreur ! Horreur !

— Passe cette robe de soie puce, couvre ta tête d’une dentelle noire, mets des mitaines distinguées, chère démone, et suspends, à ton cou, la croix d’une abbesse. Je ne veux pas — tu comprends — car je suis galant Diable, faire crier d’étonnement et d’inquiétude les vieilles dames des cadres ovales, dans le froid salon de reps vert. L’une d’elles est vieille comme on est damnée, et sa réprobation s’est réfugiée dans ses cheveux blancs, raides et tristes, aussi bien que dans son médaillon de malachite, que dans sa bouche mince qui vous suit comme un regard…

Tâche de ressembler un peu aux vieilles maudites, ma démone, et fais, en passant, une révérence au secrétaire qui est plein de l’or corrompu que l’on entasse pièce à pièce, qui abrite, en outre, un Érasme en mauvais état et une tête de mort qui voudrait être épouvantable, mais qui est, tout simplement — vanitas ! vanitas ! — ridicule, car le Juge l’a coiffée d’une de ses calottes noires.

— Mais j’ai peur… J’ai peur, moi !

— Allons, pas de sottise. Salue Hortense.

— Quelle affreuse vision ! Ce châle sur la figure, ces pleurs dans ce mérinos de deuil, cette octogénaire grosse comme le poing qui crève de douleur et ne peut l’exprimer car elle est quasiment percluse… Madame Hortense, je vous salue.

— C’est bien. C’est bien. Cette femme a droit à ton admiration, à ton estime, à ta ferveur. Elle fut plus obéissante, cette volontaire, que le contre-vent qu’on ferme, chaque soir ; que la porte qu’on ouvre, chaque matin ; que le seau qu’on descend dans le puits ; que la bûche qu’on jette au feu. « Oui, Monsieur », disait-elle, et, chaque fois, elle se damnait un peu plus.

Ah ! Ah ! Et dire que les courtisanes croient attirer Satan quand elles le bravent, toutes nues, la cuisse en l’air, que les débauchés s’imaginent que je les habite ! Mais qu’en ferais-je de ces dandys ou de ces salopes ? Mylord l’Arsouille ? Messaline ? Merci. Pas pour moi. J’ai mieux. J’ai… Hortense.

Salut, Hortense !…

— Oh ! ce visage rapace et flétri, cette mâchoire édentée, ces rides en long…

— Les rides en long ? Oui… c’est bien ça…

— …Ces yeux qui sont un foyer éteint entouré de braise vive…

— Elle est belle — n’est-ce pas ? — Hortense. Et tu ne sais pas tout. Elle n’a qu’un sein. Vers quarante ans, on l’opéra dans la maison même du Juge, et avec beaucoup de soin. Je ne puis te dire ce qui avait déterminé la tumeur d’Hortense. Jusqu’où son maître pouvait-il être maudit ? Je ne sais plus. Qu’importe ! Le mamelon se prit, et le cancer, au bout de deux ans, comme moi j’étais un beau Juge ventru et solennel, fut un beau cancer solide et raciné comme du chiendent.

Il faut, démone, qu’un jour je fasse pleurer de dépit le riche qui pense, parce qu’il a une superbe créature, au bras, un carrosse, à la porte, et la jeunesse sur la gueule, être un privilégié. — Vermine ! Vermine ! Et ton âme ? Et sa pâture ? Et le mal profond des ardents ? — Il faut que je confonde le savant qui croit effleurer, parfois, sur sa cornue, l’ombre de ma corne. — Poussière ! Poussière ! Que connaîtras-tu tant que tu n’auras pas fait bouillir tes creusets au soleil de ma folie ? — Il faudra que je danse, en robe rouge, une nuit, devant l’étoile que l’astronome ne cesse pas de surveiller depuis qu’il est… idiot, c’est-à-dire astronome : « Elle approche… Elle est là… Voici 365 siècles que… »

Imbécile ! Je te la ravirai, cette étoile qui se fout de toi, et je la planterai au cœur d’Hortense.

Salut Hortense !

N’est-ce pas qu’elle est belle, ma possédée ?

Un soir — il y avait trois mois qu’il l’occupait — le Juge lui dit :

« Couchez-vous avec moi.

« — Oui, monsieur. »

Six mois plus tard :

« Vous n’irez plus à la messe, sacrée dévote.

« — Oui, monsieur. »

Dix ans après :

« Vous me dégoûtez.

« — Oui, monsieur.

« — Il faut vous faire enlever le sein.

« — Oui, monsieur. »

L’année dernière :

« Hortense, vous serez ma légataire universelle. Êtes-vous cupide ?

« — Oui, monsieur.

« — Bougre de bête ! Vous ne savez pas ce que vous dites. Il n’y a pas plus désintéressé que vous.

« — Oui, monsieur.

« — Je vous donne toutes mes valeurs, mes joyaux, toutes mes vieilles dames, la tête de mort…

« — Oui, monsieur.

« — Je préfère aller en enfer, voyez-vous. Si j’offrais ma fortune à l’Église apostolique — ah ! ah ! — et romaine, un bon truchement, peut-être sincère, m’assurerait, entre deux cierges et en m’imposant quelques applications d’huile, que je suis sauvé. Mais il me plaît de vous faire riche, riche, vous qui comptez 77 ans, vous qui avez — merci, Hortense ! — perdu un sein à mon service.

« — Oui, monsieur.

« — C’est bien. Je vais en enfer, n’est-ce pas ?

« — Oui, monsieur.

« — Vous allez m’y rejoindre ?

« — Oui, monsieur.

« — Dépêchez-vous.

« — Oui, monsieur. » —

…Regarde bien, autour de toi, regarde bien :

Les implacables rideaux verts, le silence.

Cujas, la rue des Pénitents gris.

Les procès criminels, le cancer.

La déférence, l’œil du Juge.

Quarante-six ans de communauté maudite.

Le rendez-vous suprême…

L’amour !

LA NUIT DU CURÉ DE CAMPAGNE

Celui-là, je le possède pendant son sommeil. Je joue avec lui, je me joue de lui. Il est ma récréation. Quand il dort, je ne cesse pas de le laisser envahir par l’extravagance. Je lui fais vivre, aussi bien, une image d’Épinal — tu sais que j’en suis le grand enlumineur — qu’un faste de fin d’Empire, qu’une honteuse réjouissance de sorcière.

Cet homme est ignorant, simple, pieux — dans le sens très gracieux du mot — doux, pur — dans le sens le plus absolu de la chose — et si candide ! N’appelle-t-il pas, pénétré de respect pour l’Écriture, son porc : « Nabuchodonosor ? » Et, plein des préjugés chrétiens, n’appelle-t-il pas le porc du voisin : « Sale Juif ? »

Mais ces braves gens de curés de campagne ne peuvent pas impunément avoir été nourris d’enfer, de ciel, de limbes, de purgatoire, de mystères, de sacrements, d’orthodoxie, d’exorcismes, de pères de l’Église, de martyrs, de législateurs sacrés, de schismes, de prédestinations, de conciles, de miracles, de la Bible et de ses cent mille pétarades, etc., etc…, et, pour finir, de la casuistique par trop subtile de Monsieur de Loyola. Où ces pauvres intoxiqués trouvent-ils la délivrance quand ils ne sont pas fanatiques, ivrognes, débauchés et qu’ils ont la foi des innocents ?

Et puis, à force de le répandre et de le vulgariser, on finit par déprécier Dieu. De l’aristocratie, que diable ! Et, là, plus que partout.

Un pataud de séminariste, encore plein de terroir et de pommes de terre, vous donne des leçons d’infini avec une aisance qui me confond, moi, le Diable, et je ne puis m’empêcher de me dire : « Il y a peu d’années, encore, ce lourdaud venait à bout de la règle de trois grâce à son instituteur et gardait les veaux de son père. Maintenant, le voici se promenant dans les allées de la Genèse avec l’assurance d’un agronome distingué fleuri du mérite agricole : « Le deuxième jour, Dieu fit des plantations superbes… »

Tes nonnes exécrées étaient, aussi, des victimes de l’indigeste aliment catholique. Dans le jardin du couvent, il n’y avait pas une abeille qui ne bourdonnât pas cette condamnation éternelle : le péché, le péché, le péché…

Pauvres filles ! Tu les as vues : chlorotiques, gémissantes pâmées, l’écrouelle ici, la pudeur partout, le Diable là… Ou persécutrices, impitoyables, féroces, le talon dur, la clef agressive, le sein plat, les reins d’acier… Pauvres filles !

Notre bon curé a, au moins, lui, pour le purger — si je puis dire — son cochon, ses lapins, des millepertuis — fleurs vivaces — la route villageoise et l’aubépine sous laquelle des enfants lui font bonjour, la gaule à la main.

Veux-tu l’entendre rêver tout haut ?

Mais ne me trouves-tu pas trop… Comment dirai-je ?…

— Les poètes ne le sont jamais assez. Une espèce de folie héroïque et burlesque s’empare, parfois, si fortement de moi que don Quichotte me semble un pleutre au regard de mes Diables qui, coiffés de moulins à vent, perpétuent, à coups de tonnerre, le rire de Sancho, dans les cabarets du soleil.

Peut-on imaginer un poète qui ne soit pas envahi, soudain, par le faste bouffon quand, par exemple, il vient de pleurer à cause du pauvre visage d’une vieille femme et de la rose qu’elle tenait… il y a si longtemps ?

— Écoute :

…Ce Jean-Foutre de bedeau est encore à cheval sur la tige du clocher. Mais il a eu le soin de planter, dans chaque citrouille de mon jardin, un cierge allumé. En chasuble de ténèbres, un hibou m’escorte, l’enfer dans l’œil.

Drelin… Drelin… Drelin… La clochette argentine sonne dans toute fleur. Rire du Diable, tu es partout !

Bien que je sois gros, rond, petit, fort petit, sur ce cèdre entouré par les faux brillantes des étoiles et plus beau que celui du Liban, je grimpe avec l’aisance d’un singe et d’un inspiré. Possédé par l’Esprit, je vais faire mon sermon :

Sus aux incrédules ! Pourquoi n’avez-vous pas la foi ? Depuis le temps que je gueule : « Ayez la foi ! » vous y mettez de la mauvaise volonté, mécréants, et elle vous coûtera cher. Sus aux tièdes ! Sainte Thérèse qui achète au Diable le petit poignard très espagnol qu’elle plante, parfois, dans le cœur de Dieu, vous en foutra de la tiédeur ! Cette nonne aurait dû épouser Torquemada. L’un au nom de la haine divine, l’autre, au nom du divin amour, auraient fait de l’univers un immense brasier rose dans lequel les hérétiques et les moroses auraient pété comme des marrons. Ah ! mes enfants, quelles réjouissances ! Sus aux scrupuleux ! Le Démon prend, parfois, figure contrite, timorée et délicate, et lorsque, devant la sainte table, les fidèles le voient pleurer dans un mouchoir de quatre sous, ils renoncent à la communion : « Non sum dignus », et le Diable, tout en ne cessant pas de verser des larmes grosses comme des grains de maïs, fait une corne à son mouchoir : « Bonne affaire ! » pense-t-il, et, sa journée gagnée, il va se mêler aux corneilles qui, autour du clocher, mènent un sabbat d’ailes noires.

Ô mes frères, mes frères ! Écouté, en ce jour, par Balthazar le magnifique qui, dans ses festins, confondait les putains et les torches, par Sardanapale qui s’habillait en femme et respirait des sels, par le pape Innocent VIII qui, en bon père de famille, s’entoure de ses quatorze bâtards — tiens ! le plus petit porte, comme mon neveu Gustave, quand il avait quatre ans, une fort belle collerette blanche — adoré par les satrapes et les brahmanes, lorgné par les almées et les grands-prêtres, couvert de gui par les druides et d’éventails par les petits Chinois sauvés des cochons grâce au sou de la propagation de la Foi — laissez-moi essuyer, à mes yeux, un pleur reconnaissant ! — surveillé de près par un bon nombre de Hottentots, de Peaux-Rouges et d’Anthropophages, menacé — qui sait pourquoi ? — par leurs missionnaires barbus, toisé superbement par Moïse, ce célibataire à cornes, qui, les bras croisés je lui revaudrai ça ! — laisse le serpent d’airain qu’il cache dans sa poche, me contredire, salué par Job qui a du saint fumier plein le derrière, porté en triomphe par Saül qui a, comme tous les fous, les ailes légères, approuvé par une très gracieuse momie que berce un Pharaon impassible, touché à la tempe par le doigt démesuré d’un fakir pareil à une vieille racine, éventé par la palme du martyre et les voiles de ces dames : Sémiramis, la perle de Babylone ; Cléopâtre, le masque de l’Égypte ; Didon, la démone de Carthage ; Madeleine, la rousse de Magdala ; Ève, la première femelle ; Sara qui, à 777 ans, faisait, encore, avec profit et Abraham, œuvre de chair, regardé drôlement — oui, ma foi, très drôlement — par l’Antéchrist qui — Retro ! retro ! Encore un piège du Démon ! — ressemble à s’y méprendre, à ce camus de Jean-Foutre…

Maudits ! Réprouvés ! Affreux ! Je confondrai votre superbe. Dans l’huile et la paix bouillantes, je vous plongerai. Moi et l’Éternel nous entendrons les fameux grincements de dents dont parlent avec complaisance les textes sacrés. Et savez-vous ce que nous dirons, en nous passant une main de prélats bien nourris sur le ventre ? Nous dirons « Comme toutes ces tortures montent, vers nous, en fumée agréable ! S’il n’y avait pas de damnés, nous ne pourrions pas nous asseoir dans nos fauteuils de velours gros vert — non ! de velours grenat, comme chez les dentistes huppés — avec cette volupté et cet abandon.

« Quelle incomparable musique ! Une prise, père Éternel ? — « Merci, mon cher confrère. La Sulamite ne m’a pas caché que l’odeur de la tabatière… » — « La Sulamite ! Cette coureuse ! Salomon, comme tel et tel auteur moderne que je ne puis nommer, devrait être mis à l’index pour avoir raconté les turpitudes de cette noctambule. Que dis-je ! En correctionnelle — 1 franc d’amende — ce pornographe. Et pour finir : À la chaudière, la Sulamite et son froissart ! » — « Pas encore. Plus tard. Les Sultans, et j’en suis un fort décoratif — n’est-ce pas, Scharriar ? — ne font pas couper si vite la tête et l’orteil droit de leur favorite. Tu voudrais tout écraser, détruire, anéantir, toi, mon confrère. » — « Hosannah ! Je suis le Sabaoth, Dieu des armées, le grand Jéhovah, le potentat aux sauterelles… » —

. . . . . . .

…Voilà, voilà ! Que t’avais-je dit ? Mais, cette nuit, il ne s’est pas contenté de divaguer. S’abandonnant à l’inspiration que tu sais, il devint féroce. Attends, je vais le réveiller. L’aube s’annonce par le frisson de l’orient.

Pan, pan, pan !

« Eh ! Qui va là ? As-tu sellé mon chameau, Eliézer ? »

— Ouvre au soleil… Humble pécheur !

LA NUIT DE L’ESPAGNOLE

Quoi ! revoir cette caverne s’ouvrant dans le roc humide, précédée de ce jardin de buis où de dahlia semble un couteau planté au cœur languissant de l’automne ? Revoir cette solitude qu’en grelottant regardaient les peupliers de la route mêlés aux nuages gris galopant comme les troupeaux ? Non… Non… N’entrons pas dans la maison de l’Espagnole. Les Pyrénées, les plus grandes Pyrénées aux vésuves de neige ne la quittent pas des yeux.

— Entrons dans la maison de l’Espagnole. Ah ! cette salle basse, si obscure : cette crypte ! Et ces Vierges, toutes ces Vierges si parées et surveillées, chacune, par la lampe rouge ! Et cette Madone noire vêtue d’or, couronnée de feu, comme elle est prisonnière des émeraudes et des topazes ! Son cher petit enfant noir, couronné de feu, lui aussi, vêtu d’or, est gardé, lui aussi, par les gemmes jalouses. Ô cher Jésus, chétif et royal, Satan voudrait te caresser…

Senorito mio, je te salue.

— Je ne vis la maîtresse de ce lieu que deux fois, mais je n’oublierai jamais la robe trop soyeuse, couleur de tabac, de cette vieille Carmen à la moustache farouche et au ventre énorme. L’œil mauvais et l’éventail adorable : la ballerine du défi autour de la sombre préméditation espagnole…

Cette femme rotait ignoblement, mais son éventail…

— Il se souvenait de José qui, par toquade, entra au monastère et ne quitta plus, pour ainsi dire, la cagoule noire. L’Espagnole, à cette époque, avait dix-huit ans. José en comptait vingt-deux. Pendant quarante ans, elle ne cessa de l’appeler, et l’on peut affirmer que l’Espagnole a nourri son ventre monstrueux avec le plus bel amour qui fut. Elle n’avait qu’une obsession : reprendre à Dieu l’infidèle, et toute cette sainte imagerie passionnée que tu vois chez elle n’a brillé, n’a brûlé, n’a rêvé, ne s’exalta que pour celui qui s’abrutissait et vieillissait sous son vêtement burlesque et macabre.

L’Espagnole trempait ses doigts chargés de bagues dans d’infâmes sauces au safran, mais la jolie petite gourde toujours pleine : l’Espérance, l’abreuva miraculeusement toujours…

Sur le pied de la Vierge noire repose, attentif, étincelant, contradictoire, ironique, méchant et de toutes les couleurs, le jeu de tarots, et c’était, entre la vieille Carmen et la Négresse divine, d’étranges dialogues :

« N’est-ce pas, Madone ? Le Cavalier qui pleure du sang : signe de visite amoureuse. »

« Oui » faisait la Madone empestée de myrrhe, gonflée de voiles, couronnée de feu.

« — La maison basse, close, battue par les corbeaux, mais qui vous regarde avec l’œil prisonnier du soupirail…

« Signe de hantise charnelle, mala mujer ! » grondait la Madone entourée d’émeraudes comme de vipères.

« — Il ne m’a fait l’amour que trois fois, mon José. Il m’a eue pucelle, et, depuis — par la Madone ! — je n’ai couché qu’avec le Diable.

« — Mala mujer !

« — Mais, figure-toi, Madone, que le Diable a la figure de José… » —

« Señorito mio, cache-toi sous ma gaze jaune. Ne regarde pas la pensée de cette femme, dans son gros ventre. » Et, avec sa couronne de feu, la Négresse embrasée et pudique allumait la mousseline de son nuage ardent.

« …Ah ! Madone, il faut que je change, tous les jours, ton nuage. Pourquoi l’enflammes-tu tous les jours ?…

« — À cause de ta luxure, hija del demonio !

« — Et toi, que tu es avare, ô Noire ! Comme tu les défends bien tes joyaux de pacotille !

« Oui », faisait la Madone, et, des plis de sa robe où les topazes s’embusquaient comme de petits scorpions, elle tirait un fin poignard, cependant que son Jésus couronné de feu souriait à la crypte idolâtre comme il a souri à la pauvre croix quand il n’était plus un cher petit enfant noir, mais un rêveur aux boucles blondes…

« Oh ! Madone ! Madone ! Voilà vingt ans, trente ans, que je l’espère… Les tarots me disent, pourtant…

« — Qu’il reviendra ?

Et la Négresse divine riait, riait, tour odorante, chaude et nocturne, livrée aux gemmes rampantes.

« Mais caramba ! disait-elle, tu ne songes qu’à tu hermoso joven, qu’à José quand il était si droit, si fier, que la Castille et la grenade… si gracieux, si brûlant que l’éventail et l’Andalousie…

« — …Corps de mon José plus frémissant que le taureau à la première banderille… » — Et l’Espagnole se tournait vers une statuette qui représentait son amant, dans sa jeunesse, la guitare aux doigts.

« Ah ! ah ! ah ! faisait la Madone, mais, à présent, il n’est plus qu’un vieux Moine mendiant, ici ; figurant, là, l’épouvante en accompagnant la mort…

« — Et dire que le Diable a les vingt ans de mon José ! Toutes les nuits, toutes les nuits, Madone, Señor mio, je le revois comme lorsque, sous le figuier, près d’un puits de Murcie, il avait l’Espagne à la bouche, c’est à dire la flor de las celosos amores. « Est-elle imbécile, la pauvre ! » murmurait la Madone à son Jésus.

Et puis, elle pensait :

« Le Diable ? Le Diable ? Eh ! c’est un grand poète… Chut ! Il est bien beau. N’est-ce pas mon cher petit enfant noir ? »

Et le Jésus couronné de feu, qui entendait rêver sa mère et chanter éternellement Satan, faisait : « Oui, oui », sous la gaze de l’Idole très sainte…

Mais, tous les soirs, tous les soirs, leurs atours prenaient feu à la lampe voilée de vert. —

— Pauvre Espagnole ! Elle avait cinquante-huit ans quand on l’assassina. Mais qui on ? L’assassin court encore…

— Il courra toujours.

— Ce qu’il y a d’étrange, c’est que la porte ne fut pas ouverte, le verrou était mis, la clef tournée. Le chien n’aboya pas…

— Trop occupé à regarder une chauve-souris qui portait une lanterne sourde, le chien ! Quant au chat, comme une Dame inconnue lui avait passé, au cou, cette nuit-là, un collier de topazes, il dansait sur le toit pour faire bisquer la lune.

— Tu plaisantes toujours. Aucune effraction nulle part…

— La girouette n’a rien entendu. Elle l’a dit.

— Ne ris pas. L’Espagnole, dans son éternelle robe trop soyeuse et couleur de tabac, régnait sur son lit comme y règnent les morts… Sa majesté était incomparable, paraît-il…

— Elle avait connu les voluptés de la strangulation. C’est pour cela qu’elle souriait, sans doute.

— Oui, racontait-on, elle souriait divinement. Sur sa gorge, on voyait les marques d’une main singulière…

— Bertillon en perdrait le boire et le manger.

— Ton attitude est indécente. Nous parlons d’une assassinée.

— Parbleu !

— …Autour d’elle, l’ordre le plus complet.

— Et le plus mystique. Les quatorze ou quinze Vierges de sa crypte se penchaient, chacune, sur sa petite lampe rouge, et priaient tout bas, la lèvre soupirante.

Quant à la Madone noire, elle souriait, elle souriait divinement, comme la morte. Mais on constatait, vite, qu’elle était devenue folle, que son Jésus, le cher petit enfant noir, tremblait de peur, car José n’avait plus de tête. Où était-elle passée ? Ça ne l’empêchait pas de jouer de la guitare. Todavia una serenata !

— Oh ! tais-toi !

— …Quant aux tarots assemblés et agités par une main invisible, autour de la noire insensée et du décapité charmant, ils faisaient les jeux adorables de la séduction andalouse. Todavia una serenata !

— Aucune richesse ne manquait.

— Aucune ! Sauf une petite croix d’émeraudes que l’Espagnole avait coutume de porter dans le suif de son cou, à côté du perpétuel œillet provocateur. Quels chromos, ces femelles-là !

Mais la petite croix, on la retrouva, un peu plus tard, dans le gosier de la très joyeuse morte. Je ne puis te dire si c’est elle qui, dans l’égarement de l’agonie, ou moi qui… pour en finir…

— Comment, toi ?

— Eh ! — par la Négresse divine ! — j’étais las — tu comprends ? — d’entendre cette mala mujer de cinquante-huit ans appeler, depuis près d’un demi-siècle, José… José, le moine à la cagoule. J’ai les nerfs sensibles, moi aussi, mais j’ai trouvé convenable — il faut bien donner quelque illusion suprême, n’est-ce pas ? à ceux qu’on va étrangler — j’ai donc trouvé convenable de prendre, cette nuit-là, apparence de Pénitent noir.

Todavia una serenata !

LA NUIT DU CORDONNIER

Cet homme ne dort qu’en tremblant. Il a à surveiller les rêves de sa femme, les soupirs de ses filles, la sagesse de sa chatte. Que deviendrait-il s’il l’entendait miauler, celle-là, sa rousse, avec la voix de la chatte qui salue la lune dans les yeux du matou qui la désire ? Il la tuerait, il la tuerait. Mais comme d’autres chattes couleur de feu feraient le sabbat du défi, du guet et de la danse, sur le toit des voisins, il ne serait pas délivré. Au moins, la présence de sa chatte, la Moune, l’empêche d’entendre gueuler les autres, et sa damnation, quand il la voit couchée entre son pot de basilic et le bossu facétieux du chromo qu’accompagne le bénitier, il respire un peu, mais il a, dans chaque œil, un joyau de braise.

Cet homme ne dort qu’en tremblant. Ses filles, ses jumelles, ses rousses, ah ! si elles s’avisaient de s’amouracher d’un homme ou de Dieu, ils les tuerait, il les tuerait. Mais comme d’autres belles et hautes pucelles couleur de feu coucheraient soit avec un galant, soit avec un scapulaire, il ne serait pas délivré. Au moins, la présence de Jeannine et d’Armande, celle-ci cousant, la tête coiffée de soleil, celle-là penchée sur l’âtre, la tête coiffée de flamme, l’empêche d’entendre gémir ou prier les autres pucelles rousses. Il respire un peu, mais il a, sur la langue, l’ardeur du piment rouge en regardant ses damnations.

Cet homme ne dort qu’en tremblant. Pendant qu’il serait à côté d’elle, comme un mort, sa femme, sa Berthe, sa rousse, pourrait penser qu’elle aurait pu épouser un petit homme blond au poil pauvre. Et si, le lendemain, il voyait trace de ce songe criminel dans les yeux de cette catin, il la tuerait, il la tuerait. Mais comme d’autres épouses couleur de feu font l’adultère mental, à toute heure, il ne serait pas délivré. Au moins, la présence de sa damnation qui mesure 1 m. 78 et qui est toujours à astiquer ses cuivres où elle se reflète trente fois, l’empêche d’entendre le péché cheminer, comme un solide vagabond, dans l’âme rousse des épouses rousses. Et bien qu’en effleurant la jupe de sa terrible Berthe, il soit mordu au flanc par le chien maudit qui a toujours, à la gueule, du crin de cilice, il respire un peu…

Tout en bras et jambes, ce cordonnier, ce brun, sec comme un fagot, bon pour la cagoule, grand à faire fuir les araignées des solives quand il se lève de son établi, le nez dur, le cheveu en broussaille, l’œil trop clair pour ses paupières de suie, cynique, sale et noir comme le cul de la marmite. Le diable des catholiques, quoi ! Un vilain diable, entre nous. Ces gens-là, quoi qu’en ait dit René le Suspect qui, toute l’éternité, sera, à la fois, surveillé par Dieu et le Démon, n’ont pas de génie. De l’Esprit du mal, ils ne firent jamais l’Esprit du beau, l’Esprit du bien, ou, simplement, l’Esprit. Quand ils l’embusquèrent, dans la masse de leurs cathédrales, ce fut toujours sous la forme impure, forcenée, triste… Ah ! ah ! ah ! Et qui, pourtant, donne, aux carillons, là-haut, là-haut, la note libre et discordante ? « Ça sonne faux », dit l’Archiprêtre. » — « Monsieur l’Archiprêtre, je vous fais mes excuses, mais ça sonnera toujours faux, c’est-à-dire, malgré vous, ironique et joyeux… »

Et, par un étrange renversement, le Diable, sous les corniches, a plus de séduction que les saints, dans les vitraux, et toute la ferveur gothique ne fut que le triomphe de la Gargouille…

Revenons au cordonnier qui ne dort qu’en tremblant. Comment reposerait-il avec calme et confiance, cet homme ? Berthe ? Une rousse à l’œil bleu. Jeannine ? Une rousse à l’œil vert. Armande ? Une rousse à l’œil noir. La Moune ? Une rousse à l’œil jaune.

Lui, a l’œil, tour à tour, vert, noir, jaune et bleu. Ce phénomène se produit, la nuit, quand il rôde et se plaint si doucement, si doucement que la pluie qui tombe de la gouttière s’étonne, elle, pourtant, si pleine de langueur… « Je les tuerai… Je les tuerai », gémit-il. « Pourquoi ? » lui demande le vent humble, le vent honteux, le vent « parent pauvre » qui mendie un soliveau aux échoppes, un tour de valse à la girouette.

— « Pourquoi ? Parce qu’elles sont rousses, rousses, rousses, rousses… » Et ses yeux se remplissent de pleurs d’amour.

La femme du cordonnier a un grain de beauté ravissant comme un œil de souris, au coin du ventre. Malheur ! Le père impie ne cesse de penser que ses filles dont les vingt ans sentent la fleur et la chèvre, ont, aussi, un petit œil velouté, sombre et pensif, au coin de leur ventre de rousses… Et quand, à minuit, il se jette sur sa femme, comme un maudit, c’est qu’il songe avec trop de fureur au ventre des pucelles habité par l’œil de rongeur…

Dans la petite boutique de province, ce sont des scènes perpétuelles. Son Satan velu n’est pas commode. On dit, dans le peuple, qu’il « boit ». Ah ! ah ! Il est si sobre, cet homme, qu’un verre de vin, par jour, suffit à sa soif de cordonnier. Quant à sa soif de diable, c’est autre chose. Moi je sais que le delirium tremens ne quitte pas ce terrible alcoolique, mais comment soupçonnerait-on à quelles bouteilles flamboyantes ce diable s’empoisonne ?

Le bénitier qui règne au-dessus du chromo grotesque entend, chaque jour, chaque soir, chaque nuit, des cris qui font trembler la luxure sur son humble trône provincial.

Et, pourtant, le possédé n’agit que comme un méprisable ivrogne, une brute d’ouvrier enchaîné à l’établi. Mais Nabuchodonosor, Sardanapale et Balthazar ont fait pas mal de putains, de maudits et de pourceaux avec moi quand je prends apparence de grande femelle triste…

Et nos descendants peuplent la terre…

Mais n’effrayons pas les dévotes et les apothicaires. Ceux-là sont, aussi, mes suppôts, cependant. Tout ce qui s’inspire du sadisme m’appartient, et je sais que les paroissiens et les bocaux sont pièges à damnation. Dormez en paix, apothicaires et dévotes. Je ne veux vous faire aucun mal, mais si j’approchais, de vos carcasses ointes, l’allumette de soufre, vous flamberiez comme Sodome et Gomorrhe, et ne vous en étonneriez pas.

L’autre semaine, le bruit courut, dans la petite ville, que Jeannine s’était cassé deux dents, en tombant contre un trottoir. Ah ! crédule petite ville ! Et du poing du Diable, qu’en faites-vous ? Mais, aussi, pourquoi cette naïve de Jeannine a-t-elle déclaré qu’avant ses trente ans, il se pourrait qu’elle eût envie de se marier… peut-être ?… « Voilà pour toi, ma rousse ! » Et Jeannine, mutilée, roula à terre.

« Tiens ! Madame Berthe, vous avez donc un compère-loriot ? » « Oui », fait Mme Berthe qui a, aussi, de la dignité, et qui absout tous les crimes de son diable. Mais c’est encore un coup de poing de celui-ci que la cordonnière dissimule sous un bandeau pudique. Figure-toi qu’elle avait, cette femme, dit aimablement bonjour à un client — et quel client ! — Pataud, le crétin. Mais pour le cordonnier l’outrage qu’il reçut eut une raison plus sérieuse. Tandis qu’elle souriait à Pataud le crétin, tout le corsage bleu que Mme Berthe avait sur elle souriait, souriait, aussi… Il souriait comme sourit le sulfate de cuivre dans le laboratoire jaloux, le bluet sur les images pieuses, l’ange Gabriel dans la verrière qui s’éteint sur le couchant… Eh quoi ! Madame Berthe, êtes-vous donc si candide que vous ignorez la malice de la couleur bleue, sa puissance perturbatrice sur les sens du Diable ? Et tandis qu’elle enveloppe votre poitrine de rousse, vous souriez ! Vous voulez donc provoquer l’enfer, Madame Berthe ? « Voilà pour toi, ma rousse ! » et la victime jeta un si grand cri de douleur qu’à la fois, le bénitier et le bossu eurent un sursaut.

Armande, aujourd’hui, est couchée. Elle crache un peu de sang : un coup de poing entre les deux épaules. « Voilà pour toi, ma rousse !… » Mais, hélas ! pourquoi chantais-tu, Armande, une chanson où il est question de cerises et de résédas ? Les résédas et les cerises, dans l’âme d’une rousse, n’est-ce pas, cordonnier, que c’est à rendre fou, que c’est à dresser le Démon contre le Démon ?

D’ailleurs, la chatte est à moitié assommée, elle aussi. Ne s’est-elle pas avisée, cette imbécile, de chercher le Diable, de son œil jaune, plein de trahison, par-dessus l’épaule du cordonnier ? Cet homme subtil est jaloux de lui. « Voilà pour toi, ma rousse ! » et la chatte, en léchant, sous le bénitier bénin, son ventre douloureux, médite sur les passions de Satan…

Vive Satan, le boutiquier, le poilu ! Que veux-tu ? Il a décidé qu’à l’éternité de sa poix, de sa colle, de ses chromos grivois, idiots ou sanglants, de ses clous, de son tablier de cuir, de sa barbiche dansante, de son rire affreux, de sa frénésie qu’il ne s’explique pas, de sa concupiscence qu’il ne connaît pas toute, il fallait la dévotion absolue de Berthe, de Jeannine, d’Armande, de la Moune, ces quatre torches enflammées !

LA NUIT DE L’ERMITE

— Que dit-il ?

— Il dit : « Va-t’en ! »

— À qui ?

— À une Ombre qui lui répond : « On ne chasse que ceux qui sont chez vous. »

— Il pleure.

— Il crie : « Va-t’en ! » encore, et, pourtant, que vois-tu ?

— Une besace, au mur ; une écuelle, sur la table ; une litière de feuilles sèches où l’Ermite est couché.

— Couché ? Ah ! Ah ! Il danse, partout, l’Ermite, et jusque dans la cheminée avec la hulotte, et jusque sur ce croûton de pain avec la souris vorace, et jusque devant la lune avec le blanc péché du désespoir. Tu aperçois un pauvre corps étendu, mais regarde : de la blessure que lui fit, au côté, le cilice pénitent, qu’est-ce qui s’échappe ?

— Des larmes d’or. En vérité, des larmes or…

— Cléopâtre eût pu les pleurer et Madeleine les pleura.

— De ce sein flétri, qu’est-ce qui s’élève ?

— Une rose, en vérité, une rose…

— Entr’ouvre-la.

— Un grand œil de braise ne cesse pas de s’y fermer et de s’y ouvrir…

— Je te défends de regarder le mien.

— J’ai peur.

— L’Ermite, aussi, a peur, car le rossignol a une cagoule brune, mais quelle voix ! Car la cruche est en grès, froide et pauvre, mais, de son goulot, coule, inépuisablement, — ô vision plus tentatrice que toutes ! — l’eau du Jourdain, l’eau pure par excellence, distribuée par la main mortelle de l’apôtre, une main calleuse, humble et grande… L’Ermite est troublé à cause de cette main.

— Comment ?

— Tout simplement parce qu’il la contemple dans son animalité passionnée et triste. Il n’en faut pas davantage pour être grandement coupable et grandement damné. N’as-tu jamais, toi, désespéré de ton âme à cause d’une main ?

— J’en vois une, souvent, immobile dans les ténèbres. À ses doigts, sauf à l’index, étincelle, en guise d’ongle, un diamant aigu, mais je ne peux jamais connaître ce que le doigt indicateur, à son extrémité, a comme symbole. Il reste dans l’ombre.

— Je te défends de regarder le mien.

— J’ai peur.

— L’Ermite, aussi, a peur. Il aperçoit sa ruche, à travers les volets clos. Elle est coiffée d’un soleil fatigué et doux, et rien de plus dissolvant, pour l’esprit, que de surprendre la langueur des audaces rayonnantes. Ne frémis-tu jamais, non quand les cymbales chantent, mais lorsque, dans un coin, elles sont là à attendre ou, peut-être, à désespérer ?…

— Pourquoi ?

— Parce qu’elles pensent qu’elles ne seront, sans fin, que du pauvre bruit… Et, pourtant, l’âme des orages les habite.

Je te défends de regarder mes mains qui, parfois, font s’exalter vainement les cymbales…

— J’ai peur.

— L’Ermite, aussi, a peur. « Va-t’en, dit-il, va-t’en ! » Il veut chasser ainsi, avec l’Ombre sans nom, la poussière du sol, la corne du fagot, les racines qu’il a fait bouillir pour les manger à l’aube, heure où le péché grelotte, sous la croix du chemin, la bure mouillée à l’épaule, pèlerin contredit, égaré… Il veut chasser, ainsi, ces quelques châtaignes dont l’une garde la coque verte, piquante, amère, et cette sandale qu’égratigne la ronce, et ce clou qu’il a planté dans sa main par imitation sacrilège et sainte, et ce liseron qui se plaint, à sa porte, plus innocent qu’un soupir de chérubin… — Je te défends d’écouter mon soupir — « Va-t’en, murmure l’Ermite, va-t-en ! » Sais-tu ce qu’il a entrevu, cette après-midi ? Une chèvre, une belle chèvre grise comme la poussière et comme la misère et coiffée de chèvrefeuille, entre le soleil et le roc… « Va-t’en, dit-il, va-t’en ! » Sais-tu ce qui a sangloté quand il a passé ? Une compagnie de cailles… « Va-t’en, dit-il, va-t’en ! » au sanglot qui a plus ému le blé que ne le fera la faucille. Sais-tu à quoi il pense maintenant ? À la fumée de son toit, et il se voile la face. Ceux qui ne sont jamais envahis et tourmentés à cause de la fumée et de sa ceinture légère, sont, en vérité, indignes de moi.

Souris, ma fille, souris, mais je te défends de regarder ma ceinture…

L’Ermite, à présent, rêve d’une chasuble d’or et voit, braise forcenée et ravissante, son cœur brûler dans l’encens, pour la gloire de Dieu. — Ah ! ah ! — Je plante, dans son front, l’améthyste romaine, et le coupable mystère papal rit dans ses yeux maudits. Jamais il ne fut plus à moi, mais je le préfère avec son froc déteint.

— Je l’emporte — regarde ! — je l’emporte…

— Pourquoi ? Il ne pèche jamais, cet homme.

— Jamais. C’est pour cela que je l’emporte, ce grand désespéré. J’en ai de moindres : ceux qui succombent — Ah ! ah ! — J’en ai de pires : ceux qui ne sont jamais tentés. — Ah ! ah ! — Que ne donneraient-ils pas, dans la longue monotonie monacale, pour voir, sur le mur blanc, danser une ombre ? Pour voir, au chapelet de buis, s’enrouler le serpent ?

Je te défends de regarder mon chapelet.

LA NUIT DE L’ARCHANGE

— Tu dis fréquemment : « Dieu ».

— Et comme le Diable ne cesse pas de se manifester à moi, je pense qu’il doit être plus puissant ou plus hardi que Dieu puisqu’il nous est plus sensible. Quant à leur essence, à leurs rapports, j’avoue que je ne les conçois qu’en poésie. Mais personne ne peut me reprocher d’avoir, à la fois, l’ignorance et le ravissement des poètes, leur puérilité et leur intuition éblouissante, leurs yeux d’enfants et leur âme de devins.

Quand quelque douleur m’atteint, j’évoque Dieu. Quand quelque joie m’arrive, je remercie le Diable. Comme les poètes s’expriment volontiers en « imagerie », je te dirai que, pour moi, Dieu est le chêne, et le Diable l’ombre démesurée, ambiguë et ravissante de cet arbre aux racines éternelles… Que Dieu est le grand lis que je salue et je respecte, que le Diable, est la bête rouge et cornue qui, en s’échappant du lis, nous en révèle la blancheur et nous en démontre la dépendance. Rien ne peut empêcher le lis d’être si radieux, rien ne peut empêcher la bête curieuse et méchante de plonger en lui de toute son ardeur et de toute sa malice. Admettons que l’un est la Sagesses et l’autre, l’éternelle Avidité.

Je donne facilement à Dieu le Songe, et, au Diable, le Mouvement.

— Philosophie de poète !

— On ne peut pas dire : « Poésie de philosophe. » Comme ces gens-là sont embêtants pour la plupart ! Eh ! ne vois-tu pas l’avantage du gavroche sur le digne monsieur de l’Institut, du moineau sur le garde-champêtre, et, sur le carême, l’avantage de Triboulet qui croit à l’éternité du carnaval ?

Philosophie de poète ? Mais n’ai-je pas raison avec moi-même, comme ont raison avec eux-mêmes, Jérémie quand il se lamente, David quand il danse, Socrate quand il s’empoisonne, Marc-Aurèle quand il est sa propre statue de marbre blanc, Voltaire quand il fait luire son petit œil de Satan parcheminé et Spinoza quand il met ses chères lunettes ?

Ce que je veux, c’est ne pas prendre voix pédante, féroce, taciturne, implacable, c’est ne pas crier : « Puisque je possède la vérité, je vous en fous un grand coup sur la gueule », comme criaient, à travers la pompe liturgique ou avec l’affreux zèle du fanatisme, Bossuet qui mettait, entre Dieu et le chrétien, la pourriture d’un cercueil, et saint Dominique qui voyait jaillir, des yeux de son crucifix, la première étincelle des bûchers espagnols.

« Croyez cela… » n’ont-ils pas cessé de me dire les uns et les autres. Quelle arithmétique, quel catéchisme ont jamais touché un poète ? Faire de Dieu une proposition mathématique ! Une révélation pour orphelines et sacristains ! Merci. Je préfère l’entrevoir dans les yeux du lièvre quand, de ses yeux dorés, il regarde la solitude.

Puisque personne n’a jamais raison pour tout le monde, laissons donc les poètes divaguer à leur aise. Quant à moi, nul ne m’empêchera de trouver, dans un conte d’Andersen, la morale éternelle, d’entendre se perpétuer la revanche du petit Poucet dans la carmagnole des Sans-Culottes et d’être persuadée que Robespierre fut plus influencé par le cynique Chat-Botté que par toute l’Encyclopédie.

— Folle !

— Oui… Mais un philosophe cesse-t-il de crier aux autres philosophes : « Messieurs, « vous faites erreur ? » Pour moi qui entends tout, cette pompeuse et courtoise formule veut dire : « Vous qui ne pensez pas comme moi, vous êtes des buses, des porcs et des chameaux. »

Ah ! soyons poètes, les poètes, et ne lisons pas les livres qui commencent ainsi : Théorème I. Ne passons jamais au second. Allons, plutôt, dans le jardin, et quand nous voyons la tortue mêlée au fenouil, le moucheron à la pivoine, le soleil à ses milliards de reines de Saba aux cymbales insolentes, le lilas au printemps et la corne au chèvrefeuille, murmurons : « Voilà notre système divin », et, sous le bosquet tendre qu’entourent de leurs bras légers les filles du rêve, saluons Épicure et Job, Descartes et Isaïe, ce paisible Renan et ce démoniaque Josué, ce doux Platon et ce fort peu romanesque Taine, saint Augustin l’inquiet, et Confucius le sage, ce noble Kant et cette petite folle de M. de Voltaire, regardons-les tous s’embrasser en versant des pleurs idiots et ravissants, car depuis que le monde existe, erre, se bat, pleure, espère et souffre, la rose a toujours fleuri.

— Par Dieu et par le Diable, tu as raison.

— Surtout par le Diable. Dieu ? Eh bien ! je ne le trouve pas partout, partout. Quant au Diable, il n’y a pas un chapiteau, un voile de vierge, une cornue, une corolle, un cilice sous lesquels il ne m’ait souri. Si on supprimait le Diable, que deviendrait « l’autre rose », dans la poésie, celle que l’on cherche, sans fin, la corne au front, en nudité de faune ? Que nous importerait la science si nous ne lui voyions plus les yeux inquiets de Faust ? Daignerions-nous habiter nos Paradis si nous pensions qu’ils ne seront jamais traversés par le serpent ? Et si la musique ne nous ravissait que par l’orgue ou la harpe, nous serions saints, peut-être, mais non ces démons qui rient, s’exaltent, frémissent de tout l’or irradiant de leur richesse physique parce qu’ils ont vu le Diable étinceler et vivre contre le Diable quand deux cymbales ont fait : zim ! de tout leur soleil chantant.

Peut-on imaginer la volupté sans le Diable, lui qui nous détourne si souvent de la volupté car la tentation est son jeu suprême ?

Concevons-nous un Michel-Ange qui n’a jamais, sur un échafaudage, surpris son Double, noir, pensif et formidable ?

Quant à moi, je suis sûre que si on supprimait le Diable, le Dante jetterait au vent sa couronne de laurier, car ne la promener, cette austère couronne, que devant la Sainteté organisée en hiérarchie et coiffée d’une auréole, n’est-ce pas, le Dante, ça ne vous dit rien ?

Lorsque je frissonne étrangement de la tête aux pieds parce qu’une couleur est d’un certain bleu et un fruit d’une certaine acidité mélancolique, je ne puis que songer au Diable qui habite le bleu ambigu de la couleur et qui, en riant, refuse au fruit l’abondance de suc qui le ferait sucré.

Le Diable est avare, parfois, et c’est une de ses séductions divines.

C’est lui la prunelle de notre œil et la glande sagace de notre mâchoire. C’est lui l’inspirateur de nos sadismes, ces élégances de nos sensations et leur déformation savante. Quelles sont notre ignorance et notre pauvreté quand nous ne faisons que manger du pain, en mangeant du pain, quand nous ne caressons qu’une palombe en caressant une palombe !

Le Diable, heureusement, a ses initiés et les fait presque aussi délicieux que lui.

Je te jure que je l’ai vu aider Jésus à porter sa croix, que je l’ai vu glisser, dans la main de sainte Thérèse, la plume enflammée qui devait révéler, en partie, le secret de la passion divine. Je te jure que je l’ai entendu dire au Vincy, à ce démon plus que lucide : « Mon Bien-aimé », et je te jure que l’Évangéliste ne fut dément, démesuré, magnifique, confus et détestable que parce que, cette fois-là, Satan essaya d’égarer Dieu.

Si on interprète la Bible sataniquement, elle est inouïe.

Si on accepte la Bible dans le sens traditionnel, elle est inique, grotesque, intolérable. Jéhovah, en lui-même, ce vieil Hébreu si fatigué, n’est qu’un Dieu ridicule, affamé de malheurs et distributeur d’outrages aussi puérils qu’odieux. Mais que le Lyrique insensé, maudit et somptueux s’en mêle, et voilà que nous pleurons sur le lis vêtu de solitude, la folie aux cordes chanteuses, l’adolescence du berger-roi, les roseaux du Nil soumis aux pleurs d’un enfant, Rébecca accoudée sur le puits, comme toutes les femmes, les marchands bigarrés, démons des tribus odorantes et brunes, l’adorable plainte de l’Ecclésiaste qui, à force de tout détruire, devient éternelle, le cèdre qui, dans le vent nocturne, balançait les étoiles de la Genèse sur le silence de l’Asie…

Et, finalement, nous restons persuadés pour peu que nous soyons poètes, que la Bible est une longue, incohérente et ravissante prouesse du Diable, que Jéhovah est la charge de Jéhovah faite par l’espièglerie ou la mauvaise humeur de l’Artiste qui est trop grand pour n’être pas bouffon, et trop joyeux pour ne pas poser, sur les genoux de Babylone, le groin de Nabuchodonosor après que, de fastes en fastes, il fut changé en pourceau.

Le Diable ? Oui, le Diable ! Est-il nécessaire que je croie au Dieu offensé par le Diable pour croire au Diable ? Non ! Non !

Et, par le Diable, je crois au Diable !

Il fleurit toutes nos ferveurs et les rend gracieuses, il embaume nos vertus d’un petit sachet très pervers — lavande ou mélilot — il couronne nos vices, royalement, d’une tour qui pense, de mille pierreries, d’un tourbillon de parfums ou d’un beau rire d’esclave. Il met, dans le salut de la nonne, la réserve coupable et, dans l’exaltation du prédicateur errant, le grand cri éperdu des bêtes errantes. Il nous amène l’hirondelle, cette âme suspecte, vorace et délicieuse, et fait, sans cesse, partir de nous, ce migrateur éternel : l’amour.

Mais il nous comble davantage, encore. Il donne ses yeux décevants et splendides à nos bien-aimés, et je n’adore, en eux, que la tricherie éternelle de Satan.

Il est toute notre activité, toute notre plénitude, et, si nous étions équitables, nous prierions le Diable comme nous prions Dieu, et avec plus de ferveur, même, car, entre nous, le Diable est diablement réalisateur et pratique, tandis que Dieu — veux-tu que je te dise ? — eh bien ! ce n’est qu’un fichu rêveur.

Dieu ? Il attend que les poètes le réveillent, mais Satan se charge — crois-moi ! — de réveiller les poètes.

Nous sommes si pénétrés de toute cette imagerie enfantine : le ciel et l’enfer, que, malgré nous, nous employons le vocabulaire des catéchismes. Mais que savons-nous ? Rien. Que sentons-nous quand nous sentons ? Tout.

Vive donc le Diable, par lequel je sens. Toute enfant, je jouais, déjà, à cligne-musette avec lui, et son ombre provocatrice et dansante m’effleure chaque fois que je touche aux fleurs, à la lumière, au désir, cet ange insatiable, à la force, ce démon trapu et concentré qui n’est que silence, alors que son frère rapide n’est que soupirs.

Et que le Diable soit sorti d’un antre ou descendu d’une montagne, qu’il ait fait éclater l’étoile qui le contenait, en ouvrant ses ailes, ou qu’en s’échappant de l’enfer, il ait salué l’ombre du musicien désespéré que m’importe ! Il me suffit de le savoir là, là, là, vois-tu, à mon côté, et de caresser sa tête intelligente.

Ce que nous éprouvons, c’est notre seule vérité. Eh bien ! j’aspire à Dieu et je possède relativement Satan. Ne sont-ils qu’Un ? Sont-ils Deux ? Les catholiques ont admis la sainte Trinité, moi, j’admets sans m’imposer — que Dieu et le Diable m’en gardent ! — la rigueur d’une doctrine, j’admets — que dis-je ! — j’adore le saint Dualisme qui m’est révélé, et ceux qui le forment, dans l’harmonie fondamentale, Dieu et le Diable, me sont aussi précieux l’un que l’autre.

L’un s’abîme dans sa perfection, mais nous le réveillerons définitivement, un jour, nous, les chanteurs !

L’autre qui est toute agitation et toute folie, toute audace et toute imprudence, tout génie et toute curiosité, va, une fois, haranguer les filles de la pluie qui pleurent, vertes et grelottantes, sur les réservoirs célestes qu’elles alimentent en soupirant : « Eh ! Mesdames, ne vous plairait-il pas de vous rallier à mon panache rouge ? Allons rendre visite aux sacrés faunes du soleil dont la tignasse flambe, flambe et qui ne cessent pas de faire la ronde, l’azur au cul… »

Immédiatement, sécheresse sur la terre des hommes et dans d’autres planètes. Mais ne nous occupons que de la nôtre. Assez de travail comme ça !

Une autre fois, c’est quatre ou cinq Cyclopes démoniaques qu’il embauche : « Ouste ! Vite, ce monde à bas, mes gaillards. Faisons gronder les échos de l’infini et lever un sourcil interrogateur à mon Double, le Seigneur sérénissime. »

Et nous voilà dans les tremblements du sol, les cyclones, la fuite éperdue des cavales de sable, aux déserts…

S’il secoue, par trop rudement, quand il les rencontre, dans les bouges mélancoliques du mysticisme, Job, Benoît Labre, Élisabeth de Hongrie, Verlaine et deux ou trois fakirs… la pestilence, le choléra et la dévotion s’abattent sur nos cités, car ces illuminés ne sont pas sans porter sur eux des colonies de microbes, étant donné qu’au profit de leur âme, ils négligent abominablement leur chevelure.

— Assez d’enfantillage, voyons…

— Mais il s’agit de la pétulance du Diable ! Tu dois te souvenir qu’il ne fut pas en repos tant qu’il n’eut pas proposé à Ève une charade : « Mon tout est un fruit délicieux » — et enseigné à Noé — la première ingénue ! — l’art de manquer à la pudeur sans le faire exprès.

Ne plaisantons plus. Qui a dit avec une étonnante audace : « On ne meurt que lorsqu’on le veut bien ? » Et il ne s’agissait que de notre corps. Combien notre âme est plus puissante ! Moi, je crois que ceux qui n’ont pas cessé d’aspirer à l’éternelle lumière la verront.

— Je salue ta foi profonde.

— Qui peut avoir raison contre l’absolu miraculeux de l’espérance et du désir ? Ainsi que Caïn naquit criminel, Pascal géomètre, Mozart musicien et ma mère sainte, je naquis « supra-terrestre ». Je regrette de ne pouvoir exprimer la splendeur de cette prédestination qu’en un langage imparfait, mais tu n’as, sans doute, pas oublié qu’à quatre ans, je donnais l’immortalité à ma poupée. Ça ne m’avait pas empêchée, d’ailleurs, de la tuer impitoyablement d’un coup de « peignoir » en pleine poitrine.

— Ah ! poète !

— Oui, déjà, Dieu et le Diable, sans avoir jamais entendu parler d’eux… Le rêve et la frénésie : toute mon existence !

Il est des jours où je m’imagine que c’est le Diable qui défend à Dieu de m’approcher de plus près, et cela, par jalousie, par sollicitude, et qu’il lui dit, une fois : « Non ! tu ne te révéleras pas davantage à l’âme de cette rêveuse. Elle est à moi… » Et, une autre fois : « Tu l’épouvanterais, vois-tu, avec la métaphysique inconcevable. Cette pauvre petite âme ne peut pas, encore, se nourrir de tes infinis. Mais, moi, j’ai l’art de les lui faire absorber, peu à peu, et sous une forme charmante. Je parle en poète à ce poète… Je ne lui assène pas, soudain, à cette créature, un coup de lune, sur la tête, un coup de cette massue glacée, mais, lentement, amoureusement, religieusement, je la rends apte à recevoir tes agressions inouïes quand, parfois, tu quittes le sillon étoilé de la sagesse, quand, parfois, tu t’attaques à Pascal et le rends fou…

Lorsque avec cette démone qui est si fervente, si compréhensive élève, j’aurai créé la Démone, alors, je te la livrerai.

Tu seras ébloui ! » —

— Ma beauté, bien que tu te serves d’un langage fort usuel, parfois — mais j’aime ces familiarités vibrantes — et que tu extravagues avec trop de complaisance, je prends, cette nuit, ma forme d’Archange, mais comme je suis trop resplendissant, ferme les yeux.

— Parlons. Donne-moi ta main, et dis-moi pourquoi l’on veut que je rôtisse éternellement, moi qui désire sauver tout le monde.

— Même les nonnes, les prêtres, les fanatiques de ta jeunesse ?

— Eux, surtout, qui n’ont pas su que, dans mon cœur radieux, battait un peu de leur éternité. Les vrais malheureux sont ceux que leur aveuglement rend injustes et cruels. Toute enfant, je m’imaginais qu’il y avait des prisons pour ceux qui font du mal aux ailes. Et puis, j’ai su que les pires bourreaux sont délivrés par le papillon qu’ils dégagent d’une résine. Nos rédemptions viennent toujours des choses innocentes.

— Oui, je te l’affirme : la vie éternelle est à ceux pour lesquels, un soir, des oiseaux ont chanté.

— Une fois, j’ai souri à une biche qui allaitait son faon, eh bien ! figure-toi que je me suis sentie mère, soudain, d’un faon pareil. Veux-tu le voir ? Il ne quitte jamais ma robe.

Mais pourquoi y a-t-il des chiens méconnus, des grains de blé qui frappent, en vain, le sol de leur petit brodequin d’or et que les hommes ne veulent jamais entendre ? Et ces malheureux cochons que l’on saigne au milieu de torches fumeuses et qui n’ont jamais pu encore bénir l’homme pour sa pitié !

Se peut-il ! La beauté, la douleur des bêtes font maternelles mes hanches, et, quand elles me caressent, et, quand elles souffrent, c’est aux flancs que je suis touchée. Si on les égorge, je suis frappée de démence, et je me cache en maudissant la vie qui nourrit ses créatures de la chair de ses créatures.

— Tous les cochons pensent à toi, avant de mourir, ô démone ! Ils savent combien tu es douce à la condition affreuse des animaux, ces dieux muets qui aspirent, sans fin, au cœur de l’homme. Apaise-toi : la tendresse est le miracle impondérable. Il tombe où il faut, quand il faut.

— Merci. Mais je passe pour toquée.

— Il n’est que la divine incohérence des poètes : ce qu’ils disent est insensé et plein de désordre, et, pourtant, sous leur regard insaisissable, ils groupent l’harmonie de tous les temps, et le trépied où divagua la sibylle voit s’avancer, religieusement, vers lui, quand la foule s’est écoulée, la Sagesse aux tablettes d’airain.

Pêle-mêle, les poètes jettent la récolte. Ceux qui les lisent, dégagent les grains, et, dans chaque gerbe que lia le moissonneur ingénu, bat déjà le cœur du boisseau.

— M’expliqueras-tu, encore, par quel miracle je crois que mon âme et mon corps n’ont aucune souillure ? J’ai, pourtant, parfois — comme malgré moi, il est vrai — fait traîner mon rêve dans les pauvres bouges du plaisir, mais, soudain, mes ailes claquaient à la porte et m’emportaient. C’est triste, l’étreinte charnelle. Chaque fois, il me semble qu’on assassine un dieu, qu’on ensevelit un ange dans sa robe légère, qu’on plante un méchant couteau dans une gorge pure, que, dans les couches voluptueuses, nous fermons les yeux à l’une de nos suaves amours. Et ce qui vient nous secourir — ô grâce, ô mystère ! — c’est le bluet ou le pinson d’un de nos contes enfantins.

Ainsi, je sens que je peux blasphémer, haïr, tuer même, abattre le Temple qui outrage, assombrit ma pensée, être maudite des hommes puisque je prends attitude de bête dansante, sauvage et seule, me masquer du voile odorant du mensonge, être détestable comme le soleil sur le lépreux, perfide comme la lune sur l’exode des pèlerins, méchante comme la mer qui fait du naufrage son Vésuve désespéré, mais que je dois me refuser à ce plaisir rauque, suant, affreux…

Oh ! Comme je voudrais pouvoir dire : « Ma pureté satanique ! »

— Dis. Ce n’est, déjà, pas si mal. Mais vous ne savez pas le nom de toutes vos divinités jalouses, ô poètes ! Votre blancheur ? Elle fut à jamais souhaitée par les neiges éclatantes, l’azur armé de constellations, les séraphins, ces braises volantes, les marguerites, ces petites tristesses douces des vieux jardins…

Mystère ! comme tu dis. Vous péchez par l’esprit plus que le Juif aux trente deniers, que le fratricide aux jambes velues, qu’Hérode aux mains de vieille proxénète, que la Cathédrale, tentation de pierre, à l’âme d’encens, que les pourpres qui regardent, dans les fins d’Empire, les glaives, mais vous êtes éblouissants, ô Mages, et la tunique de lin est à vous.

Il faut choisir. Il existe une vaste équité inconnue. Les terribles délices de l’âme sont ignorées de ceux qui s’attachent aux satisfactions des sens.

La grande soif de Babylone est aux orgueilleux qui ne se désaltèrent jamais à la coupe méprisable.

— Les lits sont étroits pour les fous qui rament dans les étoiles. J’ai choisi. C’est pour cela, sans doute, que je suis si joyeuse.

— Tu veux dire : si invincible. Les êtres qui ont l’illimité devant eux sentent battre, à leurs épaules, les belles ailes victorieuses : elles sont farouches.

Vos chaînes, ce sont les bras qui vous étreignent, et les yeux de vos amours trop humaines sont, pour vous, les pires cachots.

Va, si tu ne connais que la solitude des déserts, tu en possèdes aussi la lumière.

— Qu’est-ce que je ne possède pas ?

Puis-je ouvrir les yeux ?

— Oui, car ton âme est, en ce moment, divine. Il est des heures où tout mortel peut regarder en face le soleil.

— Les mortels ne le savent pas.

— C’est pour qu’ils l’apprennent que j’ai lâché, dans l’Univers, mes plus chers, mes plus infernaux, mes plus purs démons : les Poètes.

LA NUIT DE LA DÉMONE

— Je vais te dire adieu.

— Mais tu reviendras ?

— Comment donc ? Ma présence te fut plus sensible pendant ces quelques nuits où nous avons couru, ici et là, mais est-ce que je te quitte jamais ? Ainsi, belle chérie, tu n’es pas seule.

— Ah ! ah ! ah !

— Pourquoi ris-tu ?

— Ah ah ! ah ! Tu es, Satan, aussi fat qu’un homme. Mais je suis bien fière : j’ai dupé Satan, lui-même.

— Toi, démone, tu es…

— …L’espoir, le désespoir ? Que de misères ! Et que de complications, la poursuite et le but ! Mais aimer pour aimer et, souverainement, comme on respire… Ne pas vouloir tirer des satisfactions de son amour… N’en désirer que de l’abondance… Ne lever jamais pour personne le voile odorant du mystère intérieur…

— Par ma corne et la tienne ! Si je m’attendais…

— Pour te remercier de m’avoir remise en présence de la divine Hortense, de la démoniaque Marguerite à la peau de velours blanc et des autres, je vais te confier l’amour qui est le mien.

— Dame de qualité, je t’écoute.

— …Je chéris donc un être non en lui-même, mais au-delà de lui-même, dans son rayonnement le plus lumineux, mais le plus subtil. Je n’ai pas besoin de le voir pour être heureuse, au contraire ! Pour ne pas le quitter, je ne vais pas à sa rencontre, pour ne pas interrompre le festin où il est ma blanche nourriture de froment et ma coupe toujours pleine, je ne me mets pas à la fenêtre pour le regarder passer. Plus il est loin de moi, plus il m’est complet, substantiel et sacré.

Près de lui, je suis comme froide et toujours infiniment au-dessous de moi.

— Amour-passion. Stendhal disait…

— Oh ! pas de citation, je t’en prie. Stendhal, cet obsédé de l’amour, n’entendit rien à l’amour. Il en fit une histoire de boudoir et de ciel italien. Mon amour a d’autres patries : le silence…

— Et l’enfer.

— Tu commences à comprendre. Mais je te répète que je n’ai aucune soumission, aucune douceur, aucune lâcheté, aucune tristesse, aucune nostalgie dans ce sentiment absolu. Non ! Je ne tends pas au bien-aimé mon cou pour qu’il l’entoure d’une corde que je voudrais voir, ensuite, nouée à son poignet, mais je lui offre mon cœur, en l’élevant, pour faire rouge autour de lui. Non ! Il n’est pas ma prison, mais ma liberté claquant des ailes sur toutes les choses créées. Non ! Il n’est pas le caillou sur lequel je marcherais avec l’attentive sollicitude qu’on met à ne pas faire saigner une âme, mais le clocher vers lequel je lève ma tête que frappent soudain mille bourdons d’azur. Non ! Il n’est pas l’arbre qui me jette à la pensée de l’automne, de la mort, de la pauvre matière qui pourrit et fait, ensuite, le parfum des nuits d’été… — Assez de ce vieux leitmotiv de poète ! — Il est l’orgueil dont je soufflette toute la vie, et si je frémis, à peine, quand il touche ma main, tant mon cœur est occupé du mouvement de son sang et de son rythme précieux, dès qu’il l’abandonne, elle est à lui si terriblement que je pense aux tenailles despotiques qui ont raison des clous les plus enfoncés…

Aucun nuage : du large azur. Peu de fleurs : du métal ou des fleurs qui ressemblent aux poignards : des dahlias et des glaïeuls… Et, parfois, je reçois, à cause de cet amour, sur le visage, le coup de poing de Dieu dont on veut dérober le tonnerre.

Non ! Je ne suis pas la verveine et la musique qui dansaient près de la mer païenne, la Sapho mélodieuse et parfumée, mais, parfois, la nuit, en songe, écoute : dans le naufrage de la volupté, étendue sur le rivage, je frissonne nue et glacée sous une cargaison de perles. Mes cheveux sont plus abandonnés que les algues dans la profondeur aquatique. J’ai péri corps et biens. Les flots m’ont battue, meurtrie, roulée, dans leur force amère, et je suis une épave qui gémit et sourit à son désastre, et la lune éternelle brille sur moi, et les voix de l’océan hurlent encore à mes oreilles, et ses vagues poussées par le trident furieux se brisent toujours sur mes pieds…

— …?…

— C’est entendu ! Mais vraiment a-t-on besoin… de… pour… La volupté, la volupté, qui la connaît ? On lui donne, entre nous, de bien misérables, de bien ridicules moyens, et une zone si limitée, un si piètre climat… En vérité, les pâmoisons de ce monde me font trop rire !

…Et voici qu’il me trouve, qu’il me recueille, qu’il cherche, à mes lèvres, une preuve de vie, qu’il serre, contre son corps qui sent, l’infini et le sel, la victime de son courroux désespéré, de sa fatalité magnifique, de son allégresse déchaînée et terrible, ce dieu marin…

— Bigre !

— C’est ça la possession. Et non… Ah ! Ah ! Ah ! comme je me sens irrévérencieuse en pensant au couple qui fait grand pillage de courtines et d’oreillers, si folle et si pauvre dépense de sueur, de fatigue, de moelle, de mélancolie animale, et — je le déclare ! — de rites absolument inesthétiques et désobligeants.

— Respecte ma pudeur, démone.

— Oui, Satan. Tu es la décence même, je le sais, et c’est pour cela que tu es si dangereux. Moi aussi, je suis la décence même…

— Satane !

— Voyons : Quelle importance peut avoir le… la…

— Passons…

— …Puisqu’il est la racine dont je suis la terre, la sève dont je suis la vigne, l’escalier dont je suis la tour, la récolte dont je suis le boisseau, le trésor dont je suis le coffre scellé par des mains qui ne l’ouvriront plus ?…

Vivre avec lui ? Vit-on, dans le sens restreint que l’on donne à ces mots-là, avec le Dieu qui vous fait mère de toute la vie, qui, par une puissance qui n’a pas de nom, vous offre les enfants qui passent et que vous caressez, les jardins que vous regardez avec les beaux soirs de vos yeux, les sources que vous écoutez chanter en ouvrant toutes les fenêtres de votre âme, les étoiles qui battent des paupières dans le grand silence d’argent ?

Face à face, nous ne sommes que de pauvres humains. En somme, les regards empêchent de se voir, les bouches de se goûter, les mains de s’étreindre, et l’on ne s’entend bien que, lorsque les oreilles ne sont que le pôle le plus vibrant de l’esprit. Mais, va, on est tranquilles quand on sent qu’on est enfoncés ensemble, comme la porte et la serrure, dressés ensemble comme l’échafaud et le couteau, abattus ensemble comme l’arbre et le nid, unis ensemble comme le violon et l’archet, répandus ensemble comme le soleil et le blé d’or, parfaits ensemble comme le divin clair de lune qui donne la même apparence suave et transparente au sapin et au chaume, à la chapelle couverte de lierre et au palais qui est nu avec sa cariatide et sa rose.

Qu’importe, ensuite, l’existence de tous les jours, et les vêtements pitoyables de nos habitudes, de nos préjugés, de nos vices médiocres, de nos peurs imbéciles, de nos égoïsmes mesquins ! Qu’importe ses tares et les miennes ! Nous nous en connaissons — Dieu merci ! — mais nous avons, l’un pour l’autre, la rude estime que la faim a pour le pain et la soif pour la boisson fraîche.

Le reste ? Qu’est-ce que ça nous fait ? Je te jure qu’on peut me dire de lui, le pire. Je l’ai pensé, le pire, de lui. Et après ?

Au-delà de nous, il y a nos enfers et nos roses, nos champs élyséens et nos discours d’ombres heureuses.

Je ne vis, avec lui, que dans ces mondes enchantés, ces récompenses surnaturelles…


SABBAT














L’INSATIABLE

Tu connais l’église qui est bâtie dans un coin de mon âme — n’est-ce pas ? — la lugubre et somptueuse et ravissante célébration de ses rites.

Mon regard a gardé, des reliquaires contemplés, la sombre et précieuse lumière de l’or qui vieillit dans le silence et l’odeur du Dieu cloîtré.

Entre dans cette basilique. Il me plaît d’ouvrir, avec toi, ses portes de terreur et de miséricorde, de te montrer la rose et le démon des alliances ingénues et terribles. L’encens nourrit les péchés grotesques et punis, l’indécence des Gargouilles grimace auprès des Anges qui portent le flambeau, le sceptre, le missel ou la clef… Chacune des perles des lampadaires est grelottante d’une petite source triste, les ostensoirs sont pareils à des soleils ravagés, et, sur les murs qui sentent le moisi et la myrrhe, adore la pourpre doublée de luxure des silencieux Princes romains.

Touche ces chapes funéraires. Des siècles en ont augmenté l’horreur en la flétrissant… Ouvre ces missels sur lesquels a pesé l’ombre des moines pourris de patience et d’orgueil. Je suis effrayée par l’encre épaisse et pâlie qui les couvre plus que par toute l’écriture stellaire.

Regarde ces vitraux bleus comme un printemps de l’âme, rouges comme une blessure du cœur, violets comme une salutation de l’esprit.

Adore l’or qu’allume un brasier de supplications blanches.

Écoute : l’heure sonne dans la tour de la basilique… Et pense à l’éternité à cause de cette voix d’argent qui se tait si vite.

Ah ! délectation religieuse de mon esprit damné !

…Je sais qu’une pâmoison pire que celle qui nous vient des musiques charnelles, dans les lits tout sonores d’enfer, sera la mienne quand je verrai s’accomplir, au-dessus des lutrins massifs, dans les verrières haïssables de suavité céleste, la Nativité, l’Ascension, la visite d’Anne à Élisabeth.

Silence.

Satan n’habite que la sainteté des choses. Et c’est justice que notre avidité mentale qui est si formidable ne s’apaise un peu qu’en dévorant le cœur des Séraphins.

T’ai-je montré ma sainte Thérèse ? Comme elle me ressemble, parfois, cette maudite qui n’est que pénitence, voiles noirs, sombres regards, soupirs intérieurs, poitrine de braise, flancs inféconds et chastes, figure étroite et bandée de blanc !

Vois-tu, il n’y a que les damnés qui soient vraiment amoureux de Dieu.

Mais la paix ne vient pas. En vain, ferions-nous ruisseler tout le fleuve des orgues dans la rigole qu’habitent les morts… En vain, jetterions-nous toute l’allégresse aérienne des cloches dans l’humidité souterraine où gémit Pascal…

Allons ailleurs… Allons ailleurs… Je hais cette Église. Qui l’a édifiée dans mon âme païenne ? Voyons, qui a donné la funeste sensualité de l’âme à ce petit dieu cornu que je suis si souvent ? Qui l’a baptisé, ce chèvre-pied ?…

Pourquoi suis-je, parfois, ce mélancolique soleil catholique que la volupté a amoindri d’un rayon et augmenté d’une blessure ?…

Allons ailleurs…

Miracle soudain ! Mon visage est rose du sang joyeux et pur qui le pique de ses mille aiguillons dans sa lumière fleurie. N’est-ce pas que le soleil se porte bien ? N’est-ce pas que la forêt mutilée recommence toujours ses branches ? N’est-ce pas que je n’ai point la main immatérielle et flétrie d’une femme qui n’est qu’un serviteur de Dieu ? N’est-ce pas que mon âme c’est mon corps qui est jeune, qui est beau, vers lequel afflue la vie par toutes les veines de la création ?

Ah ! fuyons l’Église où les pécheurs s’accusent, dans le raffinement abominable, et flagellent leurs fautes pour les entendre crier, autour d’eux, comme des bêtes non soumises et des filles de colère.

Que la joie vient vite à ceux qui ne veulent qu’elle !

Regarde-moi : dans ma séduction, mon âme trempe à peine le bout de l’aile. Ainsi l’hirondelle rapide dans le lac clair.

J’apprends qu’il est des cœurs qui battent plus vite et plus amoureusement à l’odeur du pain, des chevreaux qui suivent leur mère, des petits enfants qui veulent saisir dans leur main l’éclat de rire du soleil, des ruisseaux qui tombent l’un dans l’autre, dans un éblouissement de colliers confondus et de lumière partagée, des abeilles qui vont du buisson à la treille et qui ne savent jamais de quoi elles sont le plus soûles : de la rose ou du raisin.

Colombes qui ouvrez votre aile pour dire oui, chèvres qui avancez, au travers des herbes amères, votre tête aride et méchante pour dire oui, biches qui faites trembler la feuillée en disant oui, lionnes dont les flancs battent dans les brûlants déserts de l’instinct, saluez, en moi, la petite brute têtue et ardemment perfide qui ne cesse pas de crier : « Non ! » même sous le rythme qui rappelle le blé qu’on sème, la moisson qu’on fauche, la maison qu’on sape, la mer qu’on frappe, la forêt qu’on abat.

La faim, la soif, la santé, le désir sont les désespoirs enivrés du corps.

Console-moi.

Heureuse la nudité qui peut se parer d’une rose ! Heureux le sein auquel peut adhérer la perfection de la coupe vide ! Heureuse la hanche qui répète la courbe de l’amphore, la lèvre qui veut en avoir la destination sacrée !

Mais, avant de me dévêtir, je songe — Ah ! première révolte des chevelures au soleil ! — Je me vois quand j’étais petite. Je portais, dans ma robe de baby, la promesse de l’éclosion future. Je possédais, déjà, la fierté, l’assurance de la femme qui sait, pendant toute son existence, qu’elle est cette énigme que les plus vrais de ses regards ne trahiront jamais.

J’avais la vie pour attendre la vie. Je devinais que je grandissais vers toi, pour toi, ô Inconnu, Étranger, Ennemi !… Frère en solitude et tourment…

Je pressentais que j’employais ma santé d’enfant à me faire une santé plus forte, plus définitive, plus troublante, plus particulière, une santé de seins robustes, de joues amoureuses, de ventre rond, de jambes hardies, de bouche souriante, affamée et tendre.

Mais il y a après… Et la pluie qui tombe, quelquefois, dans l’assouvissement, sur la vitre de Novembre. Dieu !… Il y a les rancœurs qui s’éveillent, sous les rideaux fermés, et la fermentation de l’esprit qui est insupportable aux narines délicates.

Pas cela… Autre chose… Quoi ?

La méditation dans l’Église est maudite pour moi car ce Dieu qui ne me séduit qu’en raison de ses fastes voluptueux m’égare, et je suis, au fond, trop religieuse et trop honnête pour confondre la foi et la poésie, la sensualité et la prière, la gloire du Seigneur et cette Damnation qui fit toujours, pour moi, les verrières animées comme mille comètes rouges, comme mille étoiles violettes, comme mille soleils sertis par la science des Asmodées et par la langueur ineffable des Lucifers aux yeux trop bleus…

La frénésie de la joie mène à l’autre qui a une fin et — excuse-moi ! — cette odeur de sueur et de fatigue que je n’ai jamais pu pardonner aux trimardeurs.

Peut-on se lever joyeux d’une couche souillée et se sentir encore poète ? Non. La volupté doit descendre de l’âme comme une divinité qui sourit à son sacrifice. Mais, écoute : elle doit y remonter avant que le couteau ait été plongé dans sa gorge et que ses entrailles fument sur l’autel brutal et brûlant.

Je l’admets comme une Annonciation mystérieuse… Comme l’espérance que nous poursuivons, à jamais, d’une sandale verte, dans les prés émerveillés du soir…

Elle doit être le festin servi, mais pas la table renversée… Le breuvage offert, mais pas l’amphore gisante. La rose que les danseurs ne piétinèrent pas.

Non ! Ce n’est pas la possession que ces corps enlacés d’où émanent, à l’instant détestable, le musc et la haine des bêtes félines. Non ! Ce n’est pas l’ivresse ces lèvres qui se baisent, mais s’injurient tout bas…

Le plaisir a je ne sais quelle médiocrité canaille de coiffeur empesté de jasmin. Et vous pouvez me donner, ô faubourgs, votre orgue de Barbarie et votre printemps élégiaque, je n’en oublierai pas votre poussière et vos boîtes à ordures, car — despotisme de nos pressentiments ou de nos réminiscences ! — le plaisir, ce sera, toujours, pour moi, la chambre garnie dans un quartier suburbain.

Ah ! le couple ! Si nous voulons être édifiés, approchons-nous de lui. Pour ma part, ne suis-je pas, en sa présence, incommodée jusqu’au malaise par ce mensonge si vénéneux qu’il se trahit par son odeur ? Ainsi, ces fleurs empoisonnées qui vivent entre deux pierres.

Les plus purs des amants, ce sont encore ceux qui se pourvoient de vengeance à bon marché : mort aux rats et vitriol…

Mais, dis, qui a vu l’amour dans ce monde ? En toute sincérité, pas moi.

J’ai préféré, à nos caresses, le vol de nos courlis voyageurs, et, à nos baisers, le sceau parfumé de la fleur sur le printemps. Et, aussi, à ta présence — ne souris pas ! — ton ange invisible qui ne me quitte plus.

J’ai le sens et le goût du bonheur, moi, et je sais qu’il n’est possible que par l’âme.

Loi flamboyante des Archanges ! Vous nous défendez du désir par le glaive, mais vous nous ravissez, dans l’Amour, par la lyre sept fois accordée.

« Ma mie, m’a-t-elle murmuré, chaque fois, après la triste étreinte, viens-tu ?… » Et n’aie pas peur, mon enfant, et bénis-moi quand, appuyant ma tête rayonnante contre ton cœur, alors que le silence est posé près de nous comme la coupe suprême de la dernière nuit, je tends nos mains enlacées à Celle qui ne cesse pas de me dire : « Viens-tu, ma mie ?… Viens-tu ?… »

ENCHANTEMENTS

Tu ne m’as pas dit que tu es caressant comme le pelage de l’antilope à la nudité de l’esclave préférée, mais à quoi bon ? Tu ne m’as pas murmuré un mot d’amour, mais je me suis noyée dans ton langage d’amour comme dans un Nil où les roseaux pleurent toute la langueur de l’Égypte. Tu es respectueux pour ma main, mais tes bras m’étreignent comme des serpents qui ont faim de leur victime. Tu me regardes à peine, mais je sais que tu me vois nue.

Que, par un sortilège venu de toi, mon âme prenne la forme radieuse de ma chair et que ma chair se pénètre de la science enchantée de mon âme, et je suis plus que divine. Que ta pensée me rende, soudain, la respiration des roses autour de ma robe d’enfant, et je suis plus que comblée. Qu’à ton souvenir, je frémisse de cette volupté qui m’allonge vers l’horizon comme une belle journée qui veut finir dans le soleil, et je suis la plus parfaite.

Je n’ai pas besoin que tu me touches pour connaître, par toi, un frisson aux deux courants : l’un me glace, l’autre me brûle ; l’un me fait penser à ce que l’épée et la neige ont de commun dans la pureté ; l’autre, à ce que l’œillet et le crime ont de pareil dans la violence, et ce frisson, quand il me parcourt, me fait, à la fois, blanche de toute la mort et rose de toute la vie.

Il y a longtemps que je sais que nos seules ressources sont dans nos songes. Là, se trouvent nos danseuses aux trente colliers, nos Circé plus palpitantes que le frais mouvement de leurs îles perdues, au vent du soir… Là, règnent nos fastes et nos cuivres, nos sultanes brillant dans un soleil de bruits et notre captive, celle, tu sais, que nous avons ravie aux épices et aux vins, dans un port hostile et bleu, et qui est à nous de toute son âme muette et formidable de bête triste.

Crois-tu donc que j’aie besoin de la forme, quand, devant ton ombre évoquée, la beauté incendie mes bras, le bonheur déshérite mon visage du regard, l’orgueil multiplie mon cœur cent fois et lui donne le vol victorieux des oriflammes, la folie m’inspire mille rires dont chacun appelle, cherche, contredit, approuve, adore, déteste tous les autres, la splendeur cloue, à ma nudité, le masque pâle des reines orientales, la joie m’est aussi sensible, dans sa sonorité intermittente, que les clochettes d’un troupeau de chèvres errant dans les tamaris, la musique m’entoure d’une si tendre ferveur qu’elle égale en soupirs et mélancolie la rose qui s’effeuille ?

Allez, navigateur ! Hissez la voile et commandez la proue : votre voyage éternel se fait dans mon cœur, et, partout, dans vos temples, qu’ils soient sous la puissance du dragon ou de l’acanthe, je grave le sens de ma figure.

Quand tu t’approches de moi — ô Invisible ! — c’est, dans mon âme, la palpitation légère et désespérée d’un papillon qui meurt en battant des ailes, et toi qui n’es jamais là, que de fois tu m’étends à terre comme une épaisseur de feuilles sèches qui sentent les soleils éteints, et tu te couches sur ce lit de berger en soupirant !

Chez les fruitiers qui vendent de l’automne, dans l’odeur sucrée des corbeilles débordantes, je choisis le raisin en pensant à tes paroles pleines et sobres que tu me donnes, grain par grain. Je choisis la pomme en me disant que, parfois, ton esprit me résiste, mais que je le mords quand même, que je l’entame dans sa pulpe la plus parfumée. Je choisis la poire dont les durs pépins noirs, au fond de la chair ruisselante, me font songer à ta substance la plus concentrée, la plus jalouse d’elle-même.

Enchantements !

Je ne souhaite de toi que ton reflux. C’est lorsque tu t’éloignes que ton cœur roule à mes pieds comme le butin des pirates qui compte, aussi, des étoiles et des éclairs.

Qu’ajouterait ton corps à mes fêtes quand mon destin s’appuie à ton destin comme l’Italie à la mer ?

Qu’ajouterait ta présence à la mienne puisque je sais que tu me portes sur ton cœur comme la rose rouge de la plus belle chance ?

Seule… je suis toujours seule, mais, dans la langueur de nos langueurs, tu jettes, ô pêcheur de perles, le filet d’or de tes chansons.

Quelle est la bouche qui a satisfait jamais la faim que nous avons de Dieu ?

Je n’ai jamais voulu que me soûler de rêve afin de tomber ivre-morte dans la connaissance de tout.

« Au-delà de nous… Au-delà de nous… » dis-je toujours, car j’ai connu que nous n’existons que dans nos rayonnements.

Je pose ton âme partout où il y a du soleil, comme un diadème, et c’est un sacre qui s’accomplit. Je prends ta main partout où il y a de l’ombre embaumée par des grappes de silence en fleur, et c’est une alliance qui se fait. Je te dis : « Viens… » et c’est la plus belle route qui s’ouvre. Je te dis : « Pars… » et c’est un ciel plein d’hirondelles qui secoue ses écharpes d’azur sur cet exil où tu m’emportes, c’est l’automne qui s’empare de la forêt, les bateaux qui semblent plus lointains, plus mélancoliquement légers sur la mer plus voyageuse…

Je te dis : « Silence… », et nous écoutons des pas furtifs dans les couloirs de nos songes. Je te dis : « Regarde… », et, pour te pencher sur mon âme, tu élèves lentement la lampe de Dieu. Je te dis : « Non… », et tu sais combien le gant, le masque, et la rose sont, sur moi, impitoyables. Je te dis : « Oui… », et l’univers s’approche de toi, et le blé, et les arbres, et les bêtes curieuses et méfiantes ont le visage de mon consentement.

Mais ma couche étroite, pure et farouche, a celui de mon divin refus.

Va-t’en !

Pourquoi resterais-tu ? M’étreindre dans l’espace d’un lit ? Ah ! ah ! La damnation est ailleurs, et, sûrement, dans nos silences. J’ai pitié et non horreur des serfs de la chair. Les magnifiques et les maudits, c’est nous, les chastes, et la tentation qui naquit de la bouche sifflante et de la divine tête plate et condamnée n’est que pour nous. Seuls sont assaillis ceux qui résistent, hantés ceux qui se dérobent, possédés ceux qui ne possèdent pas, et la luxure sacrée est la grande pudique : jamais elle ne consent à danser devant deux Satans, la Dame pourpre. « Un seul… » murmure-t-elle, et encore faut-il qu’il ferme les yeux.

VISIONS

Et la vision me visite, et toi qui l’inspires, va-t’en ! Tu n’es rien au regard de ce que tu me donnes. Tu es infime comme le gland d’où sort le chêne. Va-t’en.

Maintenant que tu as souri, j’ai mon soleil, et je n’ai plus besoin de toi. Que s’évanouissent tes mains qui m’ont ouvert les portes et que se ferment tes yeux qui m’ont conduite où je voulais, où je devais aller. Tu m’importunes, à présent, et puis, j’ai la pudeur de ne pas te montrer comment et combien tu m’as faite riche, et je veux jouer avec les diamants qui sont nés de toi, dans la solitude noire.

Je veux, aux sorcières de volupté qui se sont échappées de ton ombre, donner ton nom, ô mon amour, et elles seront sept à s’appeler comme toi.

Un cristal a, sous tes doigts, résonné, et, maintenant, c’est l’orchestre qui siffle, bourdonne et rugit, c’est le soleil des cymbales, le hautbois qui est du clair de lune, la harpe qui est tout un octobre ailé, le violon, cette riche robe d’or, la flûte, cette source désespérée au cœur d’enfant.

Tu n’as ému qu’un verre sensible, distraitement, mais comme les fleuves et les fleurs gémissent, comme l’harmonie est universelle et déchirante, comme me presse et me combat la tempête brutale et lumineuse des Walkyries et des automnes, comme la forêt celtique se plaint, la tête découronnée !

Tu as effleuré mes bras, à peine, mais je reçois toute la caresse des pampres parfumés par la présence du raisin. Tu as soupiré contre moi : me voilà mère, soudain, de vingt colombes. Tu as eu, dans les yeux, un peu de vapeur équivoque — ironie, splendeur, satanisme, tristesse ? — et voilà couché, à mes pieds, le bélier de mes perditions. Et, comme tu as essayé de me raconter des fables, voici autour de mon cou, le serpent bleu dont j’abattrai la tête d’un coup de fleur.

Va-t’en, va-t’en. Oui, tu m’as fait quitter ma robe. Mais tu ne verras pas ma nudité tendue comme une lyre, ni la danse du crime et des anneaux d’or.

Maintenant que j’ai surpris sur ta bouche un sourire perfide et complexe, je veux être seule et passer à ma main un certain gant velouté et noir. J’apprendrai, par ce sortilège, que l’intrigue, le silence, le poison, le fard, la volupté sont, ensemble, choses douces et si parfaites…

Maintenant que tu m’as révélé ta cruauté et ta convoitise, ta grâce et ta domination, je veux planter mes ongles d’onyx dans la poitrine vivante des choses, comme une fée… Et, puisque tu sais te taire, je veux faire traîner mes longs colliers de bois à l’odeur de violette et de vanille, dans la fumée des pipes qui méditent aux lèvres des Invisibles qui m’entourent.

Tu ne me verras pas inventer la lumière, les péchés, les roses, les monnaies, les rubis, les rois, les licornes, les siècles qu’il me faut pour peupler le désir que tu m’as laissé, ni faucher, avec une furie joyeuse, comme dans un jardin, les œillets rouges, les dieux que je te dois et qui sont trop…

Inspirateur du Sabbat, va-t’en !

Tu ne me verras pas, à présent que tu m’as comblée d’ingéniosité et de science, entrer dans l’Âge d’or et écouter parler, avec le sourire réservé et mystérieux des sages, les bêtes monstrueuses et divines. Va-t’en. Après l’avoir faite possible, tu ne prendras pas part à la conversation magnifique. Peut-être, aurais-tu peur de la sorcière qui sait que la poésie imite, pour la séduire et l’égarer, la lourdeur têtue du rhinocéros, le rire vorace des crocodiles, le silence crochu des hiboux, la frivolité mortelle des vipères, le vampirisme enchanté des hulottes folles du sang musical et tueuses de rossignols.

Chut !… Elles font, de leurs yeux, un sabbat de clair de lune, et, déjà, s’annonce l’ouragan des sorcières. — Vie aux bois mort et aux ossements ! — Mon cœur vole à son vent léger et terrible, mais tu ne le verras pas tourbillonner sous la forme d’une feuille qui a deux cornes de papillon et l’ourlet de phosphore à sa robe verte.

Va-t’en. Tu as, pour rivaux radieux et triomphants, ces adolescents que tu m’as amenés. Armés, fleuris, sonores et couronnés, ils se heurtent à la solitude avec leur flèche, leur rose, leur flûte ou leur pampre, de toute leur nudité de bronze, et je connais, par eux, l’indicible maléfice des cloîtres, dans ces musées où rien ne parle qu’un masque de pierre à une goutte de pluie.

Qu’ai-je besoin de toi ? Tu m’as laissé tes livres préférés, et, comme des clous d’or, je plante leurs mots les plus hardis dans mon âme la plus pourpre.

Va-t’en. J’ai convoité, jadis, toute la saine, toute l’abondante nourriture de la vie. Mais à cette heure, j’aime la table vide que je pare avec les rameaux, les coupes, les raisins que je me donne, ces raisins, ces rameaux, ces coupes que l’on gagne avec son soupir ou sa méditation.

Je préfère ton nom à toi. De ma main la plus belle, je le soulève comme une couronne ; de ma main la plus avare, je l’enferme comme un joyau dans un coffre scellé dans le mur ; de ma main la plus riche, j’en emplis des boisseaux qui débordent ; de mon geste le plus provocant et le plus mortel, je le jette à mon âme comme le matador jette, au taureau, le haillon rouge.

C’est sur ton ombre démesurée, falaise vertigineuse, que je veux monter comme une marée d’équinoxe. Et puis, je te quitterai pour voir ce que j’ai, sur toi, laissé de moi en ruissellement d’azur, en richesse inespérée, et tandis que je ramènerai, dans mon amertume grondante, le naufrage, la mort, les monstres aux yeux voilés par les brumes aquatiques, les algues traîtresses, les sirènes écailleuses, peut-être, t’aurai-je comblé jusqu’à la perle…

Va-t’en, toi qui m’as conduite dans la forêt. C’est, toute seule, que je veux cueillir la résine dans son essentielle goutte d’or, et chercher la fraise, rubis de chair odorante et sucrée, sous les jambes nerveuses des chèvres noires.

Enfin, je rentrerai dans la nuit de ma maison hantée. J’allumerai les flambeaux pour chasser les furies de tes angoisses ; puis, je les éteindrai pour laisser s’approcher de moi, en brodequins bleus, les reines de ta douceur. Comme tes fantômes me sont plus précieux que toi !

Privilège des passions sans bornes ! Je trouve que ton apparence te diminue, te restreint et me disperse. Mais, quand tu disparais, comme tu grandis, comme tu déploies ton âme, étendard de mon éternelle victoire, comme tu me groupes autour de ton harmonie parfaite, comme je règne au milieu de tes colères et de tes nostalgies, comme je joue avec cette bête rétive : ta joie, comme je me complais dans le crime savoureux et divin, notre crime, tu sais : la fraternité amoureuse !…

L’ENVOÛTÉ

C’est toi. Mais je n’ai point — rassure-toi ! — ton double en mie de pain dans la niche funeste. Entre mes seins, si je mourais subitement, on ne trouverait pas, à la place occupée par les vieux scapulaires, un certain cœur de cire molle qui pourrait, par la blessure imperceptible et traîtresse, pleurer du sang. En criant silencieusement ton nom de toute ma voix d’outre-tombe, de toute mon âme obsédée par le crime adroit et complet des vampires, je n’ai point torturé quelque marionnette de sorcière. C’est vraiment trop puéril, trop incertain, trop facile d’avoir recours à la magie quand on veut accomplir œuvre scélérate et parfaite, et l’incantation coûte moins d’effort et de ferveur que le sourire que je sais…

Non, tu n’es pas, par la complicité du philtre, de l’onguent, de la parole qui bout dans le creuset verdâtre, ma victime déshonorée et méprisable, mais il m’a plu de te faire tourner vers moi comme l’arbre vers l’aurore, comme le troupeau vers le bercail, comme la flamme vers le visage satanique qui rit, très bleu, à l’ouverture lointaine des cheminées, entre la girouette et le vent.

En fronçant, à peine, ce sourcil ferme, brun et délié que tu connais, il m’a suffi de penser : « Il sera ma bête et mon élément docile, la mandragore qui vient d’elle-même se coucher sur la main savante et clandestine, le rayon aspiré par le criminel buisson de roses que je représente… » Et cela s’est réalisé, car l’Espérance est l’Espérance et le poignard est le poignard.

Quand, doucement, j’ai murmuré avec cette voix qui serait celle de la perle, au milieu de la mer, si Dieu avait permis à la perle de parler : « Je veux ce vaisseau incohérent et magnifique qui cherche sa route parmi les vents contraires… » sur-le-champ, tu as fait naufrage sur ma côte de pirate.

Chut ! Ne m’as-tu pas amené tes esclaves parce que leur collier rouge était ma tentation délirante, et ne m’as-tu pas livré tes idoles parce que, je le confesse, les larmes de tes idoles sont nécessaires à la rédemption des miennes ?

Celui qui est le plus affamé a droit, dans le pays absolu qui est le mien, au pain des autres, et ton vêtement, de lui-même, est venu me couvrir quand j’étais nue.

En secouant mes cheveux pleins d’une odeur châtaine et de la paillette dorée, il m’a suffi de dire : « C’est celui-là et rien que celui-là qu’il me faut. À mon gré, je veux le faire riche de ma jeunesse ressuscitée d’entre les roses, du soleil de mon ventre, du rubis de mon sein, ou le déposséder, selon le caprice des mauvais jours, de toute la vie… » Et cela, encor, s’est réalisé car le sang est le sang, la lune est la lune et l’amour est l’amour.

En jetant mon regard, topaze brûlante, dans tes yeux inquiets, je t’ai conquis à moi plus que par la victoire du glaive, et tu m’es plus soumis que l’Orient à la traîne des reines de Saba…

Personne n’a dit, devant toi, impunément mon nom. Chaque fois, il a claqué, sur la joue, comme une gifle de lumière, et en rêvant à ma colère et à mon silence, tu as reconnu que le fouet est le fouet et que la croix est la croix.

Ta superstition pâlit quand tu entends le marteau sur l’enclume, le cri métallique du fleuve au bateau amarré car tu sais profondément le sens des symboles, et je te défie d’être en présence de deux images qui se combattent en se complétant sans songer à toi et à moi qui sommes ensemble la perfection et la guerre.

Va, je règne plus sur toi que le temps sur la gravure pensive… Que la cendre sur l’oreille du chat changé en sphinx au coin de l’âtre…

Parfois — n’est-ce pas ? — tu es comme l’animal qui ne sait pas ce qu’il a et qui, pourtant, saigne, entre deux côtes, du coup qu’il a reçu près du cœur, mais, tout de suite, tu comprends qu’à cette heure-là, je te hais abominablement, ô mon amour !

Parfois, tu es aride comme le torrent que le soleil boit dans sa soif de l’été, mais, tout de suite, tu comprends que l’âme même des canicules fait rouler dans mon âme, à cette période, ses chariots de feu.

Parfois, tu es méchant : c’est que je ris tout bas à l’autre bout du monde… Parfois, tu es chargé de printemps comme la première jacinthe : je pleure, alors, cette larme si riche, si pure, si concentrée que, goutte de parfum, elle embaume mes yeux…

Je ne cesse pas de te piller et de t’édifier, de te poursuivre et de t’attendre, de te persécuter pour la fin radieuse et l’apothéose, et d’organiser ton salut triomphal par la damnation complète.

Et je ne te serai jamais, jamais utile dans ce monde, moi qui te suis indispensable dans le temps, et je m’enivre de songer que je ne peux te servir à rien, à rien, selon la vie de tous les jours, moi qui suis ton cœur battant et la vague de la pensée…

Si ton lit craque, tu sursautes et tu sais qu’à minuit, je suis cette Mort étoilée qui danse dans l’odeur de tes larmes.

Quand tes livres vivent autour de toi d’un cœur plein de soupirs, tu ne t’étonnes pas : tu te dis qu’ils ont ma tiède poitrine.

Lorsque je te parle bas, tu penses aux nuits où nous pourrions parler plus bas, encore, et, cependant, tant je te suis lointaine, dans les minutes, je ne puis même pas te tendre une bouchée de pain, ô ma créature !

Triomphe de ce qui ne demande qu’à son rayonnement son triomphe, et rare festin, ma foi, celui qui n’a pas besoin de table, de coupe, de nourriture, d’esclaves et qui, pourtant, comble, dans la chute rythmée des roses et le Vésuve des vins, la faim et la soif les plus avides, les plus physiques en même temps que cette religion du faste qui est dans l’âme des démons !

Et tout ceci sera à jamais. Rien ne t’arrachera à moi, et tu seras, quoi que tu fasses, le dernier à vouloir être libéré, car Prométhée ne conçut plus le soleil que par le battement d’ailes de son rapace divin.

Sans que tu veuilles te l’avouer, tu aimes tes clous, cher crucifié, et l’auréole rose et fragile qu’ils font autour de la blessure démoniaque et sainte est celle que souhaite ton éternité.

Va, la terre et la terre sont unies sur la tombe et le blé et le blé sont unis dans le moulin.

Mon âme a pris racine dans la tienne et ton cœur n’est plus que la récolte du mien.

Allez, rivière, allez… Vous serez toujours coiffée du pont, habitée par l’ombre du saule, bue par la soif d’argent de la lavandière.

Chantez, rossignol, chantez… Vous serez toujours poignardé, à votre note la plus libre, la plus inspirée, par le clair de lune, et vos larmes d’oiseau possédé tomberont dans le soir que je suis.

Échappez-vous, chevreau, échappez-vous… Au fond du bois perdu, je serai ce torrent d’épines que le fugitif ne peut pas franchir, et, cependant, cette source de mousse où il se baigne en gémissant d’amour…

Éparpillez follement, désespérément, vos heures, horloge pleine du désir du suicide, mon doigt qui veille sur votre cadran doré a mis, parfois, de l’ordre dans les étoiles et a paru sur le croissant…

Révoltez-vous, forêt, révoltez-vous… Vous serez toujours, à la fin, cette grande martyre palpitante sur laquelle le vent qui me ressemble aura jeté ses mille bourreaux verts.

Quelles que soient votre connaissance et votre perfidie, serpent, vous viendrez, fasciné, à votre tour, déposer le diamant qui vous couronne et l’émeraude qui vous singularise dans la main, cette main que les pierreries maudites ont à jamais tentée…

Oui, entendez-vous, mon envoûté — je devrais dire : « Ma merveille et mon miracle… » — il en sera ainsi jusqu’à la fin des fins. Plus que ma délivrance éternelle, j’ai désiré que ces choses soient, que vous les lisiez, que vous en reconnaissiez la vérité, que vous en acceptiez la puissance tandis que, sur votre cœur, s’appuient mes deux mains responsables, car l’anneau est l’anneau et l’écriture est l’écriture.

RÉSISTANCE

Pourquoi ne vous retournez-vous jamais contre moi ? Se soumettre est, aussi, un beau règne. Soyez le torrent qui descend des montagnes, traversez-moi comme un pont, emportez-moi comme un tronc d’arbre, roulez-moi comme un caillou dans votre force obscure et vos courants contraires… Abattez-moi comme la maison de planches du pêcheur. Que je sois, sur vos flots désaccordés et victorieux, le butin de la tempête : les rames, la barque, les filets, la bête épouvantée et le berceau qui tangue…

Portez-moi comme une fleur brisée aux lèvres de la mer. Et, enfin, sur le rivage apaisé, jetez-moi nue comme une perle.

Ne me résistez pas.

— Je ne veux ni vous prendre, ni vous donner ; ni vous détruire, ni me laisser envahir par vous. Pourquoi souriez-vous ainsi ?

— Parce que je suis le vannier, que je tords le jonc et que je tresse la corbeille, malgré tout, car c’est mon métier et mon plaisir.

— Pourquoi sifflez-vous en me regardant ?

— Parce que je suis le potier, que je pétris l’argile et que je façonne le vase, malgré tout, car c’est mon métier et ma gloire.

— Pourquoi ne dites-vous plus rien ?

— Parce que je suis le tisserand, que je carde le lin et que je tisse la toile, malgré tout, car c’est mon métier et ma vocation.

— De grâce…

— Connaissez-vous la haine que le cavalier a pour le cheval qui ne se laisse pas monter, cette haine amoureuse qui veut étreindre les flancs de la bête rétive et qui la cingle pour son refus ?

— Je vous supplie…

— Connaissez-vous la haine que la mère a pour l’enfant qui dit non, cette haine amoureuse qui demande le oui et qui sévit jusqu’à ce qu’elle l’obtienne ?

— Oh ! laissez-moi. C’est trop…

— Connaissez-vous la haine que la lime a pour le diamant, le marteau pour le clou, l’abeille pour la rose, cette haine amoureuse qui recherche la perfection, poursuit sa fin, exige sa nourriture ?

— Que voulez-vous décidément ?

— Vous faire tout le mal, ô ma chère âme, tout le mal qu’il faudra puisque tout mon bien est en vous. Je vous mettrai sens dessus dessous, comme un voleur une maison, jusqu’à ce que j’aie trouvé le trésor que je convoite. Je vous labourerai avec l’âpreté cruelle du soc, la patience terrible des bœufs jusqu’à ce que soit monté de vous le blé dont j’ai besoin. Je vous ligoterai à l’arbre et j’attendrai avec la ténacité de l’instinct sauvage que vous m’ayez livré votre secret dans votre soupir qui se soumettra. Que voulez-vous ? J’ai faim, j’ai soif, j’ai une âme à contenter, moi, et elle est d’autant plus avide que mon corps je le traite comme un gueux. Je vais donc à mon pain : tant pis pour lui s’il se refuse. Je vais à ma source : tant pis pour elle si elle se cache. Je vais à ma nécessité divine : tant pis pour elle s’il faut que je fasse violence à un certain nombre d’anges pour qu’elle sorte de chez elle. Je suis, ma foi, d’humeur à massacrer quelque Trône, voire même quelque Domination.

— Je vous fuirai, je vous fuirai… Je vous fuis sans cesse.

— Ah ! Ah ! Je vous obtiendrai par les ailes, le venin, les griffes, les trompes dorées de mon âme. Je serai l’aigle, le serpent, le tigre et le papillon. Je tournoierai au-dessus de vous jusqu’à ce que je vous aie fasciné par la puissance ensoleillée du vol. Je m’attacherai à vous par le nœud multiple et glacé jusqu’à ce que vous atteigne la morsure de mes dents mortelles par ma bouche de fleur. Je vous guetterai jusqu’à ce que vous entendiez, dans la jungle de nos détresses et de nos solitudes, le cri dont la gazelle se poignarde avant d’être égorgée. Mais rassurez-vous ! Je palpiterai, charmante et funèbre, autour de vous, jusqu’à ce que vous appreniez la grâce et l’entêtement divin du grand paon qui veut les corolles nocturnes.

Ne me résistez pas. À quoi bon ? Vous seul pouvez emplir mes greniers : je vous somme d’approcher, ma récolte. Vous seul pouvez me couvrir du rêve agréable à toutes les saisons : je vous commande d’avancer, mon vêtement. Vous seul pouvez chausser mon pied impatient et joyeux : eh ! venez vite, ma sandale. Vous seul pouvez sacrer mon front maudit : il vous attend, mon saint parfum.

— Vous m’épouvantez. Je vous l’ai dit cent fois. Je vous résiste, je vous résiste, je vous résiste…

— Résistez, s’il vous plaît, à l’Océan, mais pas au pirate ; à la mort, mais pas à la musique ; à la guerre, au déluge, au cyclone, au loup, au crocodile, à l’aurochs, mais pas à l’amour !

— En pensant à vous, tant je tremble, je ferme les yeux.

— C’est pour mieux me voir, mon enfant !

— J’ai peur, en vérité, j’ai peur…

— Comme nous sommes assurées de notre victoire, n’est-ce pas, mes sœurs, ô grandes filles de la délivrance ? Horizon en marche et désert rapide, nous ne poursuivons et ne cernons que les fuyards.

— On m’a dit que vous étiez…

— Quoi ? Et qui s’est permis de vous parler de moi ? Votre catéchisme, vieux catholique ? Les rides de votre front, pauvre débauché ? Une petite fleur bleue, mon cher petit cœur ? Vous écoutez donc ce qu’on vous dit ?… Mais ce que vous vous dites, vous, malgré vous, et dans le secret du secret, dans la crypte noire et profonde où ne descend que le rayon de Dieu ou du Diable, dans le cachot sacré de votre âme où l’éternité captive bat des ailes, qu’en faites-vous ?

— Hélas !

— Je vous connais, allez, et vous méritez mille maléfices puisque vous refusez mille prodiges divins. Attendez-vous à ce que je sois la souris qui, dans les nuits où le vent grignote le silence, fixe des yeux trop brillants, ma foi, sur l’âme des solitaires. Je ne ronge pas — sachez-le — que le bois, le marbre et le fer. M’avez-vous vu arrêter les torrents avec le ruban de ma magie blanche et mettre, aux montagnes, la laisse des troupeaux vaincus ? Ne savez-vous donc pas que j’ai la main sonore et brûlante du tonnerre et cette filouterie élastique de l’éclair qui, d’un tour de clef bleue, entre partout ?

— Par quelle fatalité inconcevable ai-je rencontré ce monstre ?

— Ah ! ah ! comme si tu m’avais rencontrée. J’ai présidé à ta naissance et l’ai voulue… Et depuis… et depuis…

_ Raca ! Tu as le visage de tout ce que je hais.

— Premier aveu, il en promet un autre.

— Eh bien ! oui, oui, oui, je t’aime, je t’aime, je t’ai…

— Mon cher suppôt, pourquoi me résistez-vous ? J’admettrais votre espoir de recouvrer votre liberté, un jour, si j’étais une de ces démones mélancoliques, vaporeuses et débiles qui ne sont fidèles à leurs possédés que trois ou quatre cent mille ans. Mais moi !

— Et dire qu’en prononçant ces paroles épouvantables, elle jongle avec deux oranges !

— Votre âme et la mienne, Seigneur… Et ce citron vert qui se mêle au jeu aérien, par instant…

— C’est ?…

— L’âme de Satan, mon amour.

— Je m’évanouis.

— Sous mes yeux à l’étincelle intermittente…

— Comment échapper à cette diablesse ?

— En ne la fuyant plus. Approche-toi, et tu verras, miraculeusement, s’élever, au milieu de nos soupirs de Séraphins, une rose… Et notre éternité s’accomplira car il est dit que je t’aurai…

LA PÂTURE

Elles sont si plaintives, ce soir, car elles sont si affalées ! Les entends-tu ? Comme elles gémissent ! Elles ont refusé le pain riche et doux, l’eau limpide qui, pour pleurer sur le divin cristal qui la contient, n’attend que la feuille de rose.

Ah ! vite, entre. Secoue, sur le plancher, la boue de tes chaussures que tu t’imagines trouées pour que ne soit pas trop humiliée l’indigence de ton âme, le brouillard qu’a bu ton manteau qui ne pouvait, ce soir, supporter ni l’habitude, ni le travail, ni la sécurité, ni le regard pur de ta mère, ni, après, son poids sur tes épaules. Allons ! jette, sur ce plancher, avec l’haleine des canaux, de la banlieue, du premier frisson automnal, ton cœur plein de pluie, de rancunes sombres et veules, de visions pauvres et impures, de la chanson des gouttières sur le pavé nocturne, du blasphème du charretier à sa rosse : la Vie, du bâillement écœuré des littératures à deux sous le couplet.

Les colporteurs montagnards, mi-brigands, mi-contrebandiers, sont moins chargés que toi en butins misérables et illicites. Te reste-t-il, dans la poche, la valse que tu as volée, tout à l’heure, au dernier orgue de Barbarie ? Vite, triste et méchant bohème, mon frère des pires soirs, jette-la sur le plancher.

Du vin des ivrognes, tu as l’âme tout imbibée. Jette ton âme sur le plancher. Du musc des filles qui disent, sur les trottoirs, avec leurs talons, des injures à la vie, tu as la cravate tout imprégnée. Sur le plancher jette ton rire et la cravate. Et cette larme ! J’ai la pareille sur la joue. Nos péchés qui sentent le plâtre des auberges, nos dégoûts qui ont respiré l’odeur d’hôpital et de chenil, nos pitiés qui ont inventé des morgues et des musées Grévin, nos sadismes qui ont manié des couteaux de bouchers en songeant au cœur délicat de nos tendresses, nos sanglots qui ne se sont sauvés du ridicule que parce qu’ils ont ressemblé à l’appel éperdu des bêtes dans les landes, nos nostalgies qui ont écouté le cri de la sirène métallique, dans le rire des nègres et du goudron, nos catéchismes et nos premiers vers, nos livres défendus et annotés, nos perversités de vieux adolescents, l’ont pleurée cette larme.

— Et — nom de Dieu ! comme tu dis — jette-la sur le plancher.

Les insultes que tu ne penses pas et que tu me cries, quelquefois, afin d’avoir l’illusion de les penser quand tu les as exprimées, dans la colère, ô cœur débile, jette-les sur le plancher à côté de celles que je pense d’un sourcil dur et froncé, et que je ne te dis pas. La gifle que tu veux me donner, jette-la sur le plancher où bat ma bassesse comme un cœur de repasseuse parfumé de basilic.

Et ton examen de conscience ? Jette-le, là, aussi. C’est du propre, fils des religions dont les prêtres parlent à voix basse ! « Combien de fois ?… » Ah ! tiens, tu me répugnes ! Mais je te ressemble tant ! Ne commets-je pas, moi aussi, par amour de la luxure trop subtile, le grand forfait : ne vis-je pas chaste ?

Mais comme nous sommes bien avancés quand nous avons badigeonné — gueule de porc sur champ d’étoiles — un blason à nos instincts mortifiés, cherché des rimes à nos sagesses avec la minutie d’une saltimbanque qui épouille son dernier-né, quand nous parons d’une couronne d’immortelles — regrets éternels ! — nos pauvres petites lâchetés de scrupuleux !

Est-ce assez ? Non ! Parfois tu es mauvais, haineux, imbécile comme tous les Élus de la Belle Princesse. Allons, poète, couche-toi sur le plancher. Je m’étendrai à tes côtés. Et, trop impurs pour faire ce que nous appelons : « La faute », nous la penserons. Et notre silence sera ce poison qui magnifie et dénonce notre vitalité de plantes dangereuses.

Est-ce assez ? Non. N’as-tu jamais battu la mère ? Pas avec le poing, peut-être, mais tu l’as battue. N’as-tu jamais tué ton ennemi et ton ami, par surcroît ? Pas avec une arme, sans doute, mais tu les as tués. N’as-tu jamais jeté bas un royaume, mis le feu chez le voisin, maudit la perfection de Satan dans les joyaux des femmes vendues, pensé au corps de tes bien-aimés qu’on a descendus dans la tombe et fait tenir toute la dépravation sous l’aile du papillon qui s’ébat sur les fleurs ?

N’as-tu jamais parlé contre toi-même, te trahissant trois fois de suite avant le chant justicier du coq ? Ne t’es-tu jamais enfoncé, quand tu croyais mon ombre assassinée par ta traîtrise et ta cruauté, dans le bien-être immonde d’un fauteuil de velours, le feu de la quiétude bourgeoise à tes pantoufles silencieuses qui ont — je le veux ! — autour du talon, de l’acanthe en laine verte ? Ne m’as-tu jamais fait la farce de me fuir, idiot ? Comme si je ne courais pas plus vite que toi, stupide ! Comme si je ne dansais pas à tous les tournants de ton chemin, mon tenté chéri ! Comme si je ne prenais pas toujours la tête de notre caravane, chameau ! Comme si je n’étais pas toi-même, ô moi-même !

Allons, brutal, assassin, démolisseur, incendiaire, impie, sacrilège, corrompu, menteur, égoïste, mon amour, mon amour, jette tes crimes sur le plancher avec ta bouffonnerie inquiète.

Et puis, va-t’en !

Les entends-tu ? Appelle-les. Ouvre la porte. Elles sont si plaintives, ce soir, car elles sont si affamées. Mais va-t’en… va-t’en

Elles sont blanches, et douces, et nombreuses, et belles, n’est-ce pas ? Comme elles accourent vers le plancher nourricier !

Et toi, va-t’en. Que ferais-tu, ici, à présent qu’elles ont leur pâture, mes colombes ?…

RÉDEMPTION

Il fut un temps où j’ai rêvé de l’ardent apostolat et de la rédemption douloureuse, mais j’ai su bientôt que nous évangélisons en vain et que le salut de ceux que nous aimons dépend de nos divinités les plus inconscientes. Ce qui reste et agit, entre deux êtres, c’est la fugitive transfiguration du sourire. Ne portons de croix pour personne puisqu’on ne nous tient compte que de la lumière de nos yeux.

J’implore donc ma poésie, et je lui demande de jeter, sur vos pas, une de ses roses involontaires. Mon frère, ce n’est pas avec ma tendresse que je vous désaltérerai. Dans la coupe, il n’y a que le geste dont on la tend qui a sa signification et sa valeur. Il n’y a de salutaire, entre les êtres, mon frère, que la musique et le chant de rossignol qui s’échappe, parfois, des âmes. Il n’y a que la grâce et son divin mérite ignoré de soi.

Tout est inutile de ce qui tend à servir, et, nous tous, nous avons plus besoin de papillons que d’esclaves.

Il fut un temps où je priais pour vous, et si sérieusement que j’en ressemblais à l’ange ignoble et dégénéré qui, au pied du Maître-Autel, permet au sacristain d’épousseter son menton. Morne effet de l’esprit pudique et contrit ! Sur-le-champ, je le jure, je maigrissais et jaunissais, et, sonore de chapelets, je faisais fuir les démons de votre route. Quelle imprudence ! Mes oraisons ajoutaient un voile funeste aux chapelles de vos afflictions, je mêlais, au long souffle d’outre-tombe qui effeuille, parfois, les pauvres automnes des poètes, je ne sais quelles litanies sans espoir, et notre âme sensible et malade, traitée par l’eau bénite et le renoncement, tomba dans cette anémie funèbre dont on parla quelque peu et que Pascal, au cours des innombrables visites qu’il voulut bien nous faire, finit par nous envier.

Ah ! sans diables, que nous étions tristes ! Vous vous avanciez vers moi, plein de rancune comme le jeûne. Je vous saluais, pleine d’allusions amères comme la pénitence. Vous souvenez-vous de ces rencontres quasi monacales ? Dieu ! que nous étions affreux et mesquins ! Et, pour comble, nous soupirions. Nous nous regardions avec acharnement et soupçon comme font, entre eux, les trappistes, et tout ça, mon frère, parce que je recommandais routinièrement votre chère âme au vieux bon Dieu de mon ancien scapulaire marron, à ce Jéhovah rhumatisant, hors d’usage et fatigué qui daigna habiter un petit morceau de drap entre mes seins glorieux et sur mon dos adolescent.

Finalement, nous faisions horreur au soleil et aux quelques fleurs qui consentaient encore à folâtrer par là.

Mais, à présent que je n’ai plus de ferveur que dans mes défis et mes chansons, à la bonne heure ! Nous voilà bien portants. Ennemis toujours ? Oui ; mais bien portants.

Je dois vous avouer que c’est à la musique de la colère que je danse le plus volontiers, et que les malédictions qu’on me lance, étant donné que mon front est fier, me font des cornes de rubis dont je suis passablement fière.

Une ivresse triomphante et joyeuse qui s’apparente aux sifflements des fouets et aux cris désaccordés du vent, m’anime quand vous avez envie de me tuer, c’est-à-dire de me donner bel et bien une gifle, et vous n’avez, mon frère, qu’à admirer, alors, les rayons de mes joues et la violence rose qui m’environne.

Laissons la pitié aux gestes des fileuses. Moi, je suis la Parque bondissante et folle. Qu’importe les fils que je romps : mes ciseaux sont si brillants !

Oui, mon frère, entre les êtres, il n’y a de profond que le jeu, l’adorable jeu qui s’inspire de la surprise que, chaque fois, la fleur fait au soleil, en s’ouvrant, et de la stupeur que, chaque fois, la pierre cause à l’eau quand elle est lancée vers le rire du dieu d’argent. Il n’y a de réel, entre les êtres, mon frère, que le battement d’ailes des oiseaux insaisissables ; il n’y a de charmant que le vagabondage du désir qui, tout en cherchant l’enfer, s’attarde à Proserpine, et, même, au simple coquelicot. Il n’y a de vivant que la fête du rêve, que son incohérence enchantée, et je puis tirer, pour vous, plus de bonheur d’une tige creuse que n’en pourraient vous apporter mille chances et mille vaisseaux.

Mais viens à moi, mon frère. Pour t’alléger de tous les maux que tu t’es faits, dans l’ingénuité et la conviction de tes erreurs, je n’aurai recours qu’à la danse, et je danse pour toi, dans ma solitude, comme d’autres jeûnent pour d’autres, gravement.

Les bonnes œuvres, c’est la joie, et pas autre chose. C’est le parfum de la vie dans les mains qui caressent. Tordons le cou aux dévotes — veux-tu ? — et couchons-nous ensemble en mettant, entre nous, un petit chevreau blanc.

Des larmes ? Des larmes ? Tu attends de moi des larmes ? Voici des coups et la moitié de mon goûter. Nous partagerons les mûres et les épines, et si j’ai plus faim que toi, tu n’auras que mon appétit et mon avidité. Mais sais-tu de quoi on est vraiment riche ? De la vitalité de ceux qui nous aiment, des fulgurantes vertus de leurs allégresses et de leurs loisirs.

Quant au bienfait et à la gratitude, quoi de plus laid, de plus morose, de plus falot, de plus affligé de coryza chronique, de plus pourvu de cache-nez, de plus vêtu de noir et crotté de boue que ces parents pauvres qui se haïssent ?

Moi, je ne vous rendrai que le service d’être jolie, mais à ma façon et de toutes les manières qu’il me plaira, lancée dans le mystère, la piste et l’embuscade, détournée de vous par votre visage le plus secret, séduisante jusqu’au prodige, inconstante jusqu’au désastre, ailée jusqu’au triomphe, rapide jusqu’à la victoire, enfantine jusqu’à la divinité. Et, parfois, pour vous, j’aurai un de ces soupirs qui émeuvent toute une forêt de genêts en fleur, et vous saurez enfin combien est douce la démone qui fait danser une vipère.

Allez chercher ailleurs la compassion, la sollicitude, l’affection empressée, encombrante, maladroite, affreuse quand il vous arrive d’avoir un cœur en coton à rame et une âme assoiffée de sirop de gomme. Allez, allez !… Je ne m’habille plus des guenilles du dévouement. J’ai appris que le devoir sent mauvais, qu’il est comme ces vêtements misérables qui reçoivent la pluie et provoquent la sueur, et, moi, je ne veux vous faire que le don de mon ombre jouant aux osselets ou caressant les morts couronnés de myrtes.

Pas de potages chez moi, rien que des fruits ; et, aussi, droite, haute, solide, pure, fière, étincelante, la coupe que je brise, parfois, sur la gueule d’un dieu.

Les vertus n’ont que des coiffes d’épicières ou de reines-mères. Ah ! jetons nos cheveux au vent, et regardez-moi nue, c’est-à-dire indisciplinée, méchante, capricieuse, folle, inspirée, curieuse et fuyante, provocante, douce et fleurie, et, ainsi, agréable aux chattes joueuses et aux colombes printanières.

Et, en vérité, mon frère, quand la simple vie nous est assurée, nous tous, nous n’avons besoin ni de tentures de velours, ni de coffre bardé de fer, ni de bibliothèque de palissandre, ni de service à découper, ni de servantes à tout faire, ni des conseils des apothicaires, ni des faveurs de l’obésité officielle, ni de l’espérance grelottante qui soupire au fond des bénitiers, ni de mausolées, ni de carrosses, ni de ceci, ni de cela, ni de rien, ni de personne, sauf… de colombes et de chattes.

Et, sur ce, voici mon aile sur votre front et ma griffe dans votre cœur.

JEUX

Et je te jure que je suis tout ce que tu as aimé, et, pour commencer, importune, avide, noire et pillarde comme ces pies qui étonnaient et ravissaient ton enfance. Je vole bas, entre un ciel de pluie et un champ de luzerne, près du moulin et de la chèvre attachée à un essieu de charrette parce que j’ai envie que tu me lances un caillou et que tu me casses l’aile, ô vagabond !

Je tourne, autour de toi, dans ma robe de buis, comme la toupie à laquelle tu donnais le bourdonnement de l’abeille, la couleur de la route, la vitesse de la fantaisie, l’empressement victorieux de ton désir, la folie intermittente de ton âme, d’un coup de fouet, au temps où tu étais ce bandit qui faisait du mal à tout par trop de tendresse.

Et cette paille qui restait à ta veste lorsque, sournois, tu bravais les hommes, blessais le pain futur, insultais la vie nourricière en frappant, du bâton de l’indiscipline et du maraudage, le blé qui commençait à mûrir ? Et ce couchant pesant et violet qui t’inspirait cette haine ? Et la légère, très légère voix du soir qui te poussait à cette démence ? Et cette clarine qui, soudain, cristalline et pure, l’interrompait et te laissait en pleurs au milieu de tes ravages et de tes colères ? Et ce soupir universel qui t’apprenait que tout être aime d’amour ce qu’il tue ?…

Écoute : j’ai retenti dans ta vie à la première gifle que tu as reçue, et quand tu fouillais le pupitre de tes condisciples, pour les voler, ce n’est point leurs hochets d’écoliers qui te restaient dans les doigts, mais ce risque et cette tentation que je n’ai jamais cessé d’être.

Et, aussi, tu m’as enfermée dans des cages, appris la cruelle chanson de la captivité, gorgée de baies, de chenilles, de mouron, entourée de la sollicitude passionnée, curieuse et funeste, et je suis morte, un soir, dans ta main, en donnant à ta vie mon âme de chardonneret.

Ta main ? Comme je la connais ! Elle ne serre pas la mienne, mais elle l’effleure, en la suppliant, de toute une légèreté pensive. Ta main tiède et lente ne cherche pas, mais accueille, et par elle, je sais le touchant égoïsme de l’aile qui aime à être caressée.

Et, figure-toi que, depuis que j’existe, j’en adore la tendre nonchalance. Lorsque j’étais petite fille, elle m’attachait, à côté du chevreau, à la brouette qui allait chercher du serpolet pour les lapins et du thym pour les belles armoires qui ont du souvenir à parfumer.

Quand je fus, à quinze ans, ce groseillier si touffu, si vivant, si sauvage, elle cueillait ses grappes rouges sans froisser leurs feuilles. Elle les cueillait si pudiquement que ma sève s’arrêtait, dans mes branches, pour s’étonner et rire, ensuite, de toutes ses gouttes d’or.

Quand, plus tard, j’ai lu les livres qui m’ont enrichie d’un orgueil ou d’un diamant, d’une belle haine ou d’un grand bouquet pourpre, c’est elle, ta main fraternelle, qui en tournait les pages, car toute violence et toute splendeur nous sont dispensées par la grâce, et je sais que les mains furtives et immatérielles ouvrent seules les portes massives des cachots. Les autres les enfoncent. Mais la vraie liberté, celle qui peut défier les geôliers, les juges, notre ombre même, ce témoin circonspect, mais inlassable, nous est donnée par le geste aérien des anges ou la clef clandestine des démons. Et ta main, ta chère main, est assez hypocrite et céleste — Dieu merci ! — pour que j’attende beaucoup d’elle.

Et comme elle est suffisamment scélérate, je veux bien qu’elle me décapite comme un pavot quand, gorgée de soleil, à la nuit tombante, je ne fais plus que du poison…

Simple comme un petit jupon rose qui sèche à l’air pur, harmonieuse comme la ruche dans sa solitude de lumière, parfaite comme le pain qui entre, chez nous, à l’heure où nous le souhaitons avec notre vie affamée et tendre, divine comme le rosier qui arrache, de sa poitrine éternelle, la rose qu’il faut à son matin, solide comme la belle maison dont les assises plongent dans les racines des chênes, fragile, légère, gracieuse comme les pampres ignorant qu’ils sont toute la joie, tout l’orgueil, toute la richesse de la vigne, heureuse comme la route nette qui part de la rivière et aboutit au clocher, musicale comme le collier de grelots qui danse au cou du chat joueur, éblouissante comme les quatre as qui sortent à la fois du cœur de la chance, fatidique comme le miroir qui, soudain, se brise sous le sourire qu’on enlumine de carmin, parfumée comme l’onguent que la Médicis dérobait au satanisme de l’empoisonneur, plus douce, plus douce, plus douce que la corde sourde qui délivre la sérénade dans les coupe-gorge de Grenade, et charmante… comme moi, si tu veux, telle fut notre première rencontre, cette première rencontre où je t’ai souri, tu sais bien… Cette première rencontre où j’ai commencé à te haïr…

Je t’aime, et c’est la noble, fière, courageuse expédition. Tu me plais, et c’est la guérilla, la tricherie dans le bouge, et, en plein cœur, le coup de couteau plus ravissant qu’un œillet.

Je t’aime : qu’importe ! Tu me plais : crève donc, oiseau ensorcelant, étranglé par ta chanson !

Je t’aime : soit. Tu me plais : grâce ! car cette mèche de tes cheveux qui me désespère infiniment, ah ! misère…

Mme Proserpine, dans son cabinet rouge où l’on va se confesser in extremis, sait à quoi s’en tenir :

— Vraiment, mon enfant ?…

— Oui, Madame : il est détestable, jaloux, perfide, complexe, décevant… Et puis, traître, bas et canaille comme Judas quand ça l’arrange… Pour trente deniers de paix bourgeoise, le cochon, que de fois il m’a vendue !…

— Passons… Passons…

— Il est tendre comme le cabaret et l’orgue de Barbarie, sensible comme la gouttière des faubourgs qui pleure sur le pas des filles… Et, ma foi, il est unique…

— Passons… Passons…

— Oui, passons… Mais il a, figurez-vous, une paillette d’or dans l’œil…

— Aïe !

— Et, sur le front, une grande ride triste et douce à laquelle je voudrais faire un pansement tout mouillé de mes pleurs…

— Pauvre créature !… La porte à gauche, mon enfant… Mais Nostradamus et Merlin, et Urgèle et Morgane, et tous les enchanteurs, et toutes les enchanteresses, y compris Circé, amoureuse des porcs charmants, et Mélusine qui, à chaque apparition de sa robe blanche, délivrait, dans le château hanté, la colombe de la mort, ne pourront rien pour vous, je vous en avertis… Une paillette d’or dans l’œil ? Une mèche comme ceci sur la tempe ?… Une grande ride triste et douce sur le front ?… Je vois… Je vois… Damnation éternelle, mon enfant…

Je vous salue bien.

FATIGUE

Douceur, harmonie et calme quand je te vois. Ce livre est à sa place exacte, entre la lampe et le silence, et, nous séparant, une fleur, parfois, coupe le soleil de sa tête rose.

Nous parlons avec simplicité, et nos mots sont usuels comme le couteau, la serviette, l’assiette blanche, le rideau bleu… Quand nous disons oui, c’est franc et libre comme un sansonnet familier qui saute sur une table. Quand nous disons non, c’est grave et doux comme le rayon qu’on enferme dans le buffet plein d’ombre et d’odeurs fruitières. Quand nous disons peut-être, c’est amusant, joyeux, léger comme une toupie qui roule sur son pied agile, et nous savons que ce n’est qu’un jeu…

— À bientôt, me murmures-tu.

— À bientôt.

Je te regarde à peine. Tu as l’air de ne pas me regarder du tout. Et nous nous quittons sur un geste aussi innocent, aussi cordial que celui qui rompt le pain, prend la cruche, noue le chanvre, attache le fagot.

— Au revoir !

Et, soudain, je retombe, les jambes brisées, l’âme brisée. Voyons : ne vais-je pas m’évanouir de fatigue ? Je sens, sur mon visage, ramper la pâleur avec une lenteur de serpent. Je n’en peux plus. Que t’ai-je dit ? J’ai dû gémir, les mains sur la figure et déborder de poésie, comme l’urne du Nil dans les roseaux.

D’où viennent toutes ces perles qui font, sur ma robe, la ronde du faste et de la richesse hautaine ? Pourquoi, sur mon épaule, ai-je le poids terrible et charmant d’une chanson d’oiseau ? Et comment tant de silence, de fatalité, d’ironique science m’entourent-ils ? Le jeu des tarots étincelants et funestes s’abat sur moi, et, toute chose, en me regardant, a un visage de sibylle.

Que t’ai-je dit ? Que t’ai-je dit ?… Ah ! nulle discipline, nulle froideur, nulle volonté, n’ont raison des paroles et des pensées qui nous quittent quand nous nous trouvons en face de l’Amour !

Je t’ai tout raconté, n’est-ce pas ? Et la fièvre était sensible, autour de moi, comme une tempête.

Mon enfance ?… Oui, je te l’ai fait connaître avec l’impétuosité que l’on met à faucher le sainfoin quand on a le visage même de l’aurore, un matin d’allégresse… Avec quelle complaisance je me suis révélée à toi comme un lézard poudré d’argent, un coquelicot coiffé de folie, un loriot ravageant les cerises dans les vergers qui sentaient bon la tiédeur du soir et la présence des chèvres ! Je t’ai jeté parmi ces hirondelles — lointaines, si lointaines visions ! — qui ressemblaient à une tribu de petites veuves dans la paix des ifs funèbres… Je t’ai avoué ma tristesse animale et soupirante qui me marquait, déjà, pour l’amour, à sept ans ! Je t’ai appris mes colères de vagabond — futur incendiaire, et, peut-être, égorgeur de bergers — qui me poussaient à lancer dans le puits, désespérément, des cailloux gris, pauvres et sales… Haine pour le puits ? Haine pour les cailloux ? Je ne sais plus… Et, pourtant, je t’ai confié que la pitié fut ma seule névrose, en dépit ou, sans doute, en raison de mes fureurs affreuses, que je pleurais sur la rose tombant sous le ciseau, sur le ciseau qui était obligé de couper la rose, sur la main qui tenait la rose et le ciseau, sur tout le mal qui est fait à tout parce que la vie est ce grand rire indifférent et magnifique dont le bruit est le soleil…

Fatigue… Fatigue… Fatigue… Je t’ai offert mon adolescence, sa ferveur de lis, sa sauvagerie d’églantine, sa révolte chantante et désespérée de captive, au fond de ce couvent qui avait, parfois, l’odeur de boulangerie et de robes de bure, et, trop souvent, l’odeur d’encens, cette asphyxie…

Et ma jeunesse plus belle que la voile neuve sur la mer voyageuse, tu l’as sue encore… J’ai eu tous les dons qui jettent au malheur, et puis, à la divinité altière, à la solitude en soi.

Je t’ai montré mes blessures. Je fus toujours lapidée, mais à coups de rubis. Je t’ai montré mon cœur : il fut maudit et parfait. Je t’ai montré mon avenir : cette route qui monte, ce ciel qui s’ouvre, cette récompense, la musique, que j’ai, sans fin, gagnée par la musique…

Je t’ai parlé, ensuite, du soir de ma mort comme on parle d’une récréation charmante qui nous attend parmi des visages inconnus et bienveillants : « Dès que je serai délivrée, je danserai au milieu du bois violet à peine éclairé d’or, et telle que je suis — entends-tu ? — avec mon corps aimable, ailé, désiré par les chérubins de l’azur et convoité par les saints diables de la jeunesse. Puis, ayant payé le tribut de la joie et de la grâce, je partirai de découverte en découverte, et mon commencement éternel sera un grand cri de liberté… »

Je t’ai chuchoté bien d’autres choses… oh ! bien d’autres choses ! Je t’ai fait voir mes damnations assises en cercle, autour de moi, comme des bêtes rouges, et, toutes graves, se faisant passer pour l’absorber, chacune, et s’en nourrir divinement, l’absolu de la sagesse, de la volonté, de la puissance, de l’amour… « Voici, t’ai-je dit, mes royautés : elles n’ont pas cessé de sentir pousser à leur front la couronne démoniaque… Voici mes espérances qui ne se sont jamais lassées de manier la flèche, d’essayer des ailes, de jeter, aux forêts, la feuille nouvelle et de donner, à mon cœur, le roucoulement du printemps.

J’ai tout voulu, t’ai-je murmuré, tout entrepris, et tout réussi, puisque, chaque fois, j’ai désiré complètement. Quand je coulais à fond, je m’accrochais à la divinité de la mer, et je voyais, autour de moi, comme de vertes ou jaunes étoiles errantes, les yeux des poissons maudits scintiller étrangement.

Des démons ! Toujours des démons ! Tout a été pour moi enfer et poésie. L’étincelle fut aussi abondante et souveraine dans mon âme que dans les plus profondes fournaises, et la fourche étoilée, je l’ai portée sur l’épaule comme Jésus la croix.

Que veux-tu faire, t’ai-je crié, à cette destinée mystérieuse et magnifique par la possession qui est la mienne ? J’ai été pure entre les pures et damnée entre les damnées. Je sais ce que je veux dire, et si, pour les poètes, une géhenne existait, son adorable angoisse éternelle, car — entends-tu ? — elle m’aimerait d’amour, elle voudrait la réserver au lis que je suis.

Silence ! Tout est plein d’harmonie, d’équité, de prédestination, et je jure que j’ai toujours souhaité l’alliance du radieux Satan, qu’à jamais sa présence a été sensible, près de moi, et a pu se vérifier du rayon de mes yeux à l’ombre de mon silence.

Que c’est lourd, que c’est lourd, sur le corps et dans l’âme, la paix de Dieu et le miracle éblouissant du Diable ! Je suis chargée de ces fardeaux formidables et fraternels, bien qu’ils semblent contraires, et la sérénité et la frénésie qui m’inspirent, tour à tour, révèlent la qualité des puissances qui m’ont envahie.

Mais je sens, j’ai toujours senti que, dans l’au-delà, je serai allégée, je veux dire semblable à Eux, sans doute, et plus intelligente que le croissant au front du soir. »

Comme je suis lasse ! Quelle dépense de force, de substance sacrées ! Je n’en peux plus.

Et le Génie, là-bas, là-bas, a le visage, ce grave visage blessé par la lune, du fleuve qui approche de la mer…

. . . . . . . . . . . .

« À bientôt » — « À bientôt » — Entre nous, une fleur coupe le soleil de sa tête rose…

HOMMAGE

Parfois, l’amour change d’armes, de fortune, de jeux, de tunique, de couronnes, de demeures, de nom. Ce soir, il ne lance pas la flèche, mais il fait du soleil avec son glaive, sur une tête exécrée, et, en vérité, la mort s’approche. Ce soir, ce n’est pas de sa fantaisie qu’il est riche et de la fleur à laquelle il donne, parfois, des yeux de fée, mais d’un sac rempli de pierres à lapider et qu’il porte avec ferveur, comme un méchant vagabond, sur ses épaules solides. Ce soir, il ne danse pas, mais il rit comme on fouette des bêtes…

Ah ! ah ! ce soir, ce n’est pas d’azur rédempteur qu’il est vêtu, mais de pourpre sans espoir, du pire rouge : du liturgique, et il se garderait de se montrer nu, car il sait que la ressource du Diable est dans le vêtement, et, pour un peu, l’amour, ce soir, prendrait la défroque d’un moine ou d’un damné, c’est à-dire la cagoule, car il a ses yeux à cacher.

Ce soir, il a, autour du front, le serpent de fer animé et venimeux, mais non la rose légère, et, quittant ses palais où les illusions rient, en robe blanche, aux fenêtres, il ouvre les antres cyclopéens et dérobe aux dieux difformes, le rocher, la foudre et le cri.

Sais-tu quel nom il prend ce soir ? À quoi bon te le dire ? Tu le connais, déjà.

Mais sache que l’amour te charge, ce soir, de tous les crimes mentaux que j’ai commis, de tous les péchés de mes instincts et de ma connaissance, qu’il met, dans tes yeux, mes nuits sans rêves, ces nuits où les morts nous remplissent, comme des sacs vides, de toute l’horreur et de tout le néant…

Sache qu’il pose, sur ta bouche, mon poing fermé, qu’il arrose, sur ton front, mon âme de pétrole, qu’il l’allume comme un incendie qui ne doit plus s’éteindre.

Sache qu’il me fait te crier : « Mon véritable règne commence en toi. Toutes tes minutes, même celles qui me trahissent, tu les verseras dans mes mains car je ne me sépare plus de toi depuis que je connais ce bonheur désespéré, frénétique, comme créateur de te voir bouger, fils indigne de ma tristesse aux flancs d’animal. »

Sache encore, qu’abandonnant l’appareil magnifique de la colère et son éloquence pure, il me fait te chuchoter : « Derrière toutes tes actions vénielles et mortelles, tu retrouveras mon visage, et les putains de tes nostalgies, tu les étrangleras, peut-être, las de m’entendre ricaner quand elles ont, au cou, le ruban rouge de la complaisance et l’accroche-cœur, ici.

Jusqu’à présent, on n’a fait que s’affronter et se confondre, mais, à présent, on s’affronte pour se dissocier, et le temps des chiffres sur l’ardoise, du total misérable et plâtreux, du cul de bouteille, du couteau de 2 fr. 75 et des veines tranchées est venu.

L’heure est belle, en vérité, et, sous nos pas, nous faisons craquer le mépris comme le bois mort des bosquets à frites… »

Que de rancœur, mon Dieu, que de rancœur ! L’heure est belle, en vérité, et je me demande si le dégoût n’est pas notre vrai faste, à nous les damnés d’amour et de poésie.

Depuis trop longtemps, vois-tu, je te juge, et nos mères pleurent sur les péchés originels de leurs petits.

La peur, l’angoisse, la lâcheté, l’âme en fuite comme le troupeau traqué, la trahison qui n’est pas plus compliquée que le passe-partout du premier serrurier venu, voilà, voilà ce que j’ai trop chéri. Que l’heure est belle !

Entrez dans le confessionnal, Caïn démoniaque, chef des tribus dansantes, velues et criminelles, agenouillez-vous devant la robe noire tachée de graisse humblement et gémissez le mea culpa. Vous aurez, vous aussi, de l’huile, à l’heure de la mort, sur votre front que l’Espérance avait fait rouge comme le soleil qui se lève entre les bandelettes d’or de l’aurore… Vous finirez en catholique, Caïn, vous qui fûtes déshonoré et trahi par votre tentation, vous qui n’avez pas su choisir la victime maudite, et qui avez voulu tuer, comme s’il en valait la peine, cet infime pécheur… ce pauvre enfant !

Oui, l’heure est belle… Et quand tu chercheras le sens de ma présence hostile et détestable, dans chaque cellule de ton être, je te ferai entendre le fléau sur l’aire, le marteau dans l’atelier métallique, la roue du rémouleur mouillée des larmes de la rouille. Je te ferai voir les dents voraces du moulin, l’abîme dévorant de la mine, tout ce que les machines ont de conscient et de gigantesque, tout ce que les chimies industrielles ont de corrodant et d’impur dans les hangars où souffre l’eau, où crient les courroies, où flambe l’alcool, où siffle la vapeur, où le charbon sue comme l’esclave noir, où la peau de la bête trempée dans l’acide commence, par la couleur de la pourriture, à résister à sa propre décomposition.

Voilà ! Es-tu content ? Tu peux être fier, pauvre homme. Et tu as, déjà, compris, brute sensible, que je ne t’ai jamais tant aimé.

LA SOLITAIRE

Tout rayonnement est suspect surtout à ceux qui rayonnent, toute ferveur est condamnée surtout par ceux qui sont fervents, toute prière est combattue surtout par ceux que Dieu obsède, toute tendresse est fuie surtout par les plus tendres. Rigueur de l’esprit et du cœur, jalousie, fanatisme des âmes élues, implacable loi de souveraineté et de solitude ! Les fronts purs se voilent devant les fronts purs, les mains caressantes échappent aux mains caressantes, les nuits qui méditent ne répondent pas aux nuits qui méditent, et quel silence a dit jamais à un silence : « Je suis ton frère ? » Le saint n’accueille pas le saint, l’amour ne reconnaît pas l’amour, le poète n’a pas soif du poète, le pain n’a pas faim du pain, la fleur est la fleur et ne cherche pas la fleur…

Seuls ennemis : nos bien-aimés ! Seuls étrangers : nos pareils !

Tout ce qui est divin est consacré par le dédain divin, et il est nécessaire, donc parfait, que le feu brûle et qu’on n’adore pas sa flamme, que l’œuvre soit édifiée et qu’on n’étoile pas sa tour, que le dieu veille et qu’on n’aspire pas sa myrrhe, que le printemps passe et qu’on ne cueille pas son lilas…

Sans secours, sans récompense, sans sourire ? Êtes-vous ainsi ? Oui ?… Alors, marchez. Celui qui s’est suicidé, même quand il ne reste de lui qu’une bouteille vide dans un haillon, fut le plus grand car il fut le plus seul.

Et, moi, sachant que la dureté et l’orgueil sont nos puissantes gloires, moi, la solitaire, entre deux robes sanglantes et justes, celles de Charlotte et de Judith, j’ai tenu mon cœur levé.

Ma nudité que le désir scella de l’odorante, de la douce, de la céleste blessure est comme la statue de marbre, dans le cloître abandonné. Tant mieux. Au front du génie est plus significative la mousse que le laurier, et l’immortalité blanche qui plonge son pied dans l’humus fait, déjà, partie du peuple pensant des morts.

Je sais… Je sais… On m’a reproché de donner Dieu quand on me demandait le miracle, et on a fui ma force amère et ruisselante car, ayant attendu d’elle la sirène, elle ne sut offrir que l’infini !

Mais que m’importe ! Ce n’est pas sur l’arbre mort que je veux briser mon ouragan et, contre le rocher captif, jeter toute ma mer. J’ai — Dieu merci ! — de plus nobles hostilités qui m’attendent.

L’harmonie est la grande solitude, mais que la harpe et le luth de ce monde, s’imaginant que c’est la grande détresse, se gardent d’en avoir pitié et de vouloir en faire l’âme de leurs cordes cassantes. Ce qui n’est pas à soi-même un absolu n’est rien, et que je sois préservée — ô Dieu ! — de demander jamais comme le sol : la pluie ; comme le pampre : la grappe ; comme l’œillet : la pourpre ; comme le roi : le sacre ; comme le couteau : le sang ; comme le désert : quelqu’un !

C’est donc vrai que tu m’aimes ? Et voici le plus étrange prodige. Écoute : un jour, l’homme auquel j’ai sacrifié ma radieuse jeunesse, après des années de douleurs communes, mais d’entente singulière, m’a dit, comme il s’était épris de je ne sais plus qui : « Je ne t’ai jamais aimée… » Un soir, un homme qui a fait pour moi ce qu’on appelle : « des folies », m’a dit, comme il s’était épris de je ne sais plus quoi : « Je ne t’ai jamais aimée… »

« Bien… ai-je pensé, voilà la seconde fois que j’entends ma condamnation », et je me suis tournée vers ma mère. Je ne puis songer à elle sans que mon âme frémisse de passion surhumaine. Elle est la Poésie. Je ne suis qu’un poète, et j’ai regardé profondément ma mère dans ses incomparables yeux d’azur.

Alors, j’ai découvert qu’elle m’a moins, bien moins chérie que son autre enfant qui est douce, faible et gracieuse. « Toi, m’a-t-elle dit, une fois que je n’avais plus de foyer, d’argent, de lendemain, et qu’à ses côtés, je souriais à ma misère, toi, je ne te plains pas… » Et elle a été bercer, avec le fanatisme maternel, ma sœur qui avait mal aux dents.

« Bien… » ai-je pensé, et, soudain, j’ai senti, autour de moi, la barrière de roses, et, sur mon front, le régiment de glaives, et, sans puérilité, j’ai vu, à ma gauche, la fourche du Diable et, à ma droite, la lyre des Séraphins.

L’un m’a crié : « Tu es une fournaise… » Les autres m’ont murmuré : « Tu es un tabernacle… », et la solitude a soufflé sur moi par la bouche de tous les maudits et par la poitrine de tous les bienheureux. J’ai compris… J’ai compris… Et, depuis, je m’en tenais à ma condition particulière me disant que nul bienheureux ou nul maudit de mon espèce ne viendrait m’apporter son ciel ou son enfer. Et, pourtant, tu es là. Tu as franchi le buisson odorant et épineux, tu as marché sous la menace étincelante des armes au soleil. C’est bien. Je fais dévorer ta pourpre par la mienne comme la louve dévore la louve. Je nourris l’ange insatiable de mes parfums de l’inépuisable cinname de ta pensée et de ton cœur, mais je ne te remercie pas, et quand j’accepte, car je suis équitable, que tu ajoutes l’or de mes idoles damnées à l’or de tes divinités saintes, que tu fasses large commerce de mes denrées infinies, ô trafiquant magnifique, tu ne me remercies pas davantage.

Nous ne nous regardons que de loin. Nous ne nous saluons jamais. L’Alliance, nous ne la signerons pas.

Seuls étrangers : nos pareils ! Seuls ennemis : nos bien-aimés !

ORGUEIL

Chère belle passion, tu ne me vis jamais l’humilité frileuse des arbres que novembre fait se dévêtir dans la bourrasque, l’immobilité suppliante de l’aveugle qui tend sa sébile aux feuilles mortes de l’avenue.

J’ai un étrange goût pour les pirates, et, aussi, pour leurs frères plus modestes : les voleurs. Je salue, en ceux qui guettent et dépouillent, mon âme patiente et avide, mes étincelants yeux sombres au fond desquels personne, personne ne voit de quelle effrayante lumière peuvent briller les butins convoités.

T’ai-je dit que j’aie jamais reçu ? T’ai-je dit que j’aie jamais demandé ? Si, peut-être, deux ou trois fois, j’employai cette manière, je t’avoue que c’était par manœuvre infernale. Les vagabonds la connaissent : ils mendient un morceau de pain à la porte qui s’ouvre. Malheur ! La porte s’est ouverte… Et tu as compris…

C’est toujours en m’efforçant que j’ai accueilli un cœur. Je n’aime que les cœurs dont je m’empare. Je n’ai donc pas besoin de te dire qu’il m’importe peu d’être aimée. Au fond, je n’ai que le désir de vaincre. La soumission des femelles en troupeau m’a toujours assez attristée pour me laisser au rire, à la liberté — c’est-à-dire à la solitude — au jeu de la flèche prompte et meurtrière, au « Je suis moi ! » plus retentissant et plus salutaire que le tonnerre au cœur des beaux climats.

Tout enfant, à l’âge significatif et profond, je fuyais la tendresse qui venait à moi : « Je veux pas qu’on m’aime ! » criais-je, sentant, déjà, sans doute, qu’on disposait de moi du moment qu’on me choisissait, et je lançais de véhéments coups de pied aux ombres affectueuses et usurpatrices, comme j’en lançais au vent lorsque, soufflant trop fort, il violait mes jupes et s’emparait de mes cheveux.

Je voulais, déjà, élire, et, des visages humains, je détournais mon visage qui naissait sataniquement d’une rose.

Je n’ai pas changé.

Aussi, viens, ne viens pas. C’est la même chose. Si je te veux, je t’appelle par un sifflement plus doux que celui du serpent des sept jours quand il dansait sur sa puissance et voyait l’ombre de sa tête bleue divinisée dans le soleil.

La royauté du désir, en vérité, je l’ai, et je ne me permettrais pas, car je suis grandement honnête avec moi-même, la frénésie de la tentation, si je n’en avais pas l’adresse. J’en possède, aussi, l’audace : j’ose parler et détruire, et je n’hésite pas devant ces terribles crimes mentaux que l’on commet en poussant la lame froide de sa pensée dans les poitrines haïes.

Étrange duplicité que la mienne ! Je semble avoir le parfum de ma joie alors que j’en ai surtout le venin.

Comme je ris quand je vois des mépris assez naïfs pour s’étaler ! Qui a jamais soupçonné le mien ? Il est absolu comme tout ce qui se cache, a l’orgueil pudique et royal de soi.

Aussi, lorsque j’entends notre faible Musset crier : « Qu’importe le flacon ! » eh bien ! j’ai mon dégoût de démon et je vais faire silence sur la montagne.

Mais ça passe, ces malaises-là, et très rapidement. Ce qui ne nous passe pas, à nous, les charmants Lucifers, c’est notre princière élégance et cette race, cette race qui nous fait l’œil ambigu et le rire doux.

La vie ? Je la gifle avec ma chanson. Les autres ? Je les écarte avec mes ailes. Mes erreurs ? Je les couronne comme les plus précieuses idoles. Aussi, m’avertissent-elles quand je suis sur le point de me tromper encore. Les autres, les autres ont des remords, moi, je n’ai que des divinités vigilantes et complices : « Attention ! » me disent-elles. Ainsi, j’apprends à sourire à ce que je vais, tout à l’heure, tuer.

Ma fierté pique le sort de son épine puissante et dure. Et que m’importe si j’indigne les livres qui ont des voiles de douceur et de résignation sur leurs beaux yeux !

J’ai appris à m’évaluer lourd depuis que je suis si légère et que l’Ascension m’enveloppe de son nuage flamboyant.

J’ai appris, en ne quittant pas des yeux le but suprême, à adorer toutes mes véhémences, à exploiter toutes mes folies, à recueillir tous mes blasphèmes.

Il n’y a qu’une chose qui compte : un cœur qui bat largement.

Paix aux maudits.

Et n’essaie pas de me sourire pour m’apaiser et de me prendre la main pour me rendre douce dans le sens où ta mère t’a enseigné la sainteté.

Aux rideaux blancs du lit de mon enfance, j’ai mis le feu afin de faire crier les anges. Et je te jure que je n’ai pas voulu les offenser. Mais nos miracles les plus actifs ne sont pas dans nos attendrissements, nos morts parfumées, nos religions aimables… Tout être qui veut Dieu doit commencer par ne s’occuper que de soi, c’est-à-dire, impitoyablement de sa liberté.

Et finalement, je te dirai : « Laisse-moi… Laisse-moi à mon silence bercé par un silence que moi seule entends. Laisse-moi à mes pieds nus, mais à ma tête qui reçoit le sacre. Laisse-moi à mon inconcevable orgueil de Poète, à tous les vaisseaux que je corromps et je séduis par la promesse des Conquistadors démoniaques. Laisse-moi à tous les soleils que j’atteins, à toutes les patries que je me donne, à tous les Colomb qui débarquent pour repartir, les épaules pleines de goudron et d’étoiles… « Hourrah ! Combien en avez-vous inventé de Nouveaux Mondes, là-bas, là-bas, vers les rives inaccessibles ?… »

— « Pars… Gagne le large… Il en est toujours, toujours des rives inaccessibles… »

— « Et des Mondes Nouveaux !… Gloire à nous… » —

Laisse-moi à tous les infinis où je plonge par le glaive et les ailes et la puissance illimitée.

Laisse-moi à mes forêts vierges où je charme et je dupe le singe en prenant l’apparence de la liane, où je fais, en dansant, se répandre, comme une neige nourricière, la fleur jaune du cotonnier…

Laisse-moi… Que j’y découvre, encore, contre la pierre chaude, déserte, dorée, le serpent joueur de flûte, le Tentateur à l’œil d’amour.

Laisse-moi, laisse-moi. Je n’aime que ma Présence, et pleure une fois de plus, toi qui ne cesses pas de pleurer, myosotis délicat et sacrilège : je n’ai voulu de toi que la substance qui a nourri mon Satan. Et maintenant, la tête pesante de roses, la poitrine gonflée de l’Espérance détestable, il dort sur mon sein sans péché.

Nous aurons ce que nous voulons, va, tous les deux, et notre curiosité écoute d’étranges sonorités d’argent du côté où passent les licornes divines.

Éloigne-toi. Laisse-moi à ce songe inouï qui me visite souvent dans mon sommeil de prédestinée :

Seule, toujours seule, je m’avance dans l’Univers tandis qu’étendards de nuées, battent, au-dessus de ma tête, les ailes des grands exils.

Le monde — excuse la mégalomanie des insensés joyeux quand ils dorment ! — le monde n’a pas d’autres habitants que moi, mais le ciel, devant moi, est de topaze claire, couleur de somptuosité et de célébration divine.

Je m’avance dans la musique… Toujours la musique ! Les arbres sont agités d’une sourde et farouche tempête de fin des temps. Je vais… Je vais… La terre, toute la terre frémit sous mes pieds, car Orphée, la lyre à la main, la parcourt, dans ses souterrains les plus insondables, de mon même pas victorieux et tranquille.

Je vais… Je vais… Et je sais que je suis le Poète et que ma course mortelle va prendre fin car plus l’harmonie nous devient sensible, plus nous comprenons que notre règne approche.

Mais je me tais.

La Folie — la belle ! — oiseau de feu, bat, parfois, de l’aile dans mes yeux étranges.

Laisse-moi.

Je serre contre mon cœur, contre mes flancs, contre l’antre caché de mon âme, mes mains solides. Je ferme, sur le monde invisible, mes yeux pleins des aurores infernales.

La possédée ne veut pas rendre son démon.

LE COMBAT

Je me suis repliée, dans l’ordre et le rythme, toutes les fois que je l’ai voulu ; mais, à chaque rencontre, mes étendards ont été plus trempés du sang des roses, et leur hampe s’est durcie, dans mes mains d’Archange, comme le soleil des Sporades qui regardait l’Évangéliste décrire sa fin sur ses genoux mortels.

Je me suis enrichie, toutes les fois, de ce que j’ai laissé dans la bataille, et je sais trop bien que lorsque l’adversaire refuse de se rendre, notre puissance se développe, comme le marteau concentre sa force, quand il sollicite l’étincelle. Je sais trop bien que tout a la divinité, dès qu’il possède l’entêtement, et ne cesse pas d’aspirer au Jour de gloire.

J’ai été t’attendre, ailleurs, voilà tout ; mais ai-je crié : « Grâce ! » parce qu’après les jours de lutte, dans l’auguste solitude de la réflexion, de la patience et de la nuit, j’ai refermé sur moi mes ailes pour t’aimer ?

De tes yeux, quand je les convoitais, je n’eus que la flamme ; mais dès que j’ai compris, en les voyant se dérober, que je voulais autre chose de plus certain, j’ai su que j’en aurai l’âme.

De ton cœur, quand je l’effleurais, je n’eus que la chaleur ; mais dès que j’ai compris, en le voyant me trahir, que je voulais autre chose de plus insaisissable, j’ai su que j’en aurai la vie.

De ton existence, quand je la possédais, je n’eus que l’heure ; mais dès que j’ai compris, en la voyant s’écouler, que je voulais autre chose de plus durable, j’ai su que j’en aurai l’éternité.

Ainsi, ce que tu peux appeler tes triomphes, a assuré le mien, et j’ai appris que c’est en nous échappant que nos aimés nous apprennent combien nous les voulons. Dès lors, ils sont à nous.

Plus habile, tu m’aurais obéi, et, de cette façon, ma domination satisfaite se serait complue dans sa limite, comme les rois de ce monde.

Mais, imprudent, tu m’as résisté combien de fois ! Me voici donc redoutable. Les glaives brisés ont la noblesse des soleils qui ont combattu, et je me sers de l’acier de mes dépouilles pour aiguiser mes armes neuves.

Vaincue à ***, battue à ***, blessée en plein cœur à ***, laissée pour morte à ***, ne crains rien : je sais ce qu’est la guerre, je veux dire la victoire.

Et maintenant, et maintenant que, t’ayant abandonné le champ clos, l’espace libre, le rempart, la forteresse, le clocher, la montagne, la nue, maintenant que, Milice étincelante et casquée, j’ai reculé jusqu’au ciel — et qui, jamais, en a fait autant ? — prends garde !


LA PAUVRE PETITE SORCIÈRE














LA PAUVRE PETITE SORCIÈRE

En robe de tous les jours, assise sur le seuil de sa caverne sombre. Elle a, au creux de la main, une coque de noisette et elle la regarde tristement.

Toujours les âmes qui s’en vont, qu’elles soient celle du fruit boisé, de la rose légère ou de l’amoureuse qui va remplir sa coupe à la dernière fontaine.

Toujours, cette plainte, toujours ! La plus pathétique, c’est la plainte que les morts ajoutent au chant des courtilières, dans les profondeurs souterraines.

Toujours cet appel du départ, toujours ! Le plus mystérieux, c’est l’appel qui tombe de la voix des courlis quand la forêt sent le marécage et la pluie d’octobre.

Ah ! que la pauvre petite sorcière a mal à son cœur sauvage ! C’est par l’instinct qu’on se montre si compréhensive, quand on n’est qu’une pauvre petite sorcière, et, vraiment, les âmes innocentes ont beaucoup à consoler, ici-bas…

Tout le monde ne voit pas le deuil de la forêt lorsque la biche tombe et pleure de quitter la feuillée où les faons dansent pour la lune d’or sombre des fins d’été. Tout le monde n’entend pas, lorsque le plein silence nocturne se fait, le cri des grandes heures véhémentes qui tiennent la cognée, le marteau ou le glaive. Tout le monde ne pense pas aux retours lâches et méchants de la vie, à la vengeance aux dents serrées de cette gueuse occupée, sans fin, aux mauvaises besognes…

Ah ! tout le monde n’a pas, devant les yeux, le visage de l’Amour ingrat qui est plus amer à regarder qu’un champ d’ossements sous la lune.

Et la pauvre petite sorcière qui s’appuie à un arbre mort désire perdre, elle aussi, toute sa sève par une large blessure noire…

Et voici que la ronce frémit et que celle qui veille se recueille dans les âges et le vent…

Tout le monde ne sait pas que le lièvre ne cesse point de murmurer : « Je maudis mes oreilles qui écoutent tous les bruits, et l’ombre de mon ombre qui fait peur à l’âme de mon âme. Où donc est le Paradis des lièvres ? Quand pourront-ils jouer en paix, ces innocents, et faire du sainfoin grand carnage et grande liesse sur la tombe du dernier chasseur ? »

La pauvre petite sorcière sourit douloureusement. Toute la détresse du monde gémit contre son cœur plus sensible et plus éperdu que la feuille au souffle du soir.

Et voici que l’herbe tremble, et celle qui veille se penche un peu plus vers la terre.

Tout le monde n’a pas la visite d’un grillon tandis que l’écorce des chênes craque dans la sombre inquiétude de la nuit.

Et le grillon raconte que des monstres joufflus à la culotte déchirée — « Ici, là, Madame, et, surtout — excusez-moi ! — ici… » — cernent tous les jours son terrier. « Et ils m’auront, Madame, ils m’auront ! Mon cousin qui était fiancé et s’allait marier tout prochainement, est, à cette heure, le prisonnier de cette engeance. La famille de la grillonne est au désespoir. Quant à elle, la malheureuse…

De grâce, Madame, ne connaissez-vous pas, pour moi, une caverne pareille à la vôtre, mais en beaucoup, beaucoup plus petit ? Une fissure, dans ce rocher, et je serai heureux. »

« Oh ! naïf, fait la pauvre petite sorcière. Tu crois donc qu’on peut être à jamais à l’abri dans ce monde ? Mille pèlerins assiègent, tous les jours, la porte du plus farouche solitaire, et les bâtons frappent fort, et les coquilles heurtent les besaces, et les gourdes veulent être remplies, et les pieds veulent être lavés, et les robes de bure veulent être fleuries du lis du Seigneur, et les âmes veulent se répandre car elles sont des sources si captives, si captives, toujours…

Ah ! si tu savais, si tu savais !

Et quand, par miracle, les errants de la vie ont laissé, une fois, le solitaire tranquille, voilà que le bois de son foyer se plaint parce qu’il brûle, et que la fumée se plaint parce qu’elle s’évanouit tout de suite, et que la cendre se plaint parce qu’elle ressemble à la poussière des hommes, et que le rouge-gorge du toit se plaint parce qu’il n’a pas assez de matériaux pour faire son nid, et que le nid se plaint parce que…

Tu ne te doutes pas à quel point on peut être tourmenté, sur cette terre, quand on n’a que son cœur humain de…

— …Poète… Oh ! si, Madame. — Et la pauvre petite sorcière et le pauvre petit grillon se taisent et regardent devant eux, très loin, de leurs yeux dorés…

…En nudité de tous les jours, couchée sur sa litière solitaire.

« Hou ! Hou ! » fait le vent, et les morts ont bien de la peine à dormir.

La pauvre petite sorcière est pauvre et malheureuse comme tout le monde, ce soir… « Et ce n’est pas gai, Madame, ce n’est pas gai ! » lui crie, par l’huis de la porte, une hulotte qui a du plomb dans l’aile.

« Heureusement qu’il y a la superbe des écureuils », pense celle qui ne dort pas. Mais voici que l’un d’eux vient expirer dans ses bras car il a avalé un gland de travers. Et la pauvre petite sorcière constate que la taupe qui poursuit sa tâche aveugle et machinale, que l’écureuil qui, avec des grâces sacrilèges, promène, toute l’année, dans le bois, la couleur fastueuse et triste de l’automne, que l’homme qui fait de la philosophie à propos des feuilles et que les feuilles qui tombent, sur le crâne de l’homme, quand la Mort passe une robe de pâle soleil, entre le marécage et l’horizon, n’ont rien qui les distingue très particulièrement les uns des autres puisque l’humus universel fait d’eux tous sa pâture fatale.

« Mon Dieu, dit-elle, mon Dieu ! Où êtes-vous ? Comment expliquer que vous ne me soyez sensible que lorsque le Diable me possède ?

Vous ne savez donc pas comme je souffre de la pauvreté des louves qui allaitent, du cri de l’agneau qu’on égorge, des petits pieds qui ont froid en allant à l’école, et, plus encore, en rentrant au logis où le chat ne compte, pour manger, que sur la souris qui ne paraît pas ?… Détresse ! Détresse ! Les arbres qui pleurent, dans la nuit, pensent, comme moi, que nos plus grands malheurs sont nos petits désespoirs, et que nous sommes quasiment mourants de douleur quand nous nous disons qu’il est des malades abandonnés, des coupables qui expient trop, des malheureux qui sont nés un couteau à la main et qui n’ont, toute leur vie, jusqu’au crime, senti, autour d’eux, que l’odeur du crime.

Épouvante ! Épouvante ! Je sais que ma mère qui est si douce a peur de mourir, et, parfois, ses yeux bleus pleins de ces larmes enfantines qui contiennent tous les reproches me supplient de l’en empêcher.

Mon Dieu !

Tel champ de bruyère, sous le vent, m’est aussi triste à contempler que la destinée de l’homme.

Mon Dieu, que les poètes ont mal quand leur démence enchantée les quitte ! Que de ténèbres quand je ne porte plus mon flambeau, que de silence quand je ne chante plus mon hymne ! Comme l’araignée me regarde, du fond de sa toile, et que les linceuls sont froids ! Comme le termite m’appelle, du fond de son trou, et que les tombeaux sont seuls ! Comme l’étoile m’implore, du fond de son abîme, et comme les cieux sont vides quand le poète ne les peuple pas !

Ah ! miraculeuse aurore où je suis si vivante, si vivante, si vivante que, dans le cercueil où l’on m’a étendue, un instant, par simulacre, je ne laisse que mon voile — pudeur de la mort — et l’ironique et léger soupir du cœur éternel qui va battre ailleurs !

Ah ! soirs inouïs où Satan, le Dieu magnifique des mondes de cristal et de science, ne me donne, pourtant, que le charmant rayon de ses yeux, dans l’émeraude ou la topaze de la fable ! « Par le symbole gracieux et puéril, communique, me dit-il, avec l’Invisible, danse avec le mystère, comme l’enfant rieuse enlacée à l’enfant qui ne parle pas. Voici le parfum de myrte et de solitude : n’est-ce vraiment qu’un parfum ? » — « Oh ! c’est, déjà, toute l’inimaginable forêt où, plus tard, je serai nue, terrible, radieuse et sagace comme l’Ombre originelle qui, sous chaque feuille profonde, regardait se cacher la tête plate et furtive qui voulait savoir… » — « Voici une rose : n’est-ce vraiment qu’une rose ? » — « Tant pis pour ceux qui ne volent pas, sur sa multiple face, circuler et se contredire le sourire infini, poindre l’épine démoniaque… » — « Voici une goutte de rosée : n’est-ce vraiment qu’une goutte de rosée ? » — « Mes futurs soleils l’habitent et l’embrasent. Encore une fable, Satan ! » — « Une fable ? Ah ! ah ! Je viens de te présenter des univers… En veux-tu d’autres ? Des régions musicales et pures, descendons dans les régions sonores et maudites que la couleur rouge frappe de sa corne de taureau dément, et viens, avec moi, toucher le front des possédés, comme Jésus, vêtu de lin, les touchait avec moi qui étais couronné de sainte indignité humaine.

Ma fille, approche-toi de mes fils et de mes filles qui ont eu soif et faim ainsi que toi. Qu’importe la boisson, la nourriture auxquelles ils aspiraient ! Ce qui compte, c’est la soif, c’est la faim, et, plus on est dévorant, plus on devient la proie que l’on guette, et la divinité est à ceux qui cherchent Dieu ou Satan, son frère… » —

Nuits précieuses où je fais d’une ombre une réalité telle que la lame est moins présente au manche, dans le couteau, et la soie moins présente à la hampe, dans l’oriflamme, que mon âme à l’âme chérie…

Où sont-elles ces nuits parfaites ? De quel cœur nourri de force et de résines embaumées, je te parle, ô toi que j’aime ! Mon âme s’effeuille sur la tienne comme un dôme de roses sur le bain qui, à l’ombre, attend la blanche nudité.

Alors, je retourne à ma destinée première, au cantique violent et joyeux dans l’azur, à l’armure jalouse dressée devant l’amour et — qui sait ? — peut-être, en raison de sa ferveur, hostile, car tout ce qui aime, s’arme…

Ma puissance possède, alors, toutes les splendeurs viriles de l’Archange. Elle en a la souveraine dureté sous le casque pur.

Mais ce soir, hélas, ce soir !

Comme ma misère, serpent perdu dans la nuit et déchiré par la broussaille, rampe, en vain, vers la misère ! Je ne sais plus te dominer et te conduire, te séduire et t’égarer divinement, moi qui attends, comme toi, la consolation et l’étoile.

Où sommes-nous ? Qui sommes-nous ? Dans le plus morne Sahara, deux pèlerins dont les manteaux se reconnaissent, à peine, font un signal et passent, ne sont pas plus pitoyables et étrangers l’un à l’autre que nous, mon frère — ah ! mon frère ! — les nuits où la Fête sans nom ne nous anime plus.

Sabbat de la poésie ! Ô seul magnifique délire ! Quoi ! la folie peut nous abandonner, parfois ?… Pourtant, quand nous sommes en proie à sa félicité inconcevable, elle nous semble absolue. Nous l’accueillons comme la récompense éternelle de notre vitalité de démons.

Mon cœur qui n’appartient plus, ce soir, qu’à l’obscure force de mon sang, me fait peur, maintenant que les déesses de frénésie et les sorcières de volupté l’ont laissé tomber de leurs mains chaudes et violentes.

Je suis nue. Rien sur moi : Ni l’ondoyante tunique de l’illusion, ni le manteau serré des secrets détours, ni l’armure des beaux défis, ni le feuillage des perfides pudeurs, ni les roses hautaines de ce qu’on invente, de ce qu’on croit, de ce qu’on veut, ni la pourpre coupable et ravissante du démonisme, ni cet azur de perdition qu’on voit aux fleurs des presbytères, aux papillons plus maudits, encore, que la luxure et les vitraux, ni cet or implacable et vainqueur qui tombe des cymbales, ni la lumière prodigieuse du rêve qui naît à sa malice luciférienne et fouille, déjà, dans les infinis, de ses frémissantes antennes, car il faut que je l’avoue, une fois de plus : dans l’inspiration, tout ne fut, pour moi, que tentation occulte, savante et subtile, curiosité embrasée et pécheresse, transposition dans le miracle infernal, interprétation satanique, triple cœur du Diable, soleil de son cerveau, ironie de sa danse, sadisme adorable de ses conceptions, poison de ses offrandes, pièges de sa beauté, magnificence de son rire, candeur de son dandysme insolent et princier, tonnerre de son génie, éclair de sa démence, corne pensante de Belzébuth et ventre étoilé d’Absaroth !

— Ah ! Ah !

— …Mais, ce soir, hélas ! mon visage n’a plus la royauté du diamant qui étincelle, et voici que l’aridité des déserts pèse à mes paupières de mortelle, que l’inquiétude du vieux monde s’est étendue, à mes pieds, sombre et sans voix, comme le pèlerin vaincu par les cyprès.

Tout croule quand les poètes sont en ruines, et, les lyres mortes, le néant commence… » —

Et la pauvre petite sorcière fermée, ce soir, à l’étincelant enthousiasme des Lucifers, pleure, pleure comme tous ceux qu’attendent l’ombre funeste, l’urne sans âme…

Le Sabbat fini, que reste-t-il ? Une coque de noisette dans une main périssable… L’adieu des courlis… La plainte des morts…

Ah ! Ah ! toi aussi, tu te lamentes ? Le beau miracle d’exulter quand frémit, à votre main, la damnée sonore ! Plus de musique, plus d’allégresse, donc ?

Tous, vous confondez la religion et l’exaltation. Si celle-ci vous abandonne, un instant, vos dieux les plus adorés, les plus certains, les plus reconnus ne sont plus, sur le sol, que des cadavres noirs.

Et, cependant, que fais-tu des choses qui t’entourent, de cette terre brune aussi possédée, par le souffle invisible, que les ombelles légères des étoiles ? Que fais-tu de ce doute, même, qui vient de t’effleurer ? Ingrate ! Le doute, c’est le recueillement du rêve, l’ombre ambiguë et profonde qui ne l’enveloppe que pour, tout à coup, le jeter, nu et plus radieux, à sa marche éternelle…

Satan est-il ou n’est-il pas ? Satan, le tien, le poète qui danse au cœur des poètes ?

— Il est.

— Mais, parfois, je vous quitte, chanteurs, et c’est par les plaintes que vous exhalez, alors, que je connais ma puissance sur vos âmes maudites et divines.

Viens, volons ici, là, partout…

Et ris, ma sorcière vivante. —

LA NUIT DE SATAN

Le poisson. — …Et si Satan n’habite point dans mes yeux ronds, embrasés d’or, cerclés d’azur, dans mes nageoires plus subtiles que l’aile de la libellule, dans mon ventre gonflé comme une outre et plein du rire ironique et fuyant d’Amphitrite, je déclare qu’il n’est pas.

L’huitre. — Athée ! Moi, je le vois dans la perle que je ne cesse pas d’attendre en me disant que je suis la nacre, la solitude, le bâillement, l’immobilité, la quiétude, sur le rocher perdu…

La méduse. — Madame Guyon, va ! Il ne peut exister que dans mon irréelle splendeur qui se pénètre, comme celle du caméléon, de toutes les fugaces apparences.

Neptune. — Par ma barbe qui vole au vent de la tempête, par mon trident qui règne sur le naufrage, je jure que j’anéantirai tout ce misérable fretin qui aspire à Satan. Où le démonisme va-t-il se nicher ? Satan ? Et Neptune, alors ?

Le tonnerre. — Silence, père des flots. Satan, je le porte dans mon ventre noir.

L’éclair. — Satan n’est jamais le bruit, mais le rire brisé, rampant, funeste et très bleu.

Le vent. — Ah ! laissez-moi passer, vous autres ! Satan est dans la caresse que j’apporte aux îles de la part des poètes captifs.

Colomb. — Il n’y a pas de poètes captifs. Qui dit Poète, dit : errant. Qui dit Poète, dit : navigateur. Qui dit Poète, dit : Christophe Colomb, le Satan qui rit, tous les matins, au Nouveau Monde !

Ferdinand le catholique. — Qui dit Poète, dit : maudit, opprimé, enchaîné, suppôt du Diable.

Les chaînes. — Et si Satan n’est pas forgé avec nos anneaux pensants, nous nous demandons à quoi sont bons les Cyclopes.

Les cyclopes. — À enfoncer la tige rouge dans l’œil du roi des Enfers.

Satan, à part. — Bougres d’imbéciles ! Mon œil ce n’est pas vous qui le crèverez. Il a, parfois, la suavité de la violette cachée contre la pierre grise, et, le plus souvent, l’immortel éclat de…

Le soleil. — Bonjour, Satan.

Satan. — Bonjour, bonjour, ma chère prunelle. Voilà un moment que je n’entends que des extravagances. Je ne sais ce qu’ils ont tous, et, particulièrement, cette nuit — cache-toi vite ! — à vouloir être possédés par ma divinité inconcevable.

La caresse. — Si douce…

La tourterelle. — Si tendre…

Le léopard. — Si tendre ? Elle est folle. Satan est, chez nous, cette belle bête rusée, fleurie de sang, jaspée de noir.

Le vautour. — Il ne peut être qu’un sombre oiseau, rapace et dégoûté.

Le loup. — Que ce chien que je suis, affamé et maigre.

Le lion. — Que ce roi que je représente, superbe et seul.

L’antilope. — Que cette victime que j’aime figurer, cette victime fuyante, tricheuse, plaintive, aux yeux d’esclave chérie.

Le serpent. — Laissez donc tranquille celui qui ne fréquente que moi. Nous avons même venin et même sagesse, même perfidie et même grâce, même silence et même persuasion, même regard luisant et même topaze royale, là, sur le front, et même destinée maudite, nous dont la mission ravissante est de nous dérober dès que nous avons menti.

Ève. — Satan ? Je l’ai conçu. Il s’appelait Caïn.

Abel. — Je l’ai adoré. Il me tua.

Noé. — Satan ? Je l’ai vu s’échapper, sous la forme d’une colombe, de l’Arche captive.

Moïse. — Et, moi, je l’ai senti s’élever, à mon front, en deux cornes de flamme quand je descendais du Sinaï, tout chancelant sous le poids formidable et vain des tables de la Loi.

Abraham. — Satan ? Buisson ardent.

Jacob. — Échelle d’or.

Josué. — Soleil s’arrêtant devant la face des démons.

L’arche. — Déluge sur lequel tout Démiurge veut avoir, aux épaules, en guise d’ailes, les libres vents…

Rebecca. — Soif, éternelle soif des âmes… Halte amoureuse près du puits…

Rachel. — Celui que l’on attend sept ans… Et puis, sept ans… Et puis, sept ans…

Nabuchodonosor. — Pourceau bestial et non repenti en quoi je fus changé.

La statue de sel. — Satan ? Curiosité divine ! Je fus punie de l’avoir satisfaite. Qu’importe ! Je l’ai satisfaite.

La lune. — Satan ? Serpent de diamant, coiffé de rubis qui rôde dans le ciel nocturne, et, parfois… m’avale.

Les étoiles. — Nous aussi.

Jésus. — Barabbas, Barabbas, Satan gracié, je t’aime.

Madeleine. — Jésus des pécheresses, Jésus des saintes, quelle est celle de nous qui pleure le plus amèrement à vos pieds, ô Nazaréen ?

Jésus. — Toi qui les embaumes.

Satan. — Ô mes soupirs maudits : parfums… parfums…

La rose. — Satan !

Satan. — À qui ne cesses-tu pas de songer, ma rose ?

La rose. — À toi !

Le myosotis. — C’est moi le plus possédé : je suis le plus céleste.

La pensée. — Je suis la plus vivante. Mon masque de velours pense, donc, je suis… Satan !

Le lis. — Et, moi, je répands le poison de la blancheur sur les pieds des saintes, à l’Église… Satan ? C’est moi.

La tortue. — Quoi qu’il en soit, je garde ses trésors d’avare dans ma carapace millénaire.

La pluie. — Je répands ses pauvretés généreuses sur les bourgeons à la corne de corail.

Les pères de l’église. — Tentateur ! Tentateur ! Malice des malices ! Ô Chrétiens, croiriez-vous qu’il prend, parfois, forme de cilice, odeur de verveine, sourire de Gabriel, et, même, misère, lassitude, sommeil de pèlerin ?

Satan. — Si les tortues et les pères de l’Église s’en mêlent, je n’ai pas encore la paix. Mais qu’est-ce qu’ils ont donc tous ? Qu’est-ce qu’ils ont donc tous à… Ne crains rien, Cambronne, je ne suis pas un de ces drôles qui répandent les mots sublimes à tort et à travers. Pourtant, je voudrais bien savoir pourquoi ils ne cessent pas de soupirer après moi, cette nuit, et toute la vie.

Cambronne. — Par son petit chapeau ! Tu es presque aussi beau que Lui.

L’étoile. — Parfois, je vous confonds.

Satan. — J’ai fait trembler sa tente au chant de ma mitraille…

Eh ! voilà un alexandrin qui a quelque allure, il me semble. Mais je l’ai pas fait exprès.

Le génie. — Moi non plus tu ne m’as pas fait exprès et, pourtant, la caresses-tu, la belle femelle : la Gloire !

La Bibliothèque rose, à ses jeunes lecteurs. — Voyons, mes petits amis, est-ce que, vraiment, votre catéchisme vous donne une idée de l’enfer ?

Un jeune lecteur, futur sadique. — Hi ! Hi ! Hi ! C’est dans la crinoline de Sophie, qu’il est, le Diable !

Autre jeune lecteur, futur froussard catholique. — As-tu vu le knout ? (Il passe craintivement la main sur son derrière.)

Autre jeune lecteur, futur candidat à la lypémanie mystique. — On est tous des Torchonnet, va…

Autre jeune lecteur, futur trappiste aux grands yeux bleus. — …Oui, laver la vaisselle, cirer des bottes, ne jamais manger de confitures… (Il lève ses regards embrasés vers le ciel.) Mais voir le général Dourakine !

Satan. — Saint Martinet, voici pour nous.

Le risque. — Ça y est ! Je me fous à l’eau pour faire plaisir à Satan.

Le jeu. — Et, moi, je mise mon dernier petit soleil sur sa corne rouge.

La sorcière. — Et, moi, je lui arrache les tripes, et…

Satan. — Eh ! là… Eh ! là…

La servante du curé. — Satan ? Méfiez-vous de lui, dans les couloirs : quelle engeance, le cancrelat et le courant d’air !

Byron. — Je buvais du Malvoisie, dans un crâne, en invoquant Satan.

Satan. — C’est curieux, comme le romantisme fut inoffensif.

Baudelaire. — Satan ? Regardez-moi : un mystificateur verdâtre et désespéré.

Satan. — Cher Albatros !

Fra Angelico. — J’ai peint des vierges si pures que le ciel n’en a pas voulu.

Satan. — Parbleu ! Elles m’étaient destinées. Le Moyen-Âge m’a compris.

La courtisane. — Ce collier compte dix rubis : je mets dix fois le rire de Satan autour de mon cou.

La topaze. — C’est d’une injustice révoltante ! Quand je pense que je suis le regard même de Satan, moi !

L’émeraude. — Et, moi, sa glorieuse douceur lorsqu’il médite !

Le diamant. — Et, moi, son insolence aux mille feux !

Sainte Thérèse. — Il est des diamants noirs qui ne songent pas qu’à Dieu, dans les cloîtres…

Satan. — Quoi ! Cette nonne aussi ? Qui est-ce qui viendra à mon secours ?

Un-qui-se-croit-très-fort. — Voilà ! Je vais vous dire pourquoi il s’est révolté : on voulait faire de lui un Archange. Pensez donc ! Un Archange… Vous comprenez que lorsqu’on a, en soi, l’étoffe du Diable…

L’univers. — Ah ! dès qu’ils ont senti le souffle du Démon courir sur eux, les feuilles ont dansé d’allégresse et les fauves ont léché le sang de leurs blessures.

Les fous. — Satan ? L’hypocrite magnificence des sages.

Les sages. — Satan ? La dignité rayonnante des fous.

La milice infernale. — Satan ? L’Espérance, cette forme éblouissante de l’orgueil.

La milice céleste. — Satan ? — Hum ! — Il nous manque parfois.

L’archange Saint Michel, amèrement. — J’ai toujours pensé qu’il resta plus sympathique que moi, le Dragon.

Satan. — Mon cher saint Michel, on a fait de vous, à votre retraite, dans les arsenaux désaffectés de Jéhovah, un fort propre capitaine préposé aux faux cataclysmes. Hélas ! plus de déluge et d’Amalécites, et, se répondant, dans l’horreur de la sainte colère juive, plus de chœur des Hébreux, plus de chœur de grenouilles. Plus de chenapans, de possédés, de musiciens, de maudites de haute volée : je fais allusion à Absalon, à Saül, à David, à la charmante statue qui fondit à la première averse. Plus de Pharaons dont la vieillesse craquait comme du bois de myrte desséché au feu des pierreries. Plus de combat, entre vous et moi, dans l’azur épique. En vous employant le mieux possible et selon vos capacités réduites, Archange dégénéré, aux petites catastrophes de tous les jours, oubliez donc que vous avez foulé aux pieds, en ma personne casquée d’un firmament, bardée de colère et qui, pourtant, consentit à sa défaite, car il fallait bien un Dragon-martyr — voyons ! — dans les fastes du monde…

L’Archange, subjugué et timide. — …Que dois-je oublier ?

Satan. — Qu’en ma personne qui n’était que danse, étincelles, tentation, vous avez foulé aux pieds Sodome et Gomorrhe, les ardentes ; Ninive, la voluptueuse, ouverte sur le Tigre ; Byzance, ce bazar vendant des yeux d’esclaves et des soleils d’Empereurs ; Babylone, la débauchée, couchant, tous les soirs, son ombre sur son Balthazar odorant : le Paradis terrestre où mes mille prunelles étincelaient, plus des trillions et des trillions de joyaux semés sur mes écailles, plus le sourire de toutes les pécheresses de tous les temps qui ont, dans leurs rêves, baisé, au moins sept fois par nuit, ma gueule rose…

L’Archange, songeur, à part. — Pourquoi n’étais-je pas le Dragon ?

Les larmes. — Satan ? La joie.

Le bonheur. — Satan ? Les larmes.

La musique. — Satan ? Le dernier accord majeur.

Le si bémol. — Je ne dirai pas grand’chose, car je suis tout petit, moi… Mais il est de jeunes hommes qui sont pâles comme… Satan quand ils m’écoutent tomber des doigts de Chopin, à la chandelle, dans le parfum des tilleuls…

Beethoven. — Arrière ! Arrière ! Chopin ? Ce Satan poitrinaire, langoureux et nocturne…

Chopin. — Il ne s’est pas vu, celui-là, avec son masque de sourd démoniaque et résigné.

Satan. — Il est des heures où c’est à n’y pas tenir. Mais qu’est-ce qu’ils ont donc tous, cette nuit ?

Jésus. — Quand je ne serais venu au monde que pour Judas et Jean, l’apôtre à la tête brune…

Satan, à part. — Je le chéris trop…

Jésus. — …Je bénirais mon crucifiement.

Satan, à part. — Ah ! mon frère ! Comme je t’ai trahi ! Comme j’ai reposé sur ton épaule !

Alfred de Vigny. — Il est celui qu’on aime et qu’on ne connaît pas.

Moi. — Si après toute cette frénésie exhalée vers Satan, on s’indigne que je lui aie consacré des pages fort convaincues, ma foi, eh bien ! je fais comme le Risque, comme le Jeu…

Satan. — Mais pas comme la sorcière… Sorcière !…

Moi. — Est-ce vrai que tu fus Judas ?

Satan. — Chut…

Moi. — Est-ce vrai que tu fus l’apôtre Jean ?

Satan. — Chut…

N’est-ce pas qu’elle est douce, à ton épaule, ma tête brune ?


FIN

TABLE DES MATIÈRES




Pages
Un Poète
 11


La Sorcière
La Possédée 
 62
II 
L’Inspirée 
 72
III 
Sainte Sorcière 
 99


Satan
 113


Sabbat
 212
 230
 241
 247
 253
 262
 269


La pauvre petite Sorcière